CHAPITRE 2 : ÉTAT DE LA RECHERCHE
1. Les usages des technologies en éducation
Comme le rappelle Wallet : «l’histoire des sociétés en général, celle du système éducatif en particulier, montre que l’adoption d’une technologie `ne se décrète pas’»
(2009, p. 23), car l’objet technologique en soi, ne suffit pas à développer ni les usages ni les pratiques nouvelles (Morizio, 2002; Paquelin, 2005a). Ainsi, si l’accès au matériel est un des premiers facteurs pour comprendre le développement ou le non développement des usages, de nouvelles dimensions apparaissent lorsque les chercheurs essaient de caractériser plus finement les utilisateurs et les non-utilisateurs des TIC dans l’enseignement.
La faible utilisation des technologies (TIC) en classe a été mise en évidence dans de nombreuses études (Bevort, Breda, & Hulin, 2005; Chambon & Le Berre, 2011;
Chaptal, 2007, 2007; Cuban, 1986, 1986, 1999; Empirica, 2006; Larose, Grenon, &
Lafrance, 2002; Ministère Éducation Nationale; Centre de Documentation de la DEPP, 2010; Rizza, 2010a). Ces travaux révèlent que la plupart des enseignants déclarent utiliser couramment les TIC pour préparer leurs cours (back office), mais moins fréquemment pour réaliser des activités avec leurs élèves.
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En France, une enquête conduite en 2011 par le Ministère de l’Éducation Nationale auprès de 2.314 enseignants, montre que le pourcentage d’enseignants qui déclarent utiliser les TIC en classe a augmenté par rapport à 2008 (ils étaient 8%). Néanmoins, ce pourcentage reste encore faible (21%) (Chambon & Le Berre, 2011). Cette enquête révèle également que presque la totalité des enseignants interviewés (99%) dispose d’un ordinateur personnel et possède une connexion à Internet à domicile (94%).
D’ailleurs, plus de 60% de ces enseignants accèdent facilement à un équipement de base (ordinateurs et vidéoprojecteurs) au sein de leur établissement scolaire.
1.1. La discipline
Une enquête réalisée en 2010 par le Ministère de l’Éducation Nationale français (Ministère Éducation Nationale; Centre de Documentation de la DEPP, 2010) auprès des enseignants du secondaire, montre que la discipline constitue un facteur discriminant des usages. Selon cette enquête, les disciplines scientifiques (Sciences de la Vie et la Terre, Physique-Chimie, Mathématiques) et technologiques sont celles dont les enseignants utilisent le plus fréquemment les TIC. Au contraire, les enseignants des disciplines artistiques (éducation musicale, arts plastiques), d’éducation physique et sportive, et littéraires (français et langues vivantes) sont Sherbrooke (Larose, Lenoir, Karsenti, & Grenon, 2002), met aussi en évidence le poids de la discipline comme l’un des facteurs déterminants des usages des technologies en classe. Néanmoins, les disciplines dans lesquelles il semble que les technologies soient le plus utilisées, ne coïncident pas toutes avec celles identifiées dans l’étude française. Notons, par exemple, que les enseignants de français apparaissent comme ceux qui utilisent le moins les TIC en France, alors que les enseignants de français québécois appartiennent au groupe des utilisateurs réguliers des TIC en classe.
Il faudra, par ailleurs, interpréter avec recul la variable « discipline enseignée », car elle est également liée à d’autres facteurs (comme par exemple, le genre, l’âge et la maîtrise des technologies, entre autres) qui influencent aussi la construction des usages. A ce propos, notons que même si toutes les autres variables démographiques prises en compte dans l’enquête française13 (Ministère Éducation Nationale; Centre de Documentation de la DEPP, 2010) ne sont pas considérées comme des facteurs qui
13 Age, ancienneté d’enseignement, genre
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déterminent significativement les usages, les résultats montrent que les hommes utilisent un peu plus les TIC que les femmes et que les enseignants qui sont à la fin de leur carrière sont moins utilisateurs des TIC que les autres. Voyons donc ce que la recherche a mis en évidence en ce qui concerne l’influence des variables genre et âge sur la construction des usages des technologies dans l’enseignement.
1.2. Le genre
Les différences d’usage des technologies par genre ont été analysées par Jouët (2000).
L’auteure, observe que l’usage des TIC par les femmes serait plus restreint que l’usage des TIC par les hommes : « si les femmes et les filles utilisent les TIC, leur appropriation paraît plus circonscrite : moindre connaissance du contenu de la technique, prédominance des usages fonctionnels »(Jouët, 2000, p. 504). De son côté, Granjon (2009) fait le même constat à l’occasion de l’analyse de l’appropriation d’Internet et de l’informatique par les classes populaires. L’auteure, observe que pour les hommes l’ordinateur et Internet sont perçus plutôt comme un « espace privé, de fuite, de repli, de retrait ou de solitude » (Granjon et al., 2009, p. 59) , tandis que pour les femmes l’ordinateur et Internet doivent servir à la famille.
Ainsi, ces travaux mettent en évidence que les technologies reproduisent les différences existantes et qu’il n’est pas possible d’établir une corrélation de cause-effet, entre genre et type d’usage. En effet , les chercheurs (Baron & Bruillard, 2008;
Granjon et al., 2009; Jouët, 2000) s’accordent pour dire que dans la construction des usages interviennent multiples facteurs (tels que l’âge, le niveau de scolarité, les ambitions professionnelles, entre autres), lesquels doivent être pris en compte au moment de faire l’analyse de l’usage des TIC.
1.3. L’âge
L’âge et les différences générationnelles ont été souvent considérés comme un facteur déterminant les usages des technologies. La `culture numérique’ serait donc associée à une culture des jeunes. Tapscott (1998) a été l’un des premiers auteurs à parler de la génération Internet (« net génération »). Selon lui, cette génération (née à partir de 1977) se définit par les relations qu’elle entretient avec Internet et se différencie des générations qui la précèdent puisqu’elle a grandi entourée des TIC et aurait en conséquence une bonne maîtrise des technologies(Rizza, 2006, 2010b, 2013a).
Prensky (2001) approfondit l’argumentation de Tapscott (1998), qualifiant les jeunes de « natifs numériques » (digital natives) et les adultes des « immigrants numériques» (digital immigrants). Ces concepts, ont été très critiqués par la recherche en technologie éducative (Baron & Bruillard, 2008; Bullen, Morgan, &
Qayyum, 2011; Cerisier & Popuri, 2011; Cerisier, 2011), notamment par son inconsistance. A ce propos, Cerisier constate :
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«Même si l’on prend pour acquis que l’appropriation des nouveaux artefacts techniques est moins rapide en fonction de l’âge, elle est réelle. La proportion des adultes pratiquant assidûment les technologies numériques est très importante. Son accroissement est trop rapide pour qu’elle puisse s’expliquer intégralement par le renouvellement générationnel, y compris dans les segments les plus âgés de la population » (Cerisier, 2011, p. 74).
De plus, des revues de la littérature sur les compétences numériques des jeunes, menés par les chercheurs françaises Baron et Bruillard (2008) et par des chercheurs canadiens (Bullen et al., 2011), montrent que les jeunes font une utilisation limitée des TIC et que souvent sa maîtrise a été surdimensionnée et utilisée comme un argument de marketing : « les digital natives sont pour une bonne part, aussi des novices, des digital naïves, des proies faciles pour les divers incitations du marché »(Baron & Bruillard, 2008, p. 9). De son côté, Bullen et al. (2011) complémentent l’analyse de la littérature avec des études empiriques. En faisant une enquête auprès des 438 étudiants universitaires et en interviewant 69 de ces étudiants, les auteurs concluent que les jeunes font un usage limité des TIC. En plus, les chercheurs remarquent qu’il n’y a pas de différences significatives entre générations dans la façon dont les étudiants déclarent utiliser les TIC, donc : « the generation is not the issue» (Bullen et al., 2011, p. 1)
En France, plusieurs études de terrain révèlent également le manque de compétences technologiques des jeunes (Baron & Bruillard, 2008; Bevort et al., 2005; Cerisier &
Popuri, 2011; Cerisier, Rizza, Devauchelle, & Nguyen, 2008; Cerisier, 2011; Dioni, 2007; Fluckiger, 2009). Enfin, la revue de la littérature sur l’usage des technologies par les enseignants novices, issus de la génération des « natifs digitaux » (Enochsson
& Rizza, 2009) révèle qu’eux aussi rencontrent des problèmes pour les intégrer dans leurs pratiques pédagogiques notamment à cause du manque de temps et d’organisation engendré par les débuts de l’ entrée dans la profession.
Récemment, dans un entretien réalisé en France, Prensky revient sur ses propos, en soulignant que la différenciation entre natifs et immigrants digitaux n’est plus soutenable aujourd’hui: « Je pense que les concepts de digital natives/ digital immigrés ont été utiles au début, pour mettre des mots sur une nouvelle réalité, mais cela date d’il y a dix ans » (Wiels, 2012).
1.4. Les compétences techno-pédagogiques acquises en formation initiale
Quant aux compétences techno-pédagogiques, de nombreuses recherches en technologie éducative (Notamment: Karsenti, 2007; Peraya, Bétrancourt, & Lombard, 2008; Rizza, 2010a; Viens, Peraya, & Karsenti, 2002) insistent sur l’importance d’intégrer les TIC à la formation initiale des futurs enseignants. En effet, d’après ces
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travaux, les enseignants reproduiraient les modèles acquis en formation initiale, dans leurs pratiques pédagogiques.
En France, Rizza (2010) a réalisé une enquête et des entretiens auprès des formateurs, directeurs, et étudiants des Instituts de Formation des Maîtres (IUFM) des Académies de Créteil et de Poitiers. L’étude met en évidence « l’absence d’une mention explicite d’objectifs d’intégration des TICE dans les programmes de formation disciplinaire des enseignants dans les deux IUFM » (Rizza, 2010, p .17). Ce vide dans les programmes, est traduit comme une non-obligation d’utiliser les TICE pour les formateurs disciplinaires. Ainsi, ces derniers perçoivent que « l’intégration des TIC dans les pratiques pédagogiques est quelque chose de supplémentaire »(Rizza, 2010a, p. 36). De leur côté, les enseignants novices de cette étude, déclarent être mieux formés pour préparer les cours en utilisant les TIC que pour faire des activités avec leurs élèves (Rizza, 2010a).
En Suisse, Peraya et Peltier (2012) ont analysé les effets d’un dispositif de formation hybride destiné à des étudiants de première année de psychologie et de sciences de l’éducation. En faisant une analyse de contenu de 66 rapports réflexifs des étudiants, les auteurs notent que le fait d’intégrer les TIC dans la formation initiale des enseignants a une incidence positive sur les représentations des technologies des futurs maîtres. L’étude montre que les étudiants -ayant suivi un cours qui les a immergés dans l’utilisation des technologies à travers un dispositif de formation hybride - ont changé leur opinion de départ à propos de l’utilité des technologies pour leur vie professionnelle : « Le cours a eu pour effet de modifier la vision et la compréhension qu’ont les étudiants des TICE et de leur potentiel pédagogique »(Peraya & Peltier, 2012, p. 18).
Il faut remarquer que les chercheurs (Karsenti, 2007; Peraya et al., 2008; Peraya &
Peltier, 2012; Rizza, 2010a; Viens et al., 2002) s’accordent pour dire que la variable
« formation initiale à l’usage des TIC » est importante, mais qu’elle n’est pas la seule à prendre en compte pour expliquer ou prédire les pratiques des enseignants vis-à-vis de leur usage des TIC en classe. A ce propos, Rizza (2010) rappelle que la nécessité d’améliorer l’accès à l’équipement dans les IUFM et les établissements éducatifs, est un des premiers pas pour accompagner le développement des usages.
Si l’accès au matériel et la maîtrise des technologies, sont des facteurs déterminants pour développer des usages, la littérature montre qu’ils ne sont pas suffisants pour que les TIC soient adoptés.