CHAPITRE 2 : ÉTAT DE LA RECHERCHE
5. Les études sur les ENT
Le déploiement des ENT, impulsé depuis 2003 en France, a été suivi dès le début avec un grand intérêt par de nombreux chercheurs (Baron, 2009; Bétrancourt, 2007b;
Bruillard & Baron, 2006; Cerisier, 2005, 2011; P. Genevois & Poyet, 2009; Puimatto, 2006) travaillant sur la compréhension du processus d’appropriation des technologies et leur impact sur l’enseignement.
Pour le gouvernement français, les ENT sont porteurs d’innovation car ils donneraient aux enseignants la possibilité de changer leurs pratiques pédagogiques.
Néanmoins, l’appropriation et les usages des ENT (comme celui des TIC) ne vont pas de soi et sont influencés par diverses variables, comme il l’a été montré précédemment.
Les changements et les usages prévus par les prescripteurs d’une technologie ont tendance à s’écarter des usages observés dans la réalité (Cerisier, 2011; Paquelin, 2005b; Perriault, 1989; Rabardel, 1995). Ainsi, les premières études réalisées en
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France sur les usages des ENT en milieu scolaire ont surtout identifié les freins à leur appropriation. Puimatto (2006) observe des problèmes ergonomiques, dus à l’absence de participation des usagers dans le processus de conception des ENT l’organisation scolaire traditionnelle, car ils mettent en jeu l’organisation du travail et la négociation des rôles. Genevois et Poyet (2010) font l’hypothèse que la mise à distance des activités pédagogiques permise par les ENT, rend possible le développement d’une « école étendue »20 qui modifie la forme scolaire traditionnelle.
Néanmoins, leur étude de terrain sur l’usage des ENT par les enseignants d’Isère et 2010, p. 575). Les auteurs concluent que les ENT- tels qu’ils sont utilisés actuellement - contribuent plus à maintenir la forme scolaire traditionnelle qu’à la modifier : « Plus qu’à une dilatation de la sphère éducative ou à une ouverture de l’école, nous assistons à un recloisonnement de l’espace scolaire qui cherche, sinon à se refermer pour se protéger, du moins à se redéfinir face à internet et aux réseaux numériques » (Genevois & Poyet, 2010, p. 581). D’autres études soulignent également que
« cette visibilité constitue un facteur de résistance chez certains professeurs qui peuvent craindre un jugement sur leurs pratiques » (Gasté, 2010, p. 61).
Pour Bruillard et Hourbette (2008) un des effets des ENT peut être de l’ordre du relationnel, modifiant « le schéma de communication familial et le rôle et la place de l’enfant élève » (Bruillard & Hourbette, 2008, p. 32). Gasté (2010) considère également que les ENT imposent la redéfinition des rôles des parents vis-à-vis de
20 Caractérisée selon Genevois et Poyet (2010, p.572) par : « la redéfinition de l’espace-temps pédagogiques (…), l’extension de la sphère éducative (« intégrant toutes les acteurs de l’école y compris les parents) et la mise en place d’un ‘espace de confiance’ » (telles que les ENT le font assurant un accès sûr et la confidentialité des données personnelles).
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l’école. Selon lui, il faut « introduire des nouvelles règles de réciprocité » (Gasté, 2010, p. 107), propos avec lesquels sont d’accord Genevois et Poyet (2010) pour qui les parents devraient être considérés comme des « co-éducateurs ».
Une enquête exploratoire sur l’ENT « Scolastance », menée à l’Académie de Strasbourg (Pacurar, Abbas, & Moltini-Zender, 2011), montre que les femmes déclarent rencontrer plus de difficultés techniques lors de l’utilisation des ENT que les hommes. Ce résultat coïncide avec les différences observées par les chercheurs dans l’usage des technologies dans la société, que nous avons exposées précédemment. Néanmoins, les auteurs de l’étude (Pacurar et al., 2011) soulignent que hommes et femmes résolvent ces problèmes techniques en toute autonomie, et qu’ il n’existe pas de différences significatives entre genres.
Pacurar et al. (2011) observent également que « l’ENT est perçu avant tout comme un outil de communication (…) ou encore pour répondre aux usages prescrits par l’institution (saisie des notes, des absences, des remarques sur les bulletins…»
(p.253). Les fonctions de communication et de gestion seraient donc privilégiées par les acteurs par rapport aux fonctions pédagogiques.
En analysant les représentations de 30 enseignants du secondaire, considérés comme des usagers réguliers de l’ENT, Daguet et Voulgree (2011) montrent les écarts entre les usages prescrits et les usages réels. Les chercheurs s’intéressent à l’utilisation par les enseignants de l’espace de stockage proposé par l’ENT qui permet la mise en ligne et le partage des documents. Les prescripteurs présentent, en effet, cette fonctionnalité comme novatrice car elle faciliterait le partage et le travail collaboratif et de fait aurait une forte valeur pédagogique. Cependant, plus de la moitié des enseignants interrogés disent refuser d’utiliser cette fonctionnalité, comme cela a été également observé par Genevois et Poyet (2009) dans une enquête auprès de 850
Les autres raisons avancées pour expliquer la non-utilisation de cette fonction relèvent du manque de compétences technologiques, de problèmes techniques rencontrés dans l’utilisation de l’ENT, de la méconnaissance de la part des enseignants de l’existence de cette fonctionnalité et enfin de la concurrence de l’ENT avec d’autres solutions personnelles utilisées par les enseignants. La description des usages de l’espace de stockage par les enseignants qui déclarent l’utiliser, met en évidence le caractère utopique des prescripteurs quant au partage et au travail collaboratif. En effet, les enseignants qui déclarant utiliser cette fonctionnalité, le font principalement pour proposer un feed-back ou donner des compléments de cours aux
21 Dans cette enquête moins de 30% des enseignants ont déclaré utiliser l’espace de stockage.
56 les parents, cet outil favorise plutôt l’acquisition d’informations » (Schneewele, 2011, p. 13).
A l’échelle internationale, une étude menée en 2010 (Ministère de l’Éducation Nationale, European Schoolnet, Caisse de Dépôts et Consignations, 2010) compare les usages et les modes de déploiement des ENT au Royaume-Uni, au Danemark et en Espagne. Elle montre que les usages pédagogiques des ENT ne sont pas développés en favorisant des pratiques socioconstructivistes. Cette étude formule également des recommandations généralisables pour faciliter l’acceptabilité des ENT parmi lesquelles : faciliter l’accès au matériel de préférence dans la salle de classe, ou encore réaliser les choix technologiques en fonction des besoins pédagogiques avec la participation de tous les acteurs concernés (depuis les concepteurs jusqu’aux usagers). Les auteurs remarquent également qu’il faut «envisager la mise en œuvre des plateformes virtuelles d’apprentissage avant tout comme un processus (objectifs, stratégies, partenaires, étapes, etc…) et non comme une intervention essentiellement technologique » (Ministère de l’Education Nationale, European Schoolnet, Caisse de Dépôts et Consignations, 2010, p. 9). L’étude met en évidence d’autres facteurs d’acceptabilité des ENT mais difficilement généralisables, car très marqués par la dimension culturelle. Par exemple, la réussite du déploiement des ENT au Danemark pour favoriser la communication entre l’école et la famille a été analysée par les chercheurs « avec distance », car les relations entre les enseignants, les élèves et les parents danois sont plus étroites que dans les autres pays étudiés. Les usages des ENT observés au Danemark correspondraient donc à une habitude de communication déjà existante y compris par la voie d’autres outils personnels : au Danemark : « (…) il est considéré comme normal que les élèves envoient des messages (SMS) à leurs professeurs en utilisant un numéro de téléphone portable personnel » (Ministère de l’éducation nationale, European Schoolnet, Caisse de depôts, 2010, p. 43). De surcroît, les parents danois semblent être plus impliqués dans la scolarité de leurs enfants et participent activement dans la vie associative des établissements éducatifs. Enfin, à la différence des autres pays de l’étude, au Danemark , « la plupart du temps, l’intérêt manifesté par les parents n’est pas motivé par un souci de contrôle, mais de partage d’information et de participation » (Ministère de l’Education Nationale, European Schoolnet, Caisse de Dépôts et Consignations, 2010, p. 43).
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