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Le recours aux indemnités de chômage et au RMI/RSA

Chapitre 3. APPORT DES ENTRETIENS À LA CONNAISSANCE DES PRÉCA-

2. Comment en vivre ? La sphère domestique à l’épreuve

2.3. Le recours aux indemnités de chômage et au RMI/RSA

Nos interviewés étant, par hypothèse, exposés de façon récurrente au risque du sous-emploi ou de périodes sans emploi, il y a lieu de s'interroger sur leurs rapports aux revenus socialisés, indemnités de chômage ou RMI/RSA. Peut-on parler d'un rapport spécifique aux revenus liés à l'absence d'em- ploi, parmi cette population chez qui le rapport au travail s'écarte souvent de ceux plus courants dans le reste de la population active (Schnapper, 1981) ? Seule une étroite fraction des personnes rencontrées échappe à cette question. En effet, malgré l'absence de garantie contractuelle de la con- tinuité de l'emploi, quelques indépendants qualifiés ou salariés très diplômés du secteur public n'évoquent pas de période de chômage dans leur parcours. Cependant, l'écrasante majorité des in- terviewés ont connu, sous une forme ou une autre, un recours aux indemnités de chômage, et, pour une part plus faible, aux minima sociaux (RMI/RSA). Quels rapports différents aux indemnités de chômage avons-nous rencontrés ? En particulier, on peut se demander ce qu'il en est du rapport aux règles (Boltanski, 2009) de l'indemnisation du chômage chez une population qui, d'une part bénéfi- cie de ressources culturelles élevées, et d'autre part se trouve dans des situations d'emploi rares parmi les cadres, et souvent très complexes.

Tout d'abord, de très rares interviewés ont déclaré avoir refusé de percevoir les allocations auxquelles ils auraient pu avoir droit35, les motifs éthiques se mêlant à « la flemme » en des équilibres variables :

« J'ai jamais demandé d'allocation. - T'aurais pu en avoir.

- Oui, je sais pas si c'est mon surmoi ou je ne sais quel égalitarisme romantique, mais le fait d'être

propriétaire m'empêche de demander une aide. Voilà, je le résume comme ça. J'ai l'impression que je suis

déjà privilégié, j'ai déjà une sorte d'allocation en ayant pas à payer de loyer. » (John, précepteur, traducteur, 34 ans)

« J'ai jamais été inscrit au chômage, j'ai jamais touché une allocation, j'ai jamais été au RMI. J'ai même

jamais été intermittent du spectacle.

- Mais vous auriez pu, si vous aviez voulu...

- Euh, je me suis toujours dit, autant que je peux m'en passer, je m'en passe. Mais c'est pas, [...] c'est pas que je me dépréciais en tant que chômeur c'est même pas ça, c'est que c'était par pure fainéantise, c'est que j'avais

la flemme de compter mes heures, je me suis dit c'est pas grave, moi tant que je peux manger, vivre, faire ce qui me plaît, ça va. »

(Alfred, blogueur, monteu, 40 ans)

De fait, pour ceux qui s'efforcent de bénéficier de leurs droits aux indemnisations du chômage, la complexité de leur situation d'emploi et du fonctionnement administratif peut conduire à ce que

Carlos36 décrit avec impatience comme un « bordel sans nom ». Cependant, les démêlés de ce jour-

naliste avec l'Urssaf tiennent pour partie à ses efforts pour en optimiser le fonctionnement d'un point

35

Nous verrons plus loin que ce sont en partie les mêmes qui déclarent être ou avoir été longtemps indifférents à la question des soins médicaux.

36

Il s'agit d'un journaliste rencontré et interviewé de façon informelle au cours de l'enquête. Faute d'informations suffisantes à son sujet, nous ne l'avons pas inclu dans la liste des personnes interviewées, page 178.

de vue fiscal, efforts auxquels son employeur accepte de se plier en décalant le moment où son sa- laire lui sera versé. L'épisode raconté ci-dessous a lieu au moment où la maison d’édition avec la-

quelle Carlos collaborait lui demande de travailler désormais sous le statut d’auto-entrepreneur37. À

ce moment-là, Carlos a des droits au chômage ouverts et préférerait les percevoir sous forme d’ACCRE :

« Normalement quand tu deviens auto-entrepreneur dans ce cas-là tu coches la case "ACCRE". Tu vois ce que c'est, c'est "aide à la création d'entreprise". Donc, comme t'es chômeur, t'as des allégements de charges, d'impôts, quoi. Au lieu de payer 20 %, tu paies 7 %, ce qui est énorme, quoi, comme différence. Donc moi,

j'avais pas coché ça, parce que je comprenais pas trop comment ça fonctionnait, et je m'étais dit : "je vais

attendre qu'ils enregistrent ça" ». (Carlos, journaliste)

Du fait d’un retard administratif, son dossier dépasse le délai réglementaire pour demander l’ACCRE, d’où « plein de réglementations avec l'Urssaf, c'est le bordel sans nom... ». Mais les relations de Carlos avec son employeur, ou plutôt son client, sont suffisamment bonnes pour qu’il obtienne d’ajuster son mode de paiement de la façon la plus avantageuse du point de vue de la fisca-

lité et de l’indemnisation du chômage38 :

« Donc ce qui se passe actuellement, c'est que j'ai demandé à [cet éditeur] de ne pas me payer pour… Alors, c'est des trucs de dingues, entre temps j'ai été embauché ici [… à mi-temps]. Du coup, je suis plus vraiment au chômage, quoi. Mon idée, c'est de dire "mon statut d'auto-entrepreneur, je vais le radier, je vais pas me

faire payer par [la maison d’édition], et dès que je serai à nouveau au chômage je me réinscris, je coche "ACCRE" et du coup"... parce que [cette maison d’édition] c'est genre 6 000 euros par an. Mais avec

l'"ACCRE", je paie 300 euros de charges et sans ça 1 500. Donc c'est une grosse différence, quoi. » (Carlos, journaliste)

Cependant, Carlos tarde à faire les démarches nécessaires, par détestation pour le « bordel » impliqué :

« Bon, je l'ai pas fait, je me suis pas encore radié, parce que je voulais savoir s'il y avait un délai de carence entre le fait de se radier et de se réinscrire. Mais ils veulent pas me répondre à cette question-là. Mais ça c'est des bordels, alors là je déteste […] Ça devrait me prendre plein de temps, mais je déteste tellement ça que je

préfère mourir pauvre que remplir des papiers. »

(Carlos, journaliste)

Carlos souligne que le statut d'auto-entrepreneur lui a été imposé par son employeur. Cependant, cet épisode reflète une possibilité de faire tourner – partiellement – à son avantage le système des sta- tuts et des règles d'indemnisation. Laurent, journaliste d'entreprise et rédacteur en publicité, s'ef- force lui aussi de toucher ses indemnités de la façon la plus favorable au moment où, de son propre chef, il se déclare auto-entrepreneur :

« Je voulais pas être à mon compte parce que c'était compliqué administrativement. Donc je suis passé par une société de portage, et donc quand j'ai fait, quand j'ai compris qu'ils avaient fait la loi sur l'auto-entrepreneur, j'ai dit : “attends”. Maintenant, ils me facturaient 100 et je touchais 50, je vais facturer 100 et je vais toucher 80. Donc j'ai dit à la société de portage voilà, je leur propose : “je vais devenir auto-entrepreneur, mais

envoyez-moi les attestations Assedic, comme si j'étais un salarié”. Parce que c'est vrai, ils m'avaient salarié

et, en fait, sur la base de tous ces bulletins de salaire que j'avais ils m'ont ouvert dix mois, j'avais le droit de toucher 3 000 euros pendant dix mois »

(Laurent, journaliste d'entreprise et écrivain, 38 ans)

Le recours aux Assedic de Laurent ne reflète pas une période de sous-emploi, mais un changement de statut en vue d'augmenter son revenu. Il ne s'agit ici aucunement de se plier à une règle, mais de tirer le meilleur parti du dispositif.

Cependant, lorsque le passage par l'ANPE/Pôle emploi ne correspond pas à une opportunité ponc- tuelle lors d'une transition entre deux statuts, mais à une difficulté durable à accéder aux emplois

37

Pour une critique des conséquences précarisatrices ce statut, voir Levratto et Serverin, 2009.

38

La coopération entre Nicolas et son employeur rappelle la forte proximité entre salariés et employeurs dans le spectacle vivant analysée par Pierre Michel Menger (Menger, 2005).

désirés, les relations avec les représentants de l'institution peuvent se compliquer. Une des sources de tension est la contradiction entre des marques statutaires de « cadre » (niveau de diplôme, expé- riences) et une condition de sous-emploi et de manque de revenu qui rapproche du salariat popu- laire. Par exemple, Solange, diplômée en urbanisme qui n'a connu qu'une succession de missions de quelques mois dans son domaine, et cumulait pendant un moment la perception du RSA avec des gardes d'enfant au noir :

« Ça a été ma chance que ce soit le black, parce que du coup je conservais le RSA donc j'avais ben 350 je pense, 350 de RSA. Plus l'allocation-logement, ça devait être à peu près 150 euros. Donc, je devais me faire 400 euros chez eux à peu près, donc ça devait être pas mal en nombre d'heures.

- Et, avec ce que gagnait ton copain, ça devait aller ?

- Ouais, on s'en sortait, mais bon voilà, je savais que c'était illégal, mais quand même. - Et avec le RSA ? T'as pas été embêtée avec les projets à faire, les contrôles ?

- Ben, si. De temps en temps, j'allais à des rendez-vous de Pôle emploi où la dame elle sait pas quoi mettre

dans les cases, et où elle me reprend parce que je suis inscrite à l'agence-cadres mais que je postule dans d'autres, et en fait elle me reçoit dans l'agence-cadres justement, cadres emploi, et elle comprend pas que je

postule pour des postes qui sont tu sais reliés au niveau informatique à d'autres codes de d'autres agences, par exemple agence développement local, agence animation, parce que j'ai été animatrice. Elle ne comprend pas,

elle me dit : “vous voulez être cadre !”, et je lui dis : “non, je veux un travail qui me plaît et qui me convient”. Mais par contre, elle veut que je postule pour des postes de cadre dans le sud de la France. Je lui

dis : “attendez, voilà, ça fait des années que je vis ici, je suis bien, je suis avec mon compagnon”. On se comprend pas vraiment. Elle me parle de l'anglais, que c'est pour ça que je ne trouve pas de travail, parce que je ne maîtrise pas l'anglais, alors que je travaille sur des thématiques qui sont quand même très locales, donc je n'ai jamais besoin d'utiliser l'anglais pour le moment. Et voilà, c'est des débats sans fin où elle ne sait pas quoi

mettre sur l'ordinateur ; elle est très angoissée parce qu'elle doit mettre des choses, que je ne rentre pas dans

les cases parce que je cherche dans plusieurs branches, et elle me reproche ça, donc ben souvent ça se passe difficilement les entretiens, ça me lourde en fait. Et, le dernier rendez-vous, je lui ai dit que je travaillais en

hôtellerie, elle m'a dit : “ben dis donc vous êtes vraiment arrivée très bas”. Je lui dis : “écoutez madame,

quand on a besoin de vivre et de s'alimenter, je dis voilà on apprend dans chaque boulot, même si les tâches elles sont répétitives”. Je dis : “ben, je bosse les langues, quand il n'y a personne, je prends un bouquin”. J'avais lu énormément dans l’hôtel parce que, du coup… Voilà. Moi, chaque expérience, je gagne toujours quelque chose quelque part, parce que j'aime bien les échanges, donc j'apprenais toujours des choses. Donc, Pôle Emploi et son organisation bidon… »

(Solange, urbaniste CDD, 33 ans)

Les malentendus entre Solange et sa conseillère tiennent en partie au tiraillement où elle se trouve entre ses aspirations de « cadre » (travailler dans son domaine, l'urbanisme, et y faire valoir son DESS), et l'urgence où elle se trouve d'obtenir rapidement un revenu.

Inversement, et c'est significatif, un récit très positif d'une rencontre à l'ANPE fait intervenir un conseiller capable d'agir en dehors des règles et de façon très personnalisée :

« Donc je vais à l'ANPE […] Tu sais, c'était le rendez-vous annuel, le rendez-vous où on explique ce qu’on a fait comme démarches pour trouver du travail, alors j'avais apporté mon CV. Le mec, il mangeait sa pomme comme ça, et il disait : “non, mais pourquoi vous en êtes là avec un CV pareil, c'est pas possible !” Donc je lui raconte un peu, et puis l'entretien a commencé en disant : “alors là, c'est dingue, vous me faites penser à

ma meilleure amie, […] qui pour consacrer son temps à la littérature fait du marketing” [rire]. Et là, il

m'a bien eue ! […] Il me dit : “vous avez jamais pensé à faire du marketing ?” Je réponds : “dans la société, je préfère être un grain de sable que mettre de l'huile dans ce qui ne va pas”. Donc je dis : “non, vraiment, j'ai

jamais pensé à faire ce boulot de droite”. Et donc, il me parle de sa meilleure amie qui est à gauche et qui

fait du marketing. Et cet entretien, moi j'étais un peu énervée. Je dis : “filez-moi son numéro”. Il me dit : “ah non, c'est compliqué, je vais d'abord lui parler de vous”... »

(Laura, pigiste, comédienne, scénariste, formatrice, 34 ans)

Le commentaire de Laura sur cette scène – à la suite de laquelle elle a effectivement ajouté des mis- sions en marketing à la palette de ses activités – valorise la capacité de ce conseiller ANPE à igno- rer les règlements et les manières pour être efficace, et souligne aussi que cette interaction fruc- tueuse reposait en partie sur une proximité sociale :

- Ah complètement, mais ce mec est génial. Je veux dire, on est devenus un peu potes après ; on s'est fréquentés. Génial au sens où, justement, il fait partie de ces gens qui mettent un peu d'air dans la norme, en fait. Il a l'air comme ça de très mal faire son travail alors qu'en réalité c'est lui qui met en connexion des gens, il a fait des trucs vachement bien pour les handicapés, c'est plutôt ce genre de voyou fonctionnaire qui

en fait fait avancer le schmilblick, mais c'est ce que j'ai compris par la suite parce que ma première

impression était catastrophique. »

(Laura, pigiste, comédienne, scénariste, formatrice, 34 ans)

Enfin, les indemnités chômage ou les minima sociaux peuvent être des soutiens décisifs et récur- rents dans certaines trajectoires, par exemple celle de Louis-Elie. Sans diplôme du supérieur et vi- vant en province, Louis-Elie a longtemps travaillé en fast-food ou en manutention, avant de se for- mer tout seul à la photographie au cours de plusieurs années où le RMI a été sa source principale de revenu. Monté à Paris, il touche des revenus très irréguliers comme photographe d'art, enseignant en école de photographie et vidéaste sur des projets théâtraux. C'est cette dernière activité qui lui a permis, très récemment, d'obtenir le statut d'intermittent indemnisé. Il indique ici la part de ses re- venus qui découle de l'annexe 10 :

« Ouais en tant qu'auteur. Photo, réalisation de films, etc., etc., je mets tout dedans. Donc, ça fait 2 300 ; après, je peux faire des… je sais pas si je fais des stages à droite à gauche, si je fais une série de portraits, si, ouais ça fait 1 000 euros avec tout, avec les stages et tout ça fait 1 000 euros. Ça veut dire, ouais, on est à 2 000… - Là on est plutôt à 2 500.

- 2 500. Voilà, chose que je n'avais pas il y a trois mois, parce que je n'avais pas l'intermittence. Sans l'intermittence, je suis à 1 500. Je suis à 1 300. 1 000, 1 300.

- C'est-à-dire, c'est vraiment tout juste et il te manque un peu pour la nourriture ? - Oui mais, pfff, ça s'équilibre, ça s'équilibre. »

(Louis-Elie, photographe d'art, 41 ans)

La période où il tâchait de vivre de ses photos à Paris tout en dépendant, du point de vue du chô- mage, du régime général, était beaucoup plus aléatoire :

« - Et il y a des hauts et des bas énormes ?

- Il y a eu des hauts et des bas, ben je t'ai dit il y a quatre ans, j'avais plus rien, plus de chômage, pas de

RSA. Rien. Je suis dans une période de creux… Bon là, il a fallu que, ben que je fasse livreur, quoi. Là

c'était énorme. Là, c'était de 2 000 je sais plus, j'avais 1 000, 1 200, 1 300 en Assedic, un truc comme ça. Après, c'est passé à je sais plus combien, non c'est passé à zéro, oui parce que c'était l'époque où c'était pas dégressif, c'était d'un coup, tu sais t'avais 1 300 et après t'avais plus rien. Et le temps qu'ils te donnent le RSA

machin, ça a mis deux mois l'histoire ou trois mois, huit mois de carence. Enfin, je sais plus quoi, et je me suis retrouvé dans une vraie merde »

(Louis-Elie, photographe d'art, 41 ans)

Ainsi, les rapports aux indemnités-chômage et aux minima sociaux parmi nos interviewés sont con- trastés. La règle commune est qu'ils tiennent une place non négligeable dans la plupart des trajec- toires et sont un appui indispensables dans certaines.