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La possibilité d’une vie familiale ?

Chapitre 3. APPORT DES ENTRETIENS À LA CONNAISSANCE DES PRÉCA-

2. Comment en vivre ? La sphère domestique à l’épreuve

2.5. La possibilité d’une vie familiale ?

Paradoxalement, alors que les aides familiales sont souvent décisives dans les parcours de vie de nos interviewés, une bonne partie des interviewés n'a pas d'enfants. Il semble que ceux qui en ont sont plus souvent proches de situations de travailleurs indépendants aux revenus relativement constants.

« […] Moi, j'ai pas d'enfants ; les gens qui ont des enfants qui font ce métier, sont souvent obligés de choisir entre voir leurs enfants et leur métier ou changer de métier, c'est-à-dire ils deviennent, peut-être ils se déplacent vers un job un petit peu moins chronophage, c'est-à-dire directeur de production ou, plutôt vers la production, dans les bureaux, sinon ils travaillent beaucoup ; ils verront jamais leurs enfants.

- Donc, vous vous aviez pas ce problème ?

- J'avais pas ce problème, c'est peut-être pour ça que j'ai pas fait d'enfant aussi. Je sais pas. - Vraiment ?

- Peut-être. […] Ouais c'est peut-être possible, c'est peut-être possible et ça peut s'imaginer, parce que si j'avais

un enfant qu'est-ce que je ferais, quoi ? »

(Gaspard, photographe cinéma Montmartre, 44 ans)

La disponibilité permanente exigée de ceux qui dépendent de demandes ponctuelles, imprévisibles et de court terme peut aussi être perçue comme un obstacle à la mise en place d'une vie de famille, comme chez ce pigiste en presse artistique :

« Mais ça, c’est un vrai problème, à la fois pour organiser sa journée, pour organiser sa vie autour de… pas forcément une vie de famille, j’ai pas encore de famille, mais je… »

(Benjamin, pigiste en presse musicale, 32 ans)

Si être précaire est un obstacle pour un couple qui pourrait souhaiter avoir des enfants, inversement, devenir père est vécu par Daniel comme une sérieuse remise en cause de son « système » :

« Il faut que je résolve maintenant la situation par rapport à ma fille, tu vois. Et, de fait, j'ai mis le doigt dans quelque chose de très très riche humainement. Y'a rien de comparable à la qualité de relation que j'ai avec ma fille, donc je le regrette pas. Mais, en même temps, j'ai mis le doigt dans quelque chose matériellement qui

a fait exploser complètement la possibilité d'une vie d'intello précaire. »

Il décrit le système en question comme un équilibre où une « créativité intellectuelle, culturelle, politique » revendiquant une grande indépendance reposait sur sa « précarité, petits boulots, tout ce que tu veux », c'est-à-dire des piges dans différents journaux, des participations parfois rémunérées dans des organisations politiques, et des travaux plus alimentaires en marketing ou comme vendeur. Ce « système » l'expose à des aléas économiques sévères (« je suis passé à deux doigts d'être SDF là ces jours-ci... »), qui prennent une gravité supplémentaire à ses yeux maintenant qu'ils mettent en question sa relation avec sa fille : « j'ai jamais manqué un seul jour à ma fille depuis qu'elle est née, quoi, même séparé, j'ai toujours tenu mes jours ; et là, pour la première fois, j'ai demandé à sa

maman de la garder un peu plus contre pension, pension que j'ai pas d'ailleurs ». Ces éléments

sont à rapprocher du « lack of caring responsibilities » relevé chez les travailleurs des industries créatives par Gill et Pratt (2008, p. 14). Il semble bien que la parentalité entre fortement en tension avec certaines des exigences ou des risques courants dans la population étudiée.

Le couple lui-même, dont on a vu qu'il pouvait jouer un rôle de soutien important pour certains in- terviewés, peut aussi être rendu plus difficile à construire par les contraintes d'une vie précaire. Chez Laura, la difficulté ne tient pas seulement à la précarité professionnelle, mais aussi au besoin de reconnaissance artistique, qui fait peser sur les rencontres des attentes peut-être dissuasives, tous en réduisant le temps disponible pour « l'amour » :

« Disons, ces dernières années mes histoires d'amour ont complètement foiré parce que j'étais obsession-

nelle du travail et que prendre du temps pour l'amour, je comprenais pas, j'avais pas le temps.

- Et obsessionnelle du travail, c'est des journées de travail de dix heures, tous les jours... ?

- C'était un peu ça [...] En fait qu'est-ce qui se passe avec la précarité quelle qu'elle soit, même si c'est de la précarité avec un appartement et de l'argent, ou en tous cas dans un engagement artistique où on n'a pas de reconnaissance ni par le fric ni immédiate, enfin des articles à droite à gauche. Ce qui se passe, c'est qu'il y a

un terrible manque de confiance en soi qui s'installe, alors pareil ce concept de confiance en soi il est très

merdique, mais... et aussi, en fait c'est le manque de confiance en soi qui est pas, il y a la confiance en soi et la confiance dans les autres. Tout ça est très, comment dire. Après, c'est lié à une forme de fragilité qui fait que je sais pas, et on arrive comme ça assoiffée, d'un coup on attend énormément de l'autre, donc l'autre, "qui va là ?" [rire] et puis... Enfin, ça rend difficile la rencontre avec l'autre. Mais ça c'est aussi le syndrome trentenaire. Mais je sais pas comment eux font un lien direct entre le manque de stabilité... oui si, j'aurais du mal à en parler de ce lien. Sinon que tout est plus… je sais pas, c'est là où je trouve plus mes mots, c'est une espèce de cercle, pas vicieux mais… disons, c'est des existences pas commodes, pas régulier, et solitaire. En tous cas, écrire c'est solitaire. [...] Mais ça rend pas la rencontre avec l'autre plus simple, parce qu'il y a un moment quand on souffre trop, quand on est trop fragile, voilà. Ça fait pas trop avancer le schmilblick sans doute. »

Pour Angélique, les difficultés sont davantage liées à la vulnérabilité économique, et comme elle le précise plus loin, à son besoin de voyager pour créer ses documentaires :

« J'ai envie de fonder… Enfin je sais que, depuis deux ans, je suis célibataire et je sais que je ne me sens pas

recevable par mon statut, je ne veux pas imposer cela à quelqu'un… J'ai envie de mettre fin à cela, être

libre de rencontrer quelqu'un qui en a envie et de fonder une famille si l'occasion se présente. Je trouve cela dur à imposer ce rythme parce que maintenant je stresse un peu plus. Comme j'ai des problèmes d'argent, je ne dors pas bien alors que avant ça allait, maintenant je suis inquiète. Je ne dors pas, je suis irritable, je n'ai pas envie de l'imposer aux autres.

- Avant, vous dites depuis deux ans que vous êtes seule, célibataire. Donc, cela veut dire qu’avant vous avez réussi à négocier des aménagements conjugaux ?

- Oui.

- Comment vous les avez créés ?

- Ce n'était pas évident, la personne avec qui je suis restée le plus longtemps, c'est-à-dire sept ans, il était

dans la même situation et donc de fait cela allait. »

(Angélique, réalisatrice de documentaires, 37 ans)

Ces témoignages font écho à celui d'un sociologue de 35 ans, chercheur contractuel et enseignant vacataire, rencontré lors d'une série d'entretiens plus ancienne, qui déclarait que son instabilité pro- fessionnelle avait des conséquences lourdes sur sa vie amoureuse et le rendait « pas très rassurant

sa vie professionnelle au-delà de quelques semaines ? Les difficultés à fonder un couple soulignent la force mais aussi la complexité des contraintes que le domaine professionnel exerce ici sur l'exis- tence.