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Le travail intellectuel précaire à la lumière de ses crises

Chapitre 3. APPORT DES ENTRETIENS À LA CONNAISSANCE DES PRÉCA-

3. Épreuve physique, épreuve mentale

3.3. Le travail intellectuel précaire à la lumière de ses crises

Plusieurs interviewés nous ont fait part de crises sérieuses, qu'ils présentaient comme clairement liées à leur situation professionnelle, entre excès de travail et inquiétudes économiques. Tout d'abord, l'angoisse elle-même peut être perçue comme une atteinte à la santé, puisqu'elle est ici à l'origine d'une crise :

« Je pense que l'angoisse est bien plus minante que quelques nuits blanches par-ci par-là. Faut pas abuser des nuits blanches, mais l'angoisse peut être très destructrice. Moi y'a deux ans à l'automne, j'ai craqué. Je sais pas exactement pourquoi mais j'arrivais plus à écrire du tout. J'étais tétanisée. C'était une épreuve à surmonter. C'est d'ailleurs peut-être le fait d'être passée par cette crise-là qui fait que j'ai gagné en désinvolture vis-à-vis de mon travail. J'ai arrêté de me mettre la rate au court-bouillon. J'ai fait encore plus de corrections qu'avant parce que ça me stressait moins. »

(Mirabelle, pigiste diplômée, 34 ans)

D'où un conseil adressé aux pigistes en général mais qui pourrait aussi bien valoir pour d'autres pro- fessions qui se traduisent par l'élaboration individuelle d'un produit plus que par un travail, dont l'employeur détermine le lieu et fournit les moyens, et risquent, pour cette raison, de comporter de longues plages de travail solitaire :

« Le conseil que je donne aux pigistes que je connais, c'est de prendre un bureau collectif. Ça réduit notablement l'angoisse parce que ça structure, parce que ça met symboliquement un terme à la journée, parce qu'on y laisse les dossiers, et enfin parce qu'on peut discuter avec ses co-loc et s'apercevoir qu'on n'est pas tout seul, qu'on n'est pas le dernier des nuls, et puis on peut s'entraider. Ça, c'est un truc essentiel. »

(Mirabelle, pigiste diplômée, 34 ans)

Pour plusieurs de nos interviewés qui exprimaient le désir d'un tel système de bureau, partagé, la contrainte financière était cependant insurmontable. Sans déclencher de crise à proprement parler, l'angoisse des périodes, récurrentes dans sa trajectoire, de recherche d'emploi entraîne chez José- phine un cortège de répercussions physiques :

« Alors pour les travaux intellectuels, les répercussions sur la santé, je pense que la répercussion majeure, c'est la précarité, c’est-à-dire que la précarité, quand vous finissez une mission ben vous vous dites : “qu'est-ce que je vais faire après ?” Donc ça génère du stress, ça c'est sûr, je veux dire c'est pas non plus de tout repos. C'est une évidence, donc c'est les répercussions sur le sommeil, sur l'appétit, la joie de vivre, comment on va faire pour après, quoi. Là c'est bien, j'ai trouvé un truc mais après, comment est-ce que je fais ? J'ai plus

d'Assedic, comment je vais faire. Avec la peur de tomber sur le RSA ou d'être considérée comme très précaire et vivre sous le seuil de pauvreté, c'est l'épée de Damoclès. C'est le truc qui fait flipper. »

(Joséphine, directrice de projets culturels en CDD, 46 ans)

Plus couramment, c'est à la suite d'un excès de travail que la crise se déclare, comme ici chez Loup, qui menait de front l'écriture poétique, sa diffusion sous forme de résidences d'écrivain, d'ateliers, etc., et une petite entreprise touristique dont il est le fondateur et qui lui apporte un tiers de ses revenus :

traduisait comment ? [...]

- Des crises d'angoisse, de panique hyper fortes, avec, très invalidantes. Puisque j'arrivais plus à prendre le

TGV, j'arrivais plus à prendre le métro, l'avion j'en parle même pas. Moi, ça se cristallisait sur les transports.

C'est un truc que j'avais déjà eu par le passé dans des périodes où je m'épuisais, pareil. Parce que,

comme je suis un mec qui bosse qui bosse qui bosse, je savais pas m'arrêter et maintenant je sais un peu mieux. En vieillissant, on est un peu plus sage, un tout petit peu plus sage. Donc ça oui, ça a été chaud et il y a eu un an de convalescence. »

(Loup, écrivain, 41 ans)

C'est également ce qui est arrivé à Andromaque, comédienne et metteuse en scène dans la quaran- taine, ou encore à Jessica, qui cumulait plusieurs projets artistiques avec des charges d'enseignante vacataire :

« Mais j’ai jamais fait de burn-out, enfin je crois. Enfin si peut-être, enfin si, l’année dernière… L’année dernière oui, c’est vrai.

- Un burn-out… ?

- Bah j’ai eu ma sciatique, en même temps ma pneumopathie, en même temps j’ai dû faire une petite

déprime et j’ai mis deux-trois mois à m’en remettre, peut-être même quatre-cinq mois, à reprendre un rythme.

Mais c’est mon fonctionnement aussi, je… C’est difficile d’arrêter parce que tout me passionne en fait,

alors c’est compliqué. »

(Jessica, musicienne et enseignante, 31 ans)

Chez Gabriel, ce n'est pas exactement l'abus d'un travail passionnant qui pourrait conduire à une crise, mais plutôt le comportement désinvolte de certains de ses commanditaires (il est arrivé qu'un chef de rubrique, qui lui avait commandé un article au dernier moment et en plein week-end, lui fasse porter devant la rédaction la responsabilité du retard pris par le dossier). De telles relations le contraignent à réprimer continuellement des explosions d'agressivité destructrice :

« Personnellement, je vis seul, donc au niveau de la fatigue oui, je suis très fatigué. Je prends peu de vacances. Au niveau de la santé, je croise les doigts mais je crois pas, sauf que je fume plus que de raison, j'aimerais bien arrêter. Au niveau du stress, oui, je ressens une saturation totale, des fois un ras le bol permanent, l'envie de... ben là je le ressens en ce moment, depuis plusieurs mois parce que je suis pas parti en vacances

depuis l'été dernier, ce qui est assez rare quand même. D'habitude, je pars un peu plus en congés, surtout que

moi j'adore voyager, j'en sens un réel besoin. Au sens où là je ronge particulièrement mon frein pour pas envoyer quelques personnes bouler. Donc je sens qu'il est vraiment temps que je déconnecte totalement pendant un mois, déjà à titre personnel pour ressourcer, mais aussi pour, voilà pour pas craquer et pour pas faire quelque chose que je pourrais regretter.

- Ah oui, quand même !

- Non mais, comme envoyer quelqu'un bouler en lui disant t'es un gros connard ça peut toujours arriver voilà. »

(Gabriel, pigiste, 38 ans)

Angélique, en tant que réalisatrice de documentaires indépendante, court le risque financier et psy- chologique de se voir refuser les « sujets » sur lesquels elle a investi du temps de travail, mais aussi une part de son estime de soi. En cas de refus, les répercussions s'avèrent particulièrement lourdes :

« Je voulais vendre un reportage à [chaîne] et [chaîne] m'a dit : "on donne un oui ferme seulement après avoir visionné". Donc, une fois que tout est terminé, j'ai tout fait, je suis partie, j'ai emprunté de l'argent des amis et après le visionnage, ils m'ont dit que cela ne les intéressait pas. Là, je n'ai pas mesuré le risque que j'avais pris enfin, je l’ai mesuré à chaque fois en même temps mais jusqu'à présent ça avait marché à chaque fois et c'est la première fois que cela ne marche pas. Ça m'a fauchée. J'ai eu énormément de mal à me remettre psycho-

logiquement. Depuis je n'ai jamais reproduit de reportages alors que c'est là que je faisais les meilleures choses

et j'aimerais bien retrouver ce désir-là. Je ne l'ai pas retrouvé, je ne sais plus... Je suis devenue une moins grosse force de proposition, je ne fais plus de sujet de reportage, alors que avant un truc m'intéressait et je pou- vais partir dans les deux jours et aller au bout du truc, alors que là cela m'a trop marquée. Psychologiquement

derrière cela, j'ai eu du mal à chercher du boulot et je me suis effondrée en me disant je suis mauvaise... Je suis nulle. Et donc là, c'était un risque. »

On voit donc que les conditions de vie de la population étudiée, et en particulier de vie profession- nelle, exposent la vie quotidienne à des ruptures soudaines liées à la santé, ou à l'équilibre affectif.