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De la valorisation des élites par la ville à une action professionnalisante pour l’ensemble des agriculteurs : la

DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET PRODUCTIVISTE DE L ’ AGRICULTURE

3.2. De la valorisation des élites par la ville à une action professionnalisante pour l’ensemble des agriculteurs : la

création du Festival de l’élevage

Les comices agricoles de cantons et d’arrondissement, qui se tiennent l’été chaque année, sont un moment clé de la rencontre entre les élites urbaines et rurales, publiques et privées (préfet, directeur des services départementaux de l’agriculture et du génie rural, présidents de syndicats agricoles, élus des communes ou du conseil général, grands négociants-expéditeurs du département). Si les comices sont l’occasion d’échanges

1 Discours de Bernard Pons, Secrétaire d'Etat à l'Agriculture, à l'Assemblée Nationale, 18-19 novembre

1969, cité par J-C. Lebossé, M. Ouïsse, 1974, « Les politiques d'intégration de l'agriculture artisanale au mode de production capitaliste », Économie rurale, n° 102, pp. 3-24.

2 Confédération Générale du Travail.

Délibération du 27 avril 1949, Arch. Mun. de Brive, 1D39. 4 Délibération du 8 septembre 1961, Arch. Mun. de Brive, 1D103. 5 Ibid.

6 Délibération du 23 mai 1966, Arch. Mun. de Brive, 1D147.

7 Discours de Bernard Pons, Secrétaire d'Etat à l'Agriculture, à l'Assemblée Nationale, 18-19 novembre

1969, cité par Lebossé et Ouisse, op. cit.

8 M. Michel, 1984, Développement des villes moyennes. Chartres, Dreux, Evreux, Paris, Publication de la Sorbonne,

d’informations, notamment agricoles1, ils permettent surtout la rencontre dans un cadre

officiel de ces élites et leur reconnaissance mutuelle.

Les comices, subventionnés par le Conseil général, prennent la forme d’un concours de bestiaux où les meilleurs éleveurs reçoivent des prix. Dans chaque canton, le jury est composé des personnalités importantes de la ville ou du canton (maires et conseillers généraux), du département (préfet, directeur des services agricoles ou du génie rural), ainsi que des élites commerciales et agricoles – gros négociants et marchands de bestiaux du canton, agriculteurs ayant gagné le comice précédent, gros exploitants ou doyen de la profession dans la commune2. Cette organisation est reprise pour les jurys des foires

primées, qui deviennent alors comme les comices des institutions mettant en scène le pouvoir de façon ritualisée et ostentatoire3.

La mise en valeur de l’agriculture opérée par la ville à travers ses foires primées participe, de même que les foires primées des autres communes de la Corrèze, à la mise en valeur des élites agricoles. Les producteurs lauréats des prix des comices comme des foires primées sont souvent les mêmes4, démontrant une certaine stabilité des élites agricoles,

déjà constatée au XIXe siècle5.

Parmi l’ensemble des négociants en viande ou en bestiaux du département6, quelques-

uns se distinguent et l’on retrouve fréquemment leurs noms dans les jurys des foires primées mentionnés dans la presse locale pendant la période. Une quinzaine de marchands de bestiaux, de bouchers-expéditeurs ou de salaisonniers sont fréquemment invités à être jurés (en même temps qu’ils sont acheteurs) et semblent former une hiérarchie stable de l’élite commerciale de 1950 à 19707.

Les jurys des foires primées et des comices permettent à ces grands négociants de diffuser les améliorations qu’ils souhaitent voir l’élevage corrézien embrasser, particulièrement pour la production porcine. La production porcine de Corrèze est principalement composée en 1950 de porcs gras de race locale, élevés avec les déchets de l’exploitation. Or, l’évolution des goûts des consommateurs, tendant d’avantage vers le porc maigre, et les exigences de rendement carcasse des salaisons déprécient petit à petit cette production. En 1953, avant la foire primée aux porcs de la Saint-Antoine à Tulle, le plus gros salaisonnier d’Ussel encourage le jury de la foire primée aux porcs de Tulle, par voie de presse8, à attribuer une majorité des prix aux porcs charcutiers plutôt qu’aux porcs

gras typiques de la Corrèze. L’un des principaux négociants en porcs du département, qui

1 C’est ainsi qu’après le comice agricole de Vigeois où il a entendu que les bascules publiques de Brive

posaient problème, le préfet écrit au maire à ce sujet (lettre du 3 septembre 1958, Arch. Dep. de la Corrèze, 302W10419).

2 D’après les jury des comices cantonaux, Arch. Dep. de la Corrèze, 136W4151 et 136W4171.

3 B. Carteron, 1998, « Le renouveau des comices agricoles en Anjou : du progrès par l’excellence aux vertus

de la tradition », communication au 22e colloque de l’Association des Ruralistes Français, 28-30 octobre

1998, Bergerie Nationale de Rambouillet, 18 p.

D’après les listes de lauréats des foires primées publiées dans la presse locale.

5 A. Corbin, 1975, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880, p. 440.

6 Qui sont plus de cent-soixante en 1964 (Listes électorales de la chambre de commerce et d’industrie de la

Corrèze, Arch. Dep. de la Corrèze, 1112W179).

7 D’après les jurys des foires primées dans la presse locale, Arch. Dep. de la Corrèze, 133Pr140-141,

133Pr145, 131Pr221, 131Pr141, 133Pr140-141 et 142-143Pr1.

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est aussi maire et conseiller général d’Allassac, profite du jury de la foire primée de sa commune pour expliquer que la différence entre porcs gras et charcutiers tient à la nourriture des animaux, et incite les producteurs à élever des porcs de qualité charcutière1.

La hiérarchie des élites agricoles, créée à partir des comices et foires primées ou à partir des dirigeants syndicaux, est donc adoubée et doublée d’une élite de négociants-bouchers et marchands de bestiaux. La municipalité contribue à leur élévation, en les invitant dans ses jurys de foires primées et repas des comices agricoles, qui semblent, avec la remise des prix, être le moment essentiel du comice au vu du nombre de documents d’archives relatifs à l’organisation du repas, du menu et des invitations2.

Dans son rôle traditionnel d’accueil des comices, la ville est donc une scène qui permet à la fois la reconnaissance des élites par leurs pairs, et l’expression de leurs revendications quant à l’amélioration de la production. Les membres du conseil municipal qui participent au jury des foires primées sont agriculteurs ou négociants en bestiaux3. L’institution

municipale participe à l’établissement des notables agricoles et commerciaux en tant qu’elle leur donne la possibilité d’exercer leur pouvoir et le met en scène, mais elle ne contribue pas tant à l’amélioration de la production qu’elle en valorise les acteurs et leurs visions.

L’élection d’un nouveau maire en 1966 marque une rupture dans les relations entre la mairie de Brive et les élites agricoles. Le nouveau maire, Jean Charbonnel, est un énarque cheville ouvrière de la stratégie des « jeunes loups » de l’Union pour la Défense de la République4. Contrairement aux maires précédents, il est plutôt « briviste de l’extérieur »5,

comme il se définit lui-même : sa famille vient d’une commune rurale de Corrèze, et il a été député de la circonscription avant de conquérir la ville. Il dispose par ailleurs d’un poids politique considérable à l’échelle locale, grâce à sa proximité avec le gouvernement – lorsqu’il conquiert la mairie, il est ministre chargé de la coopération6. Celui-ci décide de

renouveler le traditionnel comice cantonal en « Festival de l’élevage ». La puissance renouvelée des comices lorsque les villes centres les prennent en charge se retrouve dans le cas d’autres villes moyennes7. A Brive, le comice renouvelé en Festival n’est plus destiné au

rassemblement des élites et à leur élévation, mais à la promotion de races bovines, porcines, ovines et avicoles qui sont encore inconnues en Corrèze mais de plus en plus appréciées à l’échelle du marché national. C’est ainsi que pour le premier Festival en 1968 la municipalité fait venir du Nord-Pas-de-Calais un éleveur de porcs qui y présente et vend des truies mères d’une race charcutière : « c’est comme ça qu’on a pu améliorer ces comices

1 La Dépêche du Midi, Arch. Dep. de la Corrèze, 131Pr221. 2 Arch. Dep. de la Corrèze, 136W4151 et 136W4171.

Dans le cas de Brive, M. Poujol, négociant en bestiaux et maire adjoint aux affaires agricoles de 1947 à

1965, puis M. Monteil, ancien directeur de lycée agricole et Adjoint aux affaires paysannes de 1966 à 1976 et MM. Delpy et Veyssières, agriculteurs membre du Conseil municipal de 1966 à 1975.

4 Stratégie qui consistait, sous la houlette de G. Pompidou voulant développer son influence dans le parti

gaulliste, à présenter des jeunes cadres dans des villes du centre et du sud-ouest réputées être des fiefs de l’opposition (G. Lamarque, « Immuable ou inclassable ? Jean Charbonnel au Parlement (1962-1978) »,

Parlement[s], Revue d'histoire politique, n°3, pp. 85-96).

5 Entretien avec Jean Charbonnel, maire de Brive de 1966 à 1995, le 9 mai 2012. 6 Idem.

[...] [pour] pas rester dans un vase clos de façon que les gens voient ce qui se faisait ailleurs mieux que chez nous »1, se félicite un élu.

Cette implication de la ville dans l’amélioration technique de l’élevage corrézien, et non plus simplement la mise en valeur de l’existant, semble une rupture d’autant plus marquante qu’elle remet en cause le rôle de la ville par rapport aux élites agricoles et commerciales. Encouragés à apparaître comme des hommes de la modernité par leur maire2, les deux conseillers municipaux chargés des questions agricoles décident que la

mairie n’offrira plus le traditionnel repas du comice, et que le budget sera plutôt dévolu aux frais des éleveurs d’autres régions qui viennent présenter leur cheptel. C’est, comme l’explique un des conseillers municipaux, une petite révolution :

« On s’était aperçu, on le savait, mais toutes les subventions qui étaient attribuées des communes pour [les comices], ça passait en repas, les trois- quarts [...]. Alors on a cassé ça. On a fait payer le repas aux maires, [...] tous les élus, nous on payait nos repas [...]. On était culottés quand même [...]. Ca a secoué, hein ! Parce que, tout le monde y allait gratuitement, y’avait deux cents personnes au repas ! [...] Mais d’avoir fait payer le maire de Brive, les gens l’ont su, que même le maire de Brive on l’avait fait payer, tout le reste s’est bien passé »3.

Le Festival doit s’adresser à l’ensemble des agriculteurs et non plus seulement aux élites. Il se tient pendant deux jours au lieu d’une seule journée, et la majorité du temps n’est plus dévolue aux concours de bestiaux mais à la présentation des cheptels d’éleveurs venus d’autres régions. Le succès de la manifestation est immédiat et dépasse de loin celui des autres comices : « là y’a eu du monde, hein, c’est la première fois que ça se faisait »4. Là où

les comices étaient une scène dévolue à l’élévation des élites rurales et à la transmission de leur vision du développement de l’agriculture, le Festival est utilisé par le maire de Brive pour valoriser son action politique concernant le marché de la viande au niveau de l’Etat et le relais dont bénéficient certains élus urbains au niveau national5, en témoigne cet extrait

du discours du maire au deuxième Festival, en 1969 : « les principes du projet de loi que j’ai conçu en plein accord avec vos organisations agricoles, et déposés au Parlement, doivent constituer la base de cette réorganisation souhaitée par tous »6. En étendant le cadre de son

comice renouvelé en Festival de l’élevage, la ville s’approprie un moment marquant de la vie agricole locale tout autant qu’elle offre aux édiles urbains une tribune de choix pour ancrer leur rôle dans les débats locaux et nationaux de la question agricole.

Le rôle traditionnel de la ville avec ses comices et foires primées en fait une scène récurrente de la promotion des élites agricoles et commerciales – rôle adopté par l’ensemble des chefs-lieux de cantons de la Corrèze – qui peuvent affirmer leur pouvoir et leurs revendications quant à l’amélioration de la production. Conçu en tant que manifestation d’abord professionnelle et à destination de l’ensemble des agriculteurs, le comice de canton de Brive, transformé en Festival de l’élevage, marque l’affirmation du

1 Entretien avec M. Delpy, conseiller municipal aux affaires agricoles de 1966 à 1976, le 21 novembre 2011. 2 Entretien avec Jean Charbonnel, maire de Brive de 1966 à 1995, le 9 mai 2012.

3 Idem. Idem.

5 Le maire de Brive, Jean Charbonnel, a été Secrétaire d’Etat à la coopération de 1966 à 1967. 6 Arch. Mun. de Brive, 3F129.

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rôle direct de la ville dans l’amélioration de la production et la politique agricole, et conjointement sa démarcation par rapport à un réseau stable d’élites agricoles et commerciales.

Conclusion

Si Brive hérite du rôle traditionnel des sociétés d’agriculture urbaine en matière d’amélioration de la production agricole, elle le développe en mettant en place un verger d’expérimentation et des foires primées aux bestiaux. La ville se présente comme un centre de ressource pour les agriculteurs alors le conseil technique agricole n’est pas encore institutionnalisé. Il l’est à partir des années 1960, et l’Etat confie sa gestion aux chambres d’agriculture et son orientation aux syndicats. L’enseignement agricole auquel participe la mairie depuis l’après-guerre est de même réformé et organisé par le ministère de l’Agriculture. La ville cependant reste un acteur du développement agricole – même si son rôle y est moins normatif, et cantonné au soutien financier.

Le traditionnel partage des compétences entre la ville, en charge de l’élévation des élites agricoles par ces comices, est celles-ci, responsables de l’édiction des canons de la production, est remis en cause avec l’élection d’un nouveau maire en 1966. Ce jeune énarque déjà ministre, aux principes modernisateurs, rénove le comice agricole de Brive en Festival de l’élevage. Celui-ci évolue d’une manifestation destinée à la reconnaissance mutuelle entre élites agricoles et commerciales à une manifestation professionnelle, qui s’adresse à l’ensemble des producteurs locaux. Il s’agit d’ouvrir leurs horizons à l’excellence nationale, représentée par des espèces animales inconnues en Corrèze mais appréciées par une filière viande nationale en pleine modernisation et structuration. Dans une certaine mesure, le maire s’approprie le discours modernisateur du syndicalisme agricole et le dépasse, permettant de ce fait à la ville de conserver son rôle dans l’amélioration des productions locales. Cette rupture dans la société locale des élites agricoles permet de plus au maire de Brive d’être reconnu dans le monde agricole local, en écho à sa présence sur la scène nationale.

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