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Chapitre 3. APPORT DES ENTRETIENS À LA CONNAISSANCE DES PRÉCA-

2. Comment en vivre ? La sphère domestique à l’épreuve

2.4. Aides familiales

La fréquence et l'importance du recours à l'aide familiale est un des phénomènes qui sont le plus fortement ressortis au terme de la série d'entretiens. Ils ne touchent pas tous les interviewés, mais une forte minorité. Or, il s'agit d'un enjeu d'une grande importance sociale. Ainsi, le sociologue Louis Chauvel soulève le problème posé par l'importance croissante de l'aide familiale dans la so- ciété française. « Le contexte nouveau est que l'accumulation patrimoniale – avant tout, le logement – devient inaccessible à ceux qui n'ont encore rien, faute d'une accumulation passée ou par manque d'héritage. Pourtant, dans une société où le travail perd de sa valeur par rapport à l'accumulation, l'accès au patrimoine devient vital. C'est là le risque majeur d'une repatrimonialisation de l'accès aux classes moyennes », (Chauvel 2006, p. 78). Qu’en est-il ?

Anne-Claire, une femme de 40 ans qui organise des événements liés au cinéma et oscille entre des revenus autour de 1 500 euros et des allocations-chômage, précise que l'aisance de son compagnon lui permet un niveau de vie hors de proportion avec son propre revenu :

« Après, je vis aussi avec quelqu'un qui gagne très bien sa vie, ce qui explique beaucoup de choses [rire]. Donc j'ai un pied à terre à Paris [un studio], j'ai une maison [en province] qui n'est pas la mienne mais voilà on vit là- bas aussi, donc ça permet... et lui il gagne 6 000 euros nets par mois, + les primes ça fait 10 000. »

Si le rôle des compagnons et compagnes est souvent important (« Moi, j'ai la chance d'avoir un com- pagnon financièrement très solide. Mais... »), les soutiens les plus décisifs restent ceux des parents :

« Donc d'abord, j'ai eu des parents en gros qui pouvaient assurer mes études, en gros assez rapidement j'étais indépendant financièrement d'eux. Mais je sais que si j'avais un problème, je pouvais toujours aller les voir. Évidemment, quelqu'un qui a des parents qui peuvent pas faire ça, il prendra jamais le risque que je

prends parce que si ça marche pas il va être dans la merde, alors que moi je peux pas être dans la merde

finalement. Et donc, c'est toujours le truc classique, on a des employeurs qui nous mettent dans la merde, qui précarisent, tu vois le marché du travail est hyper précarisé, et donc ça ne fait que, ça ne peut, en gros ce que les employeurs devaient rendre solide, devaient permettre de faire, maintenant c'est les familles qui le font. C'est un truc que tu sais beaucoup mieux que moi et que tu peux exprimer mieux que moi. Moi, j'en suis l'incarnation absolue, je pourrais jamais faire ça dans les conditions du marché du travail telles qu'elles sont, de l'édition, du journalisme. Je ne peux le faire que parce que mes parents ont, mais ils ont de l'argent pas parce qu'ils sont, parce qu'ils ont énormément bossé aussi, il y a tout une éthique du travail après, c'est des gens qui ont énormément travaillé, et puis parce que ma compagne travaille, a des emplois fixes, maintenant elle est fonctionnaire. »

(Nicolas, journaliste d'enquête, 31 ans)

« Et qu'à 25 ans je dépendais plus de mes parents. Enfin, je dépendais plus de mes parents, ça veut dire que je leur demandais plus d'argent. Mais évidemment, on voyait bien qu'après il y a les grands-mères qui donnaient un peu d'argent aussi, il y a tous ces aspects-là, les cadeaux d'anniversaire. Il y avait toujours un peu d'économies, il y avait les grands-mères qui, avant de mourir, comme elles voulaient pas que l'État, [rire] en laisser le moins possible à l'État, distribuaient aux petits enfants. Et je me souviens qu'il y avait eu comme ça

deux ou trois cadeaux qui arrivaient à point nommé. Qui permettaient de continuer comme ça jusqu'au

prochain boulot. »

(Laura, pigiste, comédienne, scénariste, formatrice, 34 ans)

« J'étais soutenue, oui mais de moins en moins. À partir de la maîtrise, j'ai vraiment travaillé le plus possible. Non, si, le soutien parental que j'ai toujours sur le logement. Qui est un peu le cœur de… Sans ça, je pense que je pourrais pas. Donc, l'appartement dans lequel j'habite appartient à mon père et alors, au début, il me

faisait même pas payer l'électricité. Enfin, il payait tout tout, et puis, petit à petit, j'ai payé l'électricité, la taxe

d'habitation. Mais, par exemple, là tout à l'heure, je vais à une réunion de copro, avec des travaux qui vont être votés, je pourrais pas les payer, c'est mon père. Et donc ça, c'est un appui qui explique beaucoup, c'est pour ça que je disais que je suis pas si précaire que ça. »

(Doctorante plasticienne, 32 ans)

« Pas les moyens de faire autrement. Et ensuite, même après, c’est mes parents qui m’ont… qui m’ont… J’ai voulu louer dans Paris, tu vois, prendre mon indépendance. En fait, au point de vue du logement, j’avais déjà été hors de chez mes parents, et je sais pas si toi, t’as déjà fait l’expérience de revenir chez tes parents, après d’être parti, c’est très désagréable ! (rire) Voilà, c’est horrible ! Enfin c’est pas horrible, c’est pas très très grave non plus, c’est.. y a pire comme expérience, mais c’est vrai qu’une fois que tu as quitté le nid familial, c’est quand même sympathique de ne pas y revenir ! J’avais très envie de repartir mais j’ai dit : “j’ai quand

même la chance, la grande chance, d’avoir des parents qui ont des moyens, et qui ont eu les moyens de

m’aider pendant… non seulement pendant ma période de maladie, mais ensuite, pendant même mes débuts”. Non seulement, c’est grâce à eux que j’ai un appartement, ils ont décidé de m’acheter un appartement, donc j’ai acheté un appartement. En fait, moi, j’avais un peu d’argent et puis avec un plan machin, voilà, qui datait d’il y a trente ans. Et on a acheté l’appartement ensemble. Donc voilà, ça c’est évidemment grâce à mes parents, si mes parents n’avaient pas été là, j’aurais pas pu faire ça. Et je pense que, de toute façon, si mes

parents n’avaient pas été là pour m’aider, j’aurais pas pu faire le métier que je fais et gagner ce que je gagne aujourd’hui, ni me faire connaître aussi, parce que je pense avoir un certain nom dans le métier. Enfin

bon, ça c’est un autre problème. Euh, j’ai eu besoin quand même, pour revenir là-dessus, besoin de l’aide de mes parents pendant au moins trois ans, trois-quatre ans, sachant que j’ai encore besoin de leur aide puisque c’est encore… On partage l’appartement, on est copropriétaires de l’appartement.

- Voilà, on est copropriétaires de l’appartement. Donc résultat, j’ai encore besoin d’eux. Mais j’ai plus vraiment besoin d’eux. Enfin sur le reste, même si on imagine, si j’avais à payer un loyer, quelque chose comme ça, j’aurais pas besoin d’eux, aujourd’hui. Et ça a mis beaucoup beaucoup de temps. Ça a mis… Je pense que six… ça a mis au moins six ans. Au bout de trois ans, j’ai plus eu besoin d’eux sauf pour l’appartement et puis au bout de six ans, j’avais vraiment plus besoin d’eux. »

(Benjamin, journaliste musical, 31 ans)

« J’ai pris deux fois ou trois fois un emprunt que j’ai réussi à clôturer, [...] Donc je pense que c’est ça qui m’a aidée parce que sinon… Voilà, de temps en temps mes parents m’avançaient de l’argent, je leur dois encore de l’argent d’ailleurs, aussi. Donc voilà. Et mes parents, avec qui ça va mieux aujourd’hui, m’ont payé ma voiture et m’ont donné cet appartement. […] ils ont acheté cet appartement, et c’est une donation en fait. Donc je suis un peu sauvée. »

(Jessica, musicienne enseignante, 32 ans)

L’importance croissante des aides familiales dans la France des années 1990-2000 est exacerbée en ce qui concerne le travail intellectuel, qui serait dès lors partie prenante de la repatrimonialisation des inégalités. Sans idéaliser la méritocratie d'antan, ni supposer qu’il s’agirait d’une singularité de notre époque, nous soulignons que ceux qui, parmi nos interviewés, manifestaient un rapport forte- ment expressif à leur travail artistique ou intellectuel, étaient pour la plupart ceux qui avaient l'assise d'un patrimoine familial, consistant en aides ponctuelles ou en interventions décisives dans le domaine immobilier.