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Chapitre 3. APPORT DES ENTRETIENS À LA CONNAISSANCE DES PRÉCA-

4. L’expérience de l’instabilité, entre autonomie, refuge et incertitudes

4.1. La valorisation d’un temps autonome

Nous nous souvenons que les enquêtés se plaignaient de cadences de travail certes auto-imposées, mais qui n’en n’étaient pas moins infernales. Pourtant, les mêmes peuvent mettre en avant leur plai- sir à bénéficier d’un quotidien libéré des contraintes de la vie en organisation. Léonie, anthropo- logue sans poste, associe cette liberté à l’angoisse qui en est le prix :

« C’est effectivement un moyen de décider au jour le jour ce que je fais, même si c’est, il y a son lot d’angoisses qui va avec… »

(Léonie, 38 ans, vacataire à l’Université et vendeuse sur un marché bio)

Delphine l’exprime de façon plus tranchée :

« Moi, j'ai une chance folle, je suis chez moi, je peux faire les interviews en pyjama, je peux prendre ma douche à midi, je peux aller au ciné. Mon Jules me dit : “mais tu te rends compte”. J'ai des horaires… en gros,

je suis au boulot de 9h00 à 19h00 tous les jours. Il me dit : “mais c'est marrant, t'as la liberté totale et tu vas

pas au ciné l'après-midi”. Et je me rends compte que non. Encore une fois, j'ai jamais autant bossé que depuis que je suis free-lance. Je pense qu'il y a pas de mystère, c'est parce que j'aime ce que je fais, et que c'est un

plaisir. Alors ça veut pas dire que je fais pas des pauses, au contraire. J'en fais quand je veux et comme je

veux, mais en termes d'investissement horaire et de d'implication, oui c'est beaucoup plus intense que les boulots salariés que j'ai eus. Sans comparaison. Et puis on perd pas de temps, on a pas les réunionites

aiguës, les coups de fil intempestifs, on n'est pas dans le brouhaha de cet open space, »

Pour Delphine, cette liberté n’exclut pas du tout une lourde charge de travail (où l’intérim vient parfois s’ajouter au journalisme) :

« Je sais pas si je vous ai parlé beaucoup de l'usage du temps. Il y a une chose que je vous ai pas dite, c'est que

j'ai jamais autant bossé que depuis que je suis free-lance et journaliste, c'est-à-dire qu'en moyenne je bosse

un peu moins maintenant mais six jours par semaine, donc en termes de taux horaire c'est minable. En termes

d'organisation, c'est génial parce que je fais ce que je veux, quand je veux, comme je veux, avec qui je veux, et surtout toute seule… »

(Delphine, journaliste en presse spécialisée, 39 ans)

Gabriel, lui aussi pigiste, et dont on a vu plus haut combien son quotidien était hanté par l’angoisse et le stress, au risque d’y perdre sa santé, ne voulait pas achever l’entretien sans souligner les avan- tages qu’il goûte, du point de vue de son travail comme du point de vue des contraintes dont il est dispensé par sa situation externe aux entreprises :

« Il y a quand même aussi plein de choses très positives dans… Là moi, j'ai brossé un tableau très noir, tout est pas noir, il y a plein de choses géniales dans le fait d'être pigiste. Moi il y a plein de choses que j'adore, il y a

les horaires un peu souples, les sujets très variés. Il y a plein plein d'avantages qui font que c'est un peu

difficile de repasser, sauf si c'était pour Le Monde ou pour quelque chose de super intéressant. Mais c'est un peu difficile de passer à autre chose. Après, pour le confort, on en parlait avec [une collègue] il n'y a pas longtemps, il y a des choses, voilà on se rend pas compte de la chance qu'on a. Je veux dire : on s'en rend compte une fois de temps en temps, mais les transports, moi quand je vais à La Défense à 9h00 du matin, je me dis quel bonheur, on se rend pas compte de notre chance quotidienne de ne pas avoir à vivre ça.

- Ah, de ne pas avoir à faire comme ceux qui y vont tout le temps?

- Voilà, des gens, on parlait de ça à propos de la province, les gens vous disent toujours : “à Paris, vous avez un rythme de fou, tout ça”. Mais en fait, nous, on les connaît pas les heures de pointe, les transports en

commun, c'est vrai qu'énormément de gens connaissent ça à Paris. Nous, on n'est pas confrontés à ça, c'est

quand même un vrai confort de pas avoir ça. Pour moi, c'est un des trucs qui peuvent me pourrir ma journée, parce que des RER bondés pendant une heure, je pourrais pas. Donc il y a aussi cet avantage pas négligeable. Et puis une fois de temps en temps, deux fois par mois, on fait des choses passionnantes, on fait un truc

dont on est super content. Enfin, il y a toutes sortes de satisfactions, il y a toujours des choses très positives.

[...] Voilà donc ça tempère un petit peu tous les côtés insécurité qu'il peut y avoir. » (Gabriel, pigiste presse spécialisée, 38 ans)

Pour Benoît, les aléas de la vie de travailleur indépendant ne suffisent pas à ébranler durablement sa « qualité de vie » :

« J’ai une bonne qualité de vie, je suis à cinq minutes à pieds du lieu où je travaille. Pour moi, c’est plutôt un confort. Être en free-lance, ça a peut-être des inconvénients au niveau de la régularité des revenus, on peut moins se permettre de se projeter, on est moins protégé. Et puis après, en termes de qualité de vie, de stress, on

a l’avantage de pouvoir gérer son stress, on a une liberté pour refuser un client qui ne nous intéresse pas ou

qu’on trouve désagréable. Quand on est fatigué, on a le droit de se lever à 10h00 du matin. [...] Si on est fati- gué, on fait le boulot et puis on se repose après, c’est pas un problème. »

(Benoît, illustrateur Montmartre, 36 ans)

Cependant, l'absence de lien d'emploi durable n'est pas en elle-même nécessairement libératrice, comme le souligne Laura, qui, bénéficiant d’un nouveau travail plus prévisible, « commence juste à [se] déplier », après avoir été longtemps froissée, pour filer sa métaphore, par les contraintes de très court terme de ses multiples activités :

« Mais je commence juste à me déplier je dirais, parce que j'ai tellement vécu au jour le jour que même si

maintenant je peux voir à trois mois, maintenant je sais plus le faire. C'est cet espèce de compromis qui

s'est trouvé comme ça, et qui arrive à point nommé parce que, psychologiquement, j'étais un peu mal en point, en fait.

- Ça commençait à être fatiguant ?

- Ouais, ça commençait à être fatiguant. Pas la précarité, mais c'est pas beaucoup d'argent qui était fatiguant. En fait, c'était surtout ce rapport au temps. Est-ce que vraiment je vais avoir le temps de pouvoir faire ça. Mais je serai obligée d'accepter tel boulot, parce que j'ai pas d'argent. Ouais, en fait c'est ça, c'est la maîtrise du

temps qui me rendait dingo. »