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Usages : composer (au sens de passer une alliance) avec les supports

2 Les débuts a) Le déclic

Prince 2 Ah oui les Inrocks À l’époque c’était un mensuel, c’était génial quoi !

3 Usages : composer (au sens de passer une alliance) avec les supports

Dans le chapitre précédent, nous avons constaté le rôle central dévolu aux enregistrements, ceux qui proviennent de la sphère publique comme ceux que l’on réalise soi-même, et aux machines de reproduction. Au moment où les groupes (ou les individus) commencent à produire leur propre musique, à répéter régulièrement, à se produire en concert, le rôle dédié au recording reste déterminant. Bien entendu, les pratiques (ainsi que les objets) se diversifient en fonction des choses que l’on a à faire et du style musical que l’on pratique. La partie qui va suivre entend passer en revue quelques-uns des usages qui accompagnent l’intensification de la pratique.

a) S’évaluer, apprendre, coopérer

Pour certaines formations débutantes, l’enregistrement est d’emblée un outil d’évaluation. Prenons l’exemple du premier groupe de Félix et Sabine (recrutée après un gala au lycée) et qui joue des reprises

“FR Vous vous enregistriez dès le début ? Avec quoi ?

Félix Oui, oui je crois. On enregistrait aussi les concerts qu’on faisait. Et c’est

là qu’on s’est rendu compte de plein de choses : des défauts, des tempos qu’on joue à fond parce qu’on est stressé

FR Un rôle de correcteur

Félix Oui carrément. Les tout premiers (concerts), on n’a pas du tout conscience

de ça, on envoie les tempos qui font n’importe quoi. »

Pour d’autres groupes débutants, le recours au recording, notamment en répétition, est plus rare. Toutefois, lors des prestations, un copain s’occupe de capter l’événement

« FR Et vous vous enregistriez alors ou comment c’était ?

Marc Pas avant les premiers concerts mais je me souviens qu’un des premiers

enregistrements c’était, c’était un ami qui nous filmait au caméscope, tu vois le vieux caméscope des parents, ça a été les premiers trucs, les premiers témoignages »123

Autre usage courant chez les apprenti-e-s, le fait d’utiliser les cassettes pour apprendre un répertoire de chansons déjà existantes. Le fonctionnement qui est décrit ci-dessous s’apparente un peu au fonctionnement de nombres d’orchestres de bals

« FR Comment se passait le travail ?

Sabine On se donnait des morceaux à bosser

FR Il s’agissait de reprises ? Comment faisiez-vous pour les apprendre ?

Sabine Eux se voyaient, les instrumentistes, et ils écrivaient ensemble toutes les

grilles et puis ensuite moi j’arrivais le week-end ; tous les samedis, on bossait, j’arrivais comme une fleur et je chantais le morceau.

FR Comment appreniez-vous de votre côté ?

123 Le fait d’enregistrer les concerts ne concerne pas que les formations débutantes. Ainsi, le jour où je

rencontre Kimchen (groupe de rock métal), je trouve les membres de la formation, dans le hall de la Cuisine, en train de regarder, et de commenter, une captation vidéo d’un récent concert. Au fur et à mesure que la prestation se déroule sur l’écran, chaque membre du groupe commente et évalue la qualité générale.

Sabine Simplement en écoutant, je les écoutais une ou deux fois. FR Ils vous procuraient la musique, sur quels supports ?

Sabine Oui oui, on échangeait des cassettes. C’est drôle de parler de tout ça ! FR Comment faisiez-vous quand les chansons étaient trop hautes ou trop

basses pour votre voix ?

Sabine On changeait les tonalités. En général, je préférais plus chanter les

chœurs, c’était surtout des chants leads masculins, je faisais plus les chœurs derrière. Mais sinon, on changeait les tonalités facilement.

FR Les chœurs, c’étaient ceux des disques ? Sabine Ah non, non. J’harmonisais

FR Comme avec vos cassettes, vous ne reproduisiez pas exactement les

chansons enregistrées ?

Sabine Oui avec le recul, je crois que c’était un peu le début, je ne voulais pas

reproduire, je voulais faire ma petite sauce, bien ou pas bien, mais je ne voulais pas copier »

Outre que cet exemple nous montre encore une fois Sabine harmoniser à sa convenance sur des morceaux existants, on remarque ici que deux sortes de supports circulent dans le groupe, à savoir des grilles et des cassettes. Et même les cassettes, qui passent entre toutes les mains, ne sont pas exactement utilisées de la même manière. Les uns (les instrumentistes) s’en servent, à la fois, pour apprendre à jouer les répertoires et pour les transcrire en grilles d’accords, les autres (les deux chanteurs) y ont recours pour mémoriser les mélodies et les textes des chansons. Le fait d’alterner des séquences de travail réservées aux instrumentistes et d’autres où les vocalistes les retrouvent renvoie d’ailleurs à ces usages différenciés. De là, une première réflexion. Un peu plus haut, on a vu que les façons de relever des disques de Francis et de Théo divergeaient et que cette différence nous parlait de la différence stylistique. L’exemple du groupe de reprises de Sabine et Félix nous montre qu’à l’intérieur d’une même

formation, différents usages (et supports) peuvent également être mis en œuvre.

Bien évidemment, le magnétophone n’est pas seulement un mouchard ou un aide- mémoire. Il sert aussi à composer à plusieurs la musique. Pour ce faire, Stéphane combine l’enregistrement en chambre, “à la Dany“, avec la répétition avec son groupe

« Stéphane Moi, je m’enregistrais d’abord tout seul à la guitare chez moi, puis des fois, je sifflotais un air qui aurait pu être joué par l’autre guitariste ou…

FR Pendant que tu enregistrais ?

Stéphane Pendant que je jouais de la guitare. Et puis ensuite je donnais la

cassette aux autres, je leur copiais

FR : Alors tu la donnais aux autres, tu la donnais à combien ? T’en donnais

plusieurs …?

Stéphane En fait, moi j’avais donc cette minichaîne et puis avec deux

cassettes…

FR Un doubleur ouais

Stéphane Et puis ce vieux lecteur cassette enregistreur. Je m’enregistrais sur ma

cassette, je faisais des doubles, donc je faisais trois doubles que je donnais aux trois autres et puis c’était une sorte de base de travail et puis après c’était…Y’en

avait un qui avait préféré le premier morceau, donc on prenait les morceaux qu’on avait tous aimés en commun et puis après chacun arrangeait le morceau quoi

FR Alors ils l’arrangeaient en travaillant sur la cassette ou ils faisaient ça en

répétition ?

Stéphane Non, non, on faisait ça aux répétitions c’était plus pour… FR À quoi servaient les bandes alors ?

Stéphane Ben, les bandes servaient à p’t’être à travailler des riffs à l’avance, de

guitare ou de basse ou travailler…

FR Donc c'est-à-dire qu’ils arrivaient aussi avec des idées ? Stéphane Ouais

FR Formidable

Stéphane Ouais, moi, j’ai toujours fait la musique un peu, comme ça quoi, en

préparant à l’avance »

Le lecteur a probablement remarqué que sortant de la réserve, que lui impose normalement sa posture “scientifique“, l’auteur de ces lignes s’exclame à un moment de l’entretien « formidable ». Pourquoi ? Et bien parce que Stéphane vient de (me) dé- montrer que la continuité entre l’espace commun et domestique, longuement examinée dans le chapitre précédent, ne s’interrompt pas avec la pratique en groupe. Les “bases de travail“ de Stéphane sont d’abord bricolées en chambre, puis diffusées à l’intérieur du groupe, avant les répétitions, chacun pouvant alors s’y greffer. De plus, les cassettes permettent également aux autres membres du groupe de sélectionner (ou d‘éliminer) les propositions que leur soumet Stéphane. À la suite de quoi, la répétition proprement dite se déroule selon les modalités décrites dans le paragraphe précédent, chacun improvisant (à tour de rôle) sur ce que font les autres. Dans ce processus, la “méthode additive“ est donc utilisée à la fois dans l’espace domestique et dans le local.

Telles les partitions d’un orchestre classique, les cassettes transmettent et transportent le matériau de base autour duquel s’organise l’activité du groupe. Et, une fois encore, l’artisan de cette

circulation “intra-communautaire“ est l’incontournable double cassette domestique dont les ressources sont, décidément, inépuisables.

Voici encore un autre exemple de cette circulation de la chambre à la répétition où la cassette, enregistrée par d’autres, permet de tester une possible collaboration.

« Marie (…) Et donc Tania, je pensais à Tania qui joue de la guitare quoi. j’en ai parlé à Arianne [la] chanteuse [avec qui je travaillais], j’ai dit : “c’est la seule guitariste fille que je connais et puis on s’entendait bien, on s’est perdue de vue mais bon, bah ouais pourquoi pas…“. Puis il s’est avéré que j’ai rencontré Tania à une soirée concert en fait, on a un peu bu, on est un peu timide l’une, l’autre. Les verres, ça fait se délier les langues et je lui ai dit : “écoute tu veux pas venir essayer, ça t’engage à rien…“ ,“ah tu sais j’suis nulle à la guitare, j’sais pas jouer“, j’dis : “ben on s’en fout nous c’est pareil, aucune prétention…“, “ouais pourquoi pas…“, “bah j’te file la k7, faut que tu passes chez moi “ (c’est moi qui souligne)