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Des dangers de la réification : prendre pour objet les regroupements concurrents

Chapitre 2. ANALYSE STATISTIQUE ESSAIS DE DÉFINITION ET

1. Le repérage statistique des groupes sociaux : éléments de réflexion, conventions de

1.1. Des dangers de la réification : prendre pour objet les regroupements concurrents

S’agissant des « travailleurs intellectuels précaires », cette prudence est particulièrement justifiée. En effet, si la notion « d’intellectuel précaire » s’est présentée récemment comme un étendard des- tiné à faire converger sur le plan politique tout un ensemble de problèmes et d'acteurs (Rambach,

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Les données des enquêtes 2000, 2001 et 2002, fortement comparables, ont été utilisées. En 2003, un changement de la méthodologie des enquêtes Emploi comme de la nomenclature des professions (PCS dite 2003) ont introduit des modifications dont la portée est encore mal connue. S’agissant des « travailleurs intellectuels précaires », une investigation sur les données plus récentes de la série des enquêtes Emploi est en cours.

2001), la réalité de ces convergences demeure pour le moins incertaine. Outre la faiblesse de son degré de réalisation politique, la catégorie pose problème au statisticien dans la mesure où, telle qu'elle est construite dans l'ouvrage des Rambach, elle est à géométrie variable : elle se situe à plu- sieurs niveaux (celui de la définition critérielle des analystes ; celui de la figure typique des obser- vateurs et des destinataires d'un projet politique) et correspond donc à des degrés de précision plus ou moins étendus. Manque de cristallisation politique et consistance logique problématique sont des obstacles sérieux contre une approche statistique des « travailleurs intellectuels précaires » propre- ment dits.

Il demeure cependant possible d'évaluer empiriquement la portée de l'hypothèse politique des Ram- bach dès lors qu'au lieu de l'hypostasier et de la réifier, on la replace dans le contexte où elle inter- vient : celui d'un foisonnement de « prophéties sociales » (Barbrook, 2006) (cf. chapitre 1). En ef- fet, les transformations du monde du travail ont été accompagnées dans les années 1990-2000 par une intense production d'ouvrages écrits par des acteurs aux positions flottantes entre l’univers aca- démique, l’entreprise, le journalisme et le militantisme, qui se proposent de décrire le groupe des travailleurs du futur (pour reprendre une partie de l'abondant répertoire établi par Barbrook : les « Digerati », les « Travailleurs de l'Immatériel », les « Artisans Digitaux », les « Bobos », le « Co- gnitariat », les « Nouveaux Indépendants », la « Netocracie », le « Cybertariat »). Ces figures my- thiques se répartissent entre une tendance à l'optimisme capitaliste, que l'on peut appeler dorénavant le pôle « classe créative » (Florida, 2002), et un messianisme politique de la nouvelle classe oppri- mée, soit un pôle « cognitariat » (Berardi, 2001). On remarquera qu'elles se rejoignent pour contes- ter la capacité des catégories officielles, liées au passé, à saisir la nouveauté sociale. Au sein de ce champ bipolaire, les « travailleurs intellectuels précaires » occupent une position plutôt médiane, même si l'on peut penser qu'ils penchent plutôt du côté du « cognitariat ».

Dans ce contexte, le travail de repérage statistique court de toute évidence le risque de réifier ce qui n’est encore aujourd’hui qu’une tentative ou, plus justement, une multitude de tentatives concur- rentes et partielles de formation d’un groupe social. La lutte pour sa définition n’est pas achevée. Elle ne le sera peut-être, sans doute, jamais. Aussi, aucune convention de définition ne peut-elle être posée sans risquer soit de prendre parti pour un des regroupements proposés, soit d’imposer une hypothétique définition substantielle du groupe. L’analyse statistique est de plus contrainte par les variables existantes qui ne rendent compte que des formes instituées de catégorisation sociale. Aus- si, la démarche suivie ici sera volontairement exploratoire, temporaire et critique. Il ne s’agira pas

de construire une (la ?) « bonne » variable repérant le groupe des intellectuels précaires en traduisant les productions sociologiques et de sens commun ayant contribué à la publicité de la notion. Il ne s’agira pas davantage de décrire précisément les propriétés sociales du groupe qui

aurait ainsi acquis ses galons statistiques.

On pourrait inversement craindre que, du fait de son caractère largement mythique, la littérature évoquée ci-dessus soit impossible à mettre en rapport avec les variables statistiques existantes. Nous ne pensons pas que ce soit le cas. Le travail de dépouillement et d'analyse de cette littérature effec- tué dans le chapitre 1 a montré qu’on pouvait la classer selon les propositions et propriétés saillantes dans les différents ouvrages. Il en ressort des situations d’emploi, de revenu, de diplôme typiques, ainsi que des trajectoires et professions emblématiques : autant d’éléments sur lesquels l’enquête

Emploi comporte des données détaillées. Par ailleurs, une hypothèse forte de notre démarche est que

la statistique, à condition d’interroger et non seulement d’utiliser les catégories statistiques exis- tantes, n'est pas aveugle aux dynamiques sociales invoquées par les différentes propositions de classes sociales. Nous le verrons, les données mobilisées permettent de faire ressortir des éléments empiriques pertinents par rapport aux dimensions mises en avant par les « prophéties sociales ».

Travailler sur un espace de concurrence entre une multitude de propositions de groupes semble au premier abord plus complexe que viser un groupe unique. Toutefois, l’entreprise de

(re-)définition de la population des « travailleurs intellectuels précaires » peut paradoxalement ap- porter certaines simplifications. Tout d'abord, construire explicitement l'objet de la recherche comme la zone de l'espace social que se disputent différentes entreprises de regroupement contribue

à écarter le danger de réification que l'on aurait couru en adoptant une définition substantielle unique. Il est en effet bien clair que l'on ne s'appuie pas sur une définition en substance d'un groupe unique, mais sur le recoupement d'une pluralité de catégories, certaines plus fictives et d'autres plus proches de réalisations institutionnelles. Le repérage statistique porte ainsi moins sur une population fermée que sur un espace revendiqué par plusieurs classes de papier.

Un tel principe de construction permet en outre d'alléger quelque peu l'enjeu de la fixation des fron- tières de l'investigation statistique. En effet, une fois abandonnée l'ambition de cerner d'emblée un groupe réel, la délimitation du champ couvert par l'investigation statistique peut s'appuyer sur des critères simples, résumant des points communs à l’ensemble du champ de représentation dans le- quel se trouvent les « travailleurs intellectuels précaires ».

Prenant pour objet non pas la notion ou le groupe social qu’elle est censée représenter mais la lutte pour sa définition, nous opterons pour une démarche par variations successives des définitions pos- sibles, prenant essentiellement appui sur les regroupements concurrents avancés ou repris par les acteurs sociaux. Nous ne chercherons pas à lui donner une traduction logique unique par une mise en équivalence qui suivrait l’équation « intello + précaire = intello précaire » : nous retiendrons différents types d’« intellectuels » et différentes formes de « précarité professionnelle » ; et nous utiliserons les informations existantes dans les données statistiques (l’activité professionnelle fine, la spécialité de formation) pour analyser séparément plusieurs domaines d’activité (l’information, les arts, l’enseignement supérieur et la recherche, etc.). Par ailleurs, nous garderons en mémoire les images sociales avancées par la littérature scientifique ou profane, sans qu’il soit d’ailleurs toujours facile de les distinguer, pour les confronter à une approche critérielle extensive. Il s’agira de cerner, non de définir, d’analyser le jeu, les différences des multiples définitions les unes par rapport aux autres. Nous examinerons les variations entre les fractions repérées, toutes provisoires, en prenant garde de ne pas donner corps à une totalité qui serait le reflet statistique d’un groupe accompli, pour reprendre les termes de Boltanski à propos des cadres. Cette approche par des contours multiples

et des définitions concurrentes entend répondre, du point de vue statistique, à la contradiction dynamique qui traverse le groupe.

Bien sûr, l’analyse sera limitée par les variables statistiques existantes. Il s’agit là d’une hypothèse forte de notre démarche, qui s’intéressera principalement aux différences visibles, aux attributs so- ciaux usuels, et suppose que la statistique n'est pas totalement aveugle aux dynamiques sociales affectant les travailleurs intellectuels. Elle n’exclut toutefois pas de rendre compte, de façon paral- lèle, en s’appuyant sur d’autres matériaux empiriques, d’autres dimensions contribuant à la logique de regroupement des « travailleurs intellectuels précaires ». Au cœur même du travail statistique, nous tenterons d’ailleurs de nous approcher au plus près des catégorisations de sens commun en examinant les identités professionnelles cristallisées que constituent les déclarations de profession (Kramarz [1991] pour un exemple d’analyse).

Les méthodes utilisées, notamment les analyses factorielles, permettront une description en diffé- rence des multiples regroupements concurrents et une mise en évidence de leurs positionnements respectifs sur la structure sociale. Suivant une logique proche de celle adoptée pour présenter la nomenclature des PCS (Goy, Desrosières, Thévenot, 1983), nous tenterons de restituer les proximi- tés sociales, les distances entre fractions de groupe et candidats, revendiqués ou non, à la condition de « travailleur intellectuel précaire ». Une dernière analyse, conduite sur le sous-champ qu’ils dé- limitent permettra de voir si les critères structurant ce pan de l’espace social sont similaires à ceux qui régissent l’ensemble de la structure sociale et comment les entretiens réalisés par ailleurs dans le cadre de la recherche peuvent s’y retrouver.

Les représentations graphiques permettront de discuter l’existence de « noyaux » et de « halos », et de leur sens possible au regard d’hypothèses développées par la sociologie qui mettent en scène les intermittents, pigistes, vacataires et précaires de l’enseignement, stagiaires et autres précaires, comme autant de « figures » d’une dynamique sociale ayant conduit des travailleurs diplômés, ur- bains, travaillant dans des secteurs de la production intellectuelle, à connaître une déstabilisation de

leur emploi et de leur ressources économiques, voire des phénomènes de déclassement, de prolétari- sation ou d’exclusion. L’intégration dans le champ de l’analyse d’individus relevant de la « classe créative », d’une part, et du « cognitariat », d’autre part, permettra d’examiner la position supposée charnière des « travailleurs intellectuels précaires », du moins des différentes fractions qui peuvent en être repérées dans les enquêtes statistiques usuelles.

La notion a une pertinence, non pas pour définir un groupe mais pour servir de repère à un champ de propositions de groupes sociaux. L’examen statistique présenté dans ce chapitre propose un pa- norama du champ des prophéties décrivant des groupes supposés préfigurer le passage à une « éco- nomie de la connaissance » et à la « sortie hors de la société salariale ». Plutôt qu'une unique classe probable, on a une multitude de classes rêvées ou cauchemardées. Elles sont probables dans la me- sure où nous faisons l'hypothèse que chacune a des arguments, et que ceux-ci ne peuvent pas être tous absurdes. Mais c’est autant la convergence que les potentiels conflits entre ces différentes classes de papier que la statistique invite à questionner.