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Selon Howard Becker, un monde de l’art peut être défini par la façon dont les protagonistes de ce monde accordent (ou pas) de l’importance à certains acteurs au sein de la chaîne de coopération47. Utilisons cette grille pour mieux comprendre les spécificités des genres musicaux. Si dans le monde de la musique classique, le compositeur est présenté comme le maillon essentiel, dans les musiques populaires, l’accent est plutôt mis sur le performer, celui (ou celle) qui se (re)présente au public en tant qu’individu particulier. Ainsi, dans le jazz, on prête généralement plus d’attention à la façon dont John Coltrane improvise sur les accords de “My favorite things“ qu’au

compositeur de cet air de Broadway48. De même, l’attrait d’Elvis réside

essentiellement dans sa façon de chanter, et même si certains de ses fans critiquent les choix de chansons qu’il interprète, nul ne lui reproche cependant de ne pas être l’auteur de ces chansons. Même si elle n’a pas été composée par lui, All right Mama est, pour la plupart d’entre nous, une chanson d’Elvis, au sens où son interprétation est unique. Sur scène, on ne verra pas non plus (ou très rarement) un chanteur ou un instrumentiste fixer une partition (c’est-à-dire la “déléguée“ du compositeur) comme un-e concertiste classique le fait, y compris lorsqu’ il (elle) connaît par cœur l’œuvre qu’elle exécute. Les interprètes de musique populaire, eux, font généralement plutôt face au public, c’est leur engagement, en tant que personne particulière, qui donne sa substance à leur performance. En résumé, les interprètes de musique classique ou de musique populaire ne représentent pas exactement la même chose.

Si l’on met en rapport cette spécificité de “l’interprétation populaire“ avec l’emphase sur les interprètes résultant de la fixation sur des supports de la musique, on imagine aisément que Caruso n’a pas été le seul à bénéficier des techniques de reproduction sonore. Ainsi, les crooners constituent un bon exemple de la façon dont les médias et les outils de reproduction ont intensifié la place des performers de musiques populaires dans la société. Si l’on prend le cas de Frank Sinatra, on s’aperçoit que sa réputation s’est étendue au fur et à mesure qu’il incarnait des rôles au cinéma et fixait son répertoire sur des disques. Alors qu’il avait commencé sa carrière en se produisant comme vocaliste dans des big-bands de jazz dirigés par des instrumentistes, les supports et les médias ont peu à peu fait de lui une figure singulière, à nulle autre pareille : the voice. “L’employé“ s’est individualisé et est devenu unique. Cependant, loin d’être le résultat d’un simple effet mécanique, l’ascension de Sinatra résulte également de son aptitude à se saisir des (nouvelles) technologies de son époque. Comme l’a montré Charles Granata, il a toujours accordé une grande importance au travail de studio, s’entourant d’arrangeurs, d’instrumentistes et

47 Howard Becker Les mondes de l'art 1982 (Traduit de l'anglais par Jeanne Bouniort) Flammarion Paris

1988

48 Il n’aura pas échappé aux connaisseurs d’Howard Becker que dans ses propos sur l’art, celui-ci

s’intéresse pour l’essentiel aux standards de jazz à partir de travail des auteurs/compositeurs. Étonnant paradoxe pour un sociologue qui a fait de son expérience de pianiste de jazz (donc d’interprète) un élément de sa personnalité théorique et dont les efforts constants tendent à rendre visibles tous les acteurs d’un monde. Propos sur l’art (Traduit de l'américain par Jean Kempf, Jean Marie Fournier, Vincent Michelot et Axel Nesme) Éditions l’Harmattan Paris 1999

d’ingénieurs du son capables (et soucieux) d’innover49. Conscient du rôle déterminant des disques dans le monde musical, il a d’ailleurs créé son propre label, Reprise, au début des années soixante. On le voit par ailleurs dans le film Le Parrain utiliser ses relais dans la mafia pour se faire engager à Hollywood50. Surtout, on ne saurait oublier que son surnom (the voice) lui vient de sa capacité à pleinement exploiter les ressources du microphone, l’utilisant tantôt pour affermir sa voix, tantôt pour y chuchoter à l’oreille de l’auditeur.

Dans un même ordre d’idées, dans sa biographie de Dean Martin, Nick Tosches a narré comment l’humour caustique et la décontraction de ce dernier dans ses shows radio ou de télévision avaient contribué à l’invention d’un “naturel médiatique“51. On peut également rappeler qu’après le deuxième conflit mondial, Bing Crosby, autre crooner, a investi une partie importante de ses gains dans la société Ampex dont l’un des fleurons était le magnétophone. Les bandes magnétiques lui ont alors permis de ne plus enregistrer en direct ses shows radio. Utilisant les ressources du montage et du mixage -on lui doit l’insertion de rires préenregistrés dans des sketches-, il a contribué à l’élaboration d’un vocabulaire radiophonique plus dynamique et plus fluide que, ni l’enregistrement sur cylindres, ni le direct ne rendaient possible. Il fut aussi l’un des pionniers de la télévision52. S’il fallait résumer d’un mot l’apport des crooners, je reprendrai donc à Tosches l’idée de décontraction : élasticité et puissance du chant de Sinatra, désinvolture (voire cynisme) de Dean Martin, plasticité du flux des paroles et des images manipulées par les magnétophones Ampex de Crosby.

À partir de ces divers éléments, on peut tirer deux conclusions ;

• D’une part, que le fameux “naturel“ des crooners a été soutenu par un déploiement, probablement sans précédent, d’innovations technologiques et d’appareillages.

• Plus les techniques de reproduction sonore se sont imposées et plus les performers populaires sont devenus des faiseurs de sons. Autrement dit, l’individuation des interprètes a de plus en plus tendu à coïncider avec les innovations techniques. Cela revient à dire que la musique populaire a de plus en plus considéré l’enregistrement comme un outil de création.

Il nous faut maintenant regarder comment l’industrie musicale a fait face à ces (r)évolutions

49 Charles L. Granata Sessions with Sinatra : Frank Sinatra and the art of recording. A Cappella Books

Chicago 1999

50 Le film a été réalisé par Francis Ford Coppola en 1972.

51 Nick Tosches Dino, la belle vie dans la salle industrie du rêve (Traduit de l’anglais -USA- par Jean

Esh) 1992 Éditions Rivages/Écrits noirs Paris 2001

52 Sur Crosby : Paul Théberge “ 'Plugged in' : technology and popular music“ p. 3 à 25 in Simon Frith,

Will Straw & John Street (sous la direction de) The Cambridge Companion to Pop & Rock Cambridge

2001, Gary Giddins Bing Crosby, a pocketful of Dreams :The Early Years, 1903-1940. Little, Brown and Company. Boston, New York, & London 2001

Figure 12 Bing Crosby et le magnétophone Ampex

(Photo extraite du livre de Charles Granata cf. note 48) © Ampex corporation