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Un dialogue suivi d’une tirade sur les variations du goût pour le recording

-J’ai évoqué, il y a un instant, la “culture sonique“ des (jeunes) auditeurs. Celle-ci a, bien entendu, une incidence sur la façon d’apprécier la musique.

- Ah oui laquelle ?

-Lorsque j’écoute Beethoven chanté par Brendel, Gershwin par Sinatra, je n’écoute pas seulement un interprète donner sa version de la musique d’un génie, j’écoute aussi ce que Foucault a appelé le dispositif59.

- ???

-Je m’explique. Quand vous sortez d’un concert, vous ne parlez pas seulement de l’œuvre ou du pianiste, vous évoquez aussi l’acoustique de la salle, ses défauts ou ses qualités. Vous regrettez amèrement de vous être assis derrière un colosse ou vous vous réjouissez d’avoir pu contempler les musiciens et le chef d’orchestre dans la fosse d’orchestre de l’opéra.

- C’est exact

-Eh bien, il en est exactement de même avec un support enregistré ! Les conditions d’écoute à la maison sont également primordiales. Vous ne tardez pas à comprendre que pour goûter toute la finesse d’un disque (stéréo) de Sinatra, il vous faut un

équipement approprié. Alors, après avoir acquis une chaîne hi fi (plus ou moins

sophistiquée), vous réfléchissez à l’endroit où vous devez l’installer, au placement des haut-parleurs ou de votre fauteuil, etc. Et si, à contrario, un peu agacé, vous trouvez que tout cela est bien inutile, cela signifie bien que cette façon d’écouter à acquis une certaine importance (sociale). Qu’elle compte.

- Effectivement…

-Évidemment, on ne saurait limiter le dispositif au matériel d’écoute. Aussi, quel que soit votre registre stylistique, la façon dont la musique est enregistrée retient votre attention

59 Voir notamment Michel Foucault Naissance de la clinique 1963 Quadridge/PUF Paris 2000 &

Surveiller et punir Gallimard Paris 1975. On trouve également les prémisses d’une compréhension de la musique comme un espace spécifique dans Max Weber Sociologie de la Musique (Traduit de l’allemand par Jean Molino et Emmanuel Pedler) Éditions Métailié Paris 1998. Sur les origines culturelles (et scientifiques) des dispositifs de traitement du son : Jonathan Sterne The audible past. Cultural origins of sound reproduction Duke University Press Durham and London 2003 & François Ribac From the Scientific Revolution to Popular Music. A sociological approach to the origins of recording technology. Edinburgh 2006. Disponible sur

http://www.artofrecordproduction.com/index.php?option=com_frontpage&Itemid=1&PHPSESSID=524a 09f086abc23e411b93eb18aaf423

Sur l’écoute : Antoine Hennion, Sophie Maisonneuve, Émilie Gomart Figures de l'amateur, formes, objets, pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui La Documentation Française Paris 2000, Sophie

Maisonneuve Le disque et la musique classique en Europe, 1877/1949 : l’invention d’un médium

musical, entre mutations de l’écoute et formation d’un patrimoine Thèse de doctorat, European University Institute Florence (Italie) 2002 et aussi “De la “machine parlante“ à l’auditeur“. Revue Terrain n° 37, musique et émotion. Paris septembre 2001. Disponible sur

http://terrain.revues.org/document1289.html. & Evan Einsenberg Phonographies Explorations dans le monde de l’enregistrement 1987 Éditions Aubier Paris 1998

et, même, devient un critère. Amateur de Sinatra ? Vous adorez quand sa voix caressante (i.e collée au micro) semble rentrer dans la pièce, mais, vous aimez aussi quand un riff de cuivres de son orchestre rugit et résonne au loin (la réverb au mix !). Adepte de la Callas ? Pour vous, un opéra doit être capté pendant une représentation et c’est pourquoi vous achetez préférentiellement des disques enregistrés en public. Naturellement, vous vous doutez (au moins un peu) que la Callas ne se déplace pas sur la scène lorsqu’elle enregistre, mais la présence du public et la restitution de l’acoustique ample de l’Opéra Garnier (obtenue par les fameux “micros d’ambiance“) vous donnent malgré le tout le sentiment “d’y être“. Du reste, ces disques “live“ sont du même tonneau que les retransmissions que vous écoutez chaque semaine (le dimanche soir) à la radio nationale. Fan d’Elvis ? Les prouesses vocales du King vous transportent. Toutefois, vous raffolez pareillement du son i-ni-mi-ta-ble de la guitare de Scotty Moore (Gibson demi-caisse ?) et de l’écho rapide (effet ping pong). Justement, ce procédé a été mis au point par Sam Philips, le producteur d’Elvis, qui a réinjecté la modulation dans un deuxième magnétophone, inventant une sorte de réflexivité technologique. Le ping-pong donne vraiment l’impression que l’orchestre et la voix rebondissent sur une paroi proche. Autrement dit, l’effet ping-pong évoque l’acoustique d’un (petit) club de rock. Pour vous (comme pour les interprètes, les producteurs, les DJ(s) à la radio et les ingénieurs du son) cet effet est la signature sonore du rockabilly60.

Les notes de la pochette d’un disque de 1961 (figures 14, 15 et 16) nous montrent comment l’intérêt croissant du public pour les techniques d’enregistrement a été pris en compte par l’industrie musicale.

60

Sur la mise au point de cet effet : Colin Escott and Martin Hawkins Sun Records, the brief history of the legendary record label (1975) Omnibus Press London, New York 1980 &Good Rockin' Tonight: Sun Records & Birth of Rock. St Martin Press New York 1991. Voir également Peter Doyle “Echoic chambers : when movies depict sound recording“. Communication au colloque international de l’IASPM. Rome 2005

Figure 14 Ci-dessus, la pochette intérieure d’un disque 33 tours de l’orchestre de Xavier Cugat de

1961. Le déroulement de chaque morceau est minutieusement décrit, non seulement en termes d’orchestration mais aussi de positionnement des instruments dans l’image stéréophonique

-

Figure 15 En haut, un schéma décrit la disposition des groupes instrumentaux et de la control room

lors des sessions d’enregistrement. En dessous, on trouve la liste des instruments, des micros et des magnétophones. On remarque qu’il est précisé quel type de micro on emploie pour tel ou tel instrument. La notice est signée du directeur de l’enregistrement du label (Mercury) et un texte certifie que le disque a été réalisé selon des normes techniques conformes à celles de l’industrie du disque américaine.

Figure 16 C’est le même souci d’information sur le son que l’on retrouve ci-dessus dans la

description des instruments de percussions “exotiques“ et sur la façon dont les instrumentistes les manipulent.

Quelles conclusions tirer de ces nouveaux indices ?

Avec la généralisation de supports dans l’espace public et domestique, le recording (de la prise du son à la production en passant par la technique d’écoute domestique) est de plus en plus apprécié en tant que tel. Résultat, le son devient une composante essentielle du goût musical, un outil d’évaluation des interprètes et des styles et, bien sûr, l’objet de multiples controverses61. Pour un auditeur, la différence entre Elvis et (son héros)

61 Plusieurs auteurs ont montré que cette naturalisation des techniques d’enregistrement et d’écoute

n’avait pas été de soi ; qu’il a fallu un travail considérable de conviction pour convaincre les auditeurs d’utiliser des phonographes à la maison ou même de passer du phonographe au système électrique vers 1924. Voir respectivement les travaux de Sophie Maisonneuve, Jonathan Sterne & Roland Gelatt déjà cités

Dean Martin se joue aussi sur le terrain sonique62. Si, comme Dean Martin, Elvis interprète des chansons écrites par d’autres, si comme Dean, son talent bénéficie de l’internationalisation des supports et des médias, si comme Dino, le King tourne des films à Hollywood et se produit dans des grands hôtels à Las Vegas, il n’en reste pas moins que Presley n’utilise pas le micro de la même façon qu’un crooner, pas plus que son orchestre

ne sonne comme un grand orchestre de jazz. Dans les disques ou les concerts de Dean

Martin, on n’utilise pas cette réverb ping-pong qui dit à l’auditeur « tu es en train d‘écouter du rock’n’roll ». Dans les disques de Presley et de rock’n’roll, le naturel est

désormais légèrement saturé et apprécié comme tel par les auditeurs. La qualité

d’interprétation d’un chanteur ou d’un musicien de rock est ontologiquement liée à sa façon de maîtriser le signal électrique.