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La validité théorique du modèle de privation de sommeil est en partie vérifiée par le fait que la perte de sommeil est un symptôme prodromique mais aussi un facteur déclenchant des épisodes maniaques (Barbini et al., 1996). Une question récurrente qui se pose dans le cadre de la recherche sur le sommeil, est de savoir jusqu’où les effets observés suite à une privation de sommeil paradoxal peuvent être imputés au stress, plutôt qu’à la perte de sommeil elle-même. En effet, en plus d’un stress inhérent à la privation de sommeil, la

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méthode du pot de fleurs renversé induit également d’autres stress, qui sont liés à la nouveauté de l’environnement, et aux conditions d’isolement et d’immobilisation auxquelles les animaux sont soumis. Ainsi, ce modèle expérimental, dans lequel la privation de sommeil serait une composante majeure, reproduirait un état de stress généralisé. Effectivement, nous avons constaté, chez les animaux PS, une hypertrophie des glandes surrénales, qui suggère une suractivation de l’axe HPA. De nombreuses stratégies ont ainsi été proposées pour minimiser le facteur stress, comme l’inclusion de contrôles adéquats (des animaux isolés et dans le même environnement comme les CI) ou des variantes à « plateformes multiples », pour réduire le stress lié à l’immobilisation. De plus, cette procédure n’est pas totalement sélective du sommeil paradoxal. En effet, des études réalisées dans des dispositifs similaires au nôtre ont montré qu’une privation de sommeil de 75h chez le rat conduit bien à une suppression de 99% du sommeil paradoxal, mais aussi à une diminution de 30-35% du sommeil lent (Verret et al., 2005; Sapin et al., 2009). Cependant, dans le cadre d’un modèle de manie, ni la présence de stress, ni le possible manque de sélectivité du sommeil paradoxal ne sont des éléments préjudiciables. Au contraire, ils permettraient d’accorder une meilleure validité théorique à ce modèle, puisque les événements stressants de la vie peuvent contribuer à l’apparition du trouble bipolaire (Tsuchiya et al., 2003), et qu’une hyperactivité de l’axe HPA est observée chez les patients bipolaires (Cervantes et al., 2001).

Une autre dimension de la validité théorique est de vérifier que le modèle animal reproduit les mêmes mécanismes physiopathologiques que chez l’homme. Il semble difficile, en l’état actuel des connaissances sur le trouble bipolaire, d’étudier complètement cet aspect, et c’est pourquoi cette « partie » de la validité théorique est souvent omise dans les modèles de manie.

Avec le nombre croissant d’études suggérant un possible dysfonctionnement de la neuroplasticité dans les troubles bipolaires, nous avons cherché à étudier si la privation de sommeil provoquait des perturbations de la plasticité fonctionnelle et structurelle. Nous avons tout d’abord montré in vivo que la privation de sommeil induit une diminution marquée de la LTP dans la région CA1 de l’hippocampe. Ces résultats sont en accord avec la plupart des études qui montrent une réduction de la LTP dans le CA1 ou le gyrus denté, in vivo et in vitro, après une privation totale ou partielle de sommeil (Campbell et al., 2002; Marks et

Wayner, 2005; Kim et al., 2005). Cette altération de la LTP pourrait être en partie due au

stress associé à la méthode de privation de sommeil, puisqu’un stress comportemental (Kim

et al., 1996), mais aussi des glucocorticoïdes comme la corticostérone (Zhou et al., 2000)

inhibent la LTP dans l’hippocampe. Il n’est néanmoins pas exclu que la privation de sommeil paradoxal à elle seule puisse suffire à altérer la LTP, puisqu’une diminution de celle-ci a été

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également constatée dans des conditions de privation de sommeil « non stressantes », dans lesquelles les animaux PS ont un taux de corticostérone similaire aux témoins (Kim et al., 2005).

Ensuite, nous avons montré que la privation de sommeil entraîne une diminution de la prolifération cellulaire dans le gyrus denté, à la fois dans la région dorsale et ventrale. Ces résultats viennent appuyer des études précédentes ayant montré qu’une privation de sommeil de plusieurs jours réduit la prolifération cellulaire et la neurogenèse adulte dans le gyrus denté en utilisant différentes méthodes de privation de sommeil (Tung et al., 2005;

Guzman-Marin et al., 2005). Cette diminution de la prolifération ne serait pas observée dans

l’autre région neurogénique, la zone sous-ventriculaire, et ne serait pas due à un effet circadien (Junek et al., 2010).

Les mécanismes par lesquels la privation de sommeil affecte la prolifération cellulaire hippocampique ne sont pas connus à ce jour. Bien que le rôle suppresseur des glucocorticoïdes sur la neurogenèse hippocampique soit bien documenté (Mirescu et Gould, 2006), la privation de sommeil réduit le nombre de cellules néoformées dans des conditions non stressantes (Junek et al., 2010) et chez des animaux adrénalectomisés infusés à la corticostérone (Mueller et al., 2008), suggérant que cet effet peut être indépendant des hormones de stress. On peut également envisager que les monoamines comme la 5-HT ou la noradrénaline pourraient être impliquées dans les effets anti-prolifératifs observés, puisque la lésion du raphé dorsal ou du locus coeruleus, contenant respectivement les corps cellulaires des neurones sérotoninergiques et noradrénergiques, entraîne une réduction de la neurogenèse dans le gyrus denté (Brezun et Daszuta, 1999; Kulkarni et al., 2002). Cependant, les études qui ont cherché à mesurer les concentrations cérébrales des monoamines et leurs métabolites après une privation de sommeil de quelques jours n’ont pas donné de résultats concluants (Farooqui et al., 1996; Perry et al., 2008; Huang et al., 2011).

Il est à noter que les manifestations cellulaires et moléculaires conséquentes à une privation de sommeil semblent dépendre, non pas de la méthode (plateformes, tapis roulant, disque sur l’eau…) ni de la nature (privation de sommeil paradoxal, de sommeil total, fragmentation du sommeil…), mais plutôt de la durée de la privation de sommeil. En effet, après une privation de sommeil courte (<24h), des études ont rapporté, dans l’hippocampe, non pas une diminution, mais une augmentation de la neurogenèse (Grassi Zucconi et al., 2006), ainsi qu’une augmentation de la 5-HT extracellulaire (Lopez-Rodriguez et al., 2003). Il a été suggéré que ces événements pourraient intervenir dans l’action antidépressive d’une privation de sommeil d’une nuit chez les patients atteints de troubles de l’humeur (Junek et

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al., 2010). L’ensemble de ces données indique que les effets antidépresseurs d’une privation

de sommeil de courte durée et les effets pseudomaniaques d’une privation de sommeil de durée moyenne ne s’appuieraient pas sur les mêmes bases neurobiologiques.

Cette diminution de la prolifération cellulaire pourrait aussi résulter de modifications du stress oxydatif et/ou de la réponse inflammatoire. En effet, une privation de sommeil de plusieurs jours augmente les marqueurs du stress oxydatif dans l’hippocampe (Ramanathan

et al., 2002), et élève les taux plasmatiques de cytokines pro-inflammatoires (Yehuda et al.,

2009). Ces observations sont en outre pertinentes vis-à-vis du modèle, puisque le trouble bipolaire a été associé à des dommages oxydatifs (Steckert et al., 2010) et à une réponse pro-inflammatoire exacerbée (O’Brien et al., 2006). L’effet de la privation de sommeil sur le stress oxydatif serait, comme sur la neurogenèse, biphasique, puisqu’une privation de sommeil de courte durée (6h) augmente les réponses antioxydantes (Ramanathan et al., 2010).

De façon intéressante, notre étude montre que la diminution de la prolifération cellulaire dans l’hippocampe est rétablie par une seule injection de lithium ou d’aripiprazole. A notre connaissance, c'est la première fois que l’on met en évidence un tel rétablissement rapide de la prolifération cellulaire hippocampique adulte. Nous proposons que ces molécules influencent la prolifération cellulaire en augmentant l’expression de gènes associés à la plasticité dans l’hippocampe, comme le BDNF, le NGF ou CREB. En effet, l’expression de ces gènes est réduite suite à une privation de sommeil (Sei et al., 2000; Guzman-Marin, 2006), et le lithium et les antipsychotiques atypiques récupèrent le déficit d’expression de certains de ces gènes dans des modèles animaux de troubles de l’humeur (Park et al., 2011; Cechinel-Recco et al., 2012).

L’ensemble de ces données suggère que le modèle de privation de sommeil présente une bonne validité d’apparence, prédictive et théorique (figure 55). Ainsi, ce modèle apparaît comme un outil pertinent pour explorer davantage les mécanismes cellulaires et moléculaires sous-jacents de la manie.

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apparence

Reproduit les symptômes de la pathologie (DSM-IV-TR) Hyperlocomotion Insomnie Activité sexuelle Prise de risque Agressivité 1 Irritabilité 2 Comportement hédonique3

prédictive

Répond aux traitements (pharmacologiques et autres) efficaces en clinique ; à des doses et temps équivalents Thymoleptique : lithium (aigu et chronique) Antipsychotiques atypiques : aripiprazole et asénapine (aigu)

Ne répond pas aux traitements inefficaces Antidépresseur : fluoxétine (aigu et chronique)

théorique

Même(s) cause(s) Perte de sommeil

Stress multiples modérés

Ressemblance : neurochimique, structurale, neuroanatomique 9 Sujets bipolaires Animaux PS BDNF Prolifération cellulaire Activité de l’axe HPA

• Stress oxydatif • Inflammation • Neuroplasticité 4 Plasticité synaptique ? ? 7 10 8 5 6

Figure 55. CRITERES DE VALIDATION DUN MODELE ANIMAL CAS DU MODELE DE PRIVATION DE