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L’usage des droits fondamentaux pour exercer un jugement autonome sur les cadres de la pratique

L’expérience de l’hospitalisation comme processus d’habilitation et déshabilitation

7.1. L’usage des droits fondamentaux pour exercer un jugement autonome sur les cadres de la pratique

Nous avons vu dans la précédente section que les personnes ne se révoltent pas toujours lorsqu’ils vivent une situation qui le justifierait à leurs yeux. Cependant, cela ne signifie pas qu’ils ne soient pas à même de remettre en question les normes mobilisées par la pratique. C’est sur ce point que nous allons nous arrêter dans cette section, à travers le problème que pose la prise en charge médicale en terme de respect des personnes et de leur dignité.

Ainsi, de part le rapport omniprésent au corps, la prise en charge hospitalière pose la question de la protection des « faces247 » des personnes hospitalisées. « Le corps qui est support de soins et de symptômes, est dénudé, palpé, touché, pénétré, la distance interindividuelle « intime » transgressée (Cosnier248, 1993)». Les individus sont obligés d’exposer leur corps et leur espace intime. Leur position est extrêmement vulnérable. Si les infractions aux protections habituelles de l’intimité sont justifiées pour certaines par la finalité thérapeutique,

247

Goffman, opus cit.

248

Cosnier, J., (1993), Les interactions en milieu soignant, in Cosnier J., Grosjean M., Lacoste M., Soins et communications ; approches interactionnistes des relations de soins, PUL, Lyon, 17-32.

d’insuffisants signes de respect à l’encontre de la personne du malade peuvent être perçus comme intolérables et remis en question par les individus qui les subissent et qui manifestent implicitement leur désapprobation.

Le corps, bien que matériel de travail pour les soignants, n'en reste pas porteur de codes et de représentations particuliers qui coexistent avec les besoins médicaux, chez les personnes dénudées.

Notes de terrain, observation en réanimation

Il arrive que les patients, éveillés, manifestent leur gêne à l’infirmière pendant la toilette, un drap posé sur la porte (avant l’arrivée des stores en juin 2000) permettait de dissimuler les corps dénudés. Le problème de cette solution est qu’il épuisait le stock de draps propres du service et qu’il créait des tensions avec la buanderie, aux dires de la surveillante du service. La dissimulation au moment de la toilette avec un drap n’était pas systématiquement reproduite. Il n’y avait pas de mesure systématique prise vis-à-vis du respect de la pudeur des patients, le jugement est laissé au libre arbitre des infirmières ou à la requête des patients. Toutefois, certaines infirmières en exécutant la toilette avec une consœur, se mettent de part et d’autre du patient au niveau des parties génitales et ainsi dissimulent la partie du corps des personnes dans le couloir. De même, il a été également observé que certain(e)s posaient sur le sexe et/ou les seins une serviette tandis qu’une autre partie du corps était lavée. Un infirmier me raconta qu’une patiente, jeune, avait été gênée d’être toilettée par un homme. Si la mesure de lui attribuer une infirmière le lendemain avait été prise, cela n’a pas été systématisé. Il n’y a pas de distribution sexuée des malades. L’atteinte à l’intimité peut être continue puisque au-delà des toilettes, les patients sont généralement totalement nus lorsqu’ils sont « techniqués » (argot utilisé par les soignantes pour parler d’un corps couvert d’électrodes et « perforés » de tuyaux divers), parfois ils portent une blouse qui dissimule le devant de leur corps. Des électrodes se situant sur la poitrine laissée visible par le soignant, découvre par-là même les seins. Certaines patientes gênées de dévoiler ainsi leur poitrine remonte le drap, lorsqu'elles sont éveillées. De même lors de la visite du réanimateur, il a été observé qu’après avoir dévoilé le corps du patient pour auscultation, le corps n’avait pas été recouvert du drap, c’est alors l’infirmière, à la sortie du médecin, qui remonta le drap sur le patient. (Extrait du journal de terrain, service de réanimation de cardiologie).

La frontière entre l'accès légitime au corps et la transgression de ce droit est ténue et est considérée comme à négocier par la marque de signes particuliers

d’égards. Ainsi, qu'un soignant accède à son intimité est tolérable, que sa négligence permette à d'autres, non-soignants et non-médecins, d'accéder à la vue de ce même corps, est une pratique gênante voir offensante pour cette personne.

Mme GUE, 61 ans, aide-ménagère.

La toilette, en réanimation, c’était plus ou moins choquant quand même… J’ai préféré ne rien dire. Je préférai la tranquillité que faire des histoires… (silence) On se dit qu’ils voient d’autres personnes, qu’ils ont l’habitude. Mais quand des personnes étrangères rentrent, c’est embêtant.

Même dans le cadre de manipulations et d'observations en lien avec le travail médical, la considération de parties intimes, sur le seul registre de l'anatomo- clinique et sans précautions orales préalables pour demander le consentement à l'accès au corps et témoigner de la considération quant à la gêne sous jacente que cela peut entraîner, dépasse les cadres de l'acceptable pour la personne qui doit supporter cette atteinte à son espace intime.

Mme FEN, 77 ans, agricultrice

Je crois déjà que les chefs ne sont plus des mandarins, ça dépend du tempérament de chacun mais je les trouve plus… Moi ce qui m’avait frappé quand j’ai eu ma phlébite, c’était de voir ce docteur s’amener avec au moins 7 ou 8 étudiants, autour de nous qui avions les jambes écartées et tout ça, ça je trouvais que c’était pas, ça moi m’avait blessé. Oh oui ! Si vous croyez qu’à l’époque ils faisaient attention… Moi ça m’avait blessé. Et je ne suis pas une femme vieille… vous savez les jambes écartées avec autour tous ces jeunes gars et toutes ces jeunes filles, « qu’est-ce que vous pensez vous, qu’est-ce que vous pensez vous ? ». Et puis vous êtes là, vous vous dites bande d’idiots si vous saviez ce que je pense moi.

Notons que le corps et la définition du respect de son intimité tout comme pour le statut de personne connaît un caractère évolutif pendant les différentes phases de l'hospitalisation. Il est notable qu’une différence de comportement des médecins et soignants existe entre la réanimation et l’hospitalisation classique. Là, le souci du respect de l’intimité de la personne est plus présent, le drap et la

blouse lorsqu’ils sont ôtés sont posés en cache-sexe ou bien repositionnés systématiquement juste après l’acte. Les manquements aux us ordinaires ne sont pas seulement liés au traitement du corps, la personne en tant qu'entité morale est aussi en question.

L'extrait qui suit témoigne des limites de l'acceptation d'une dégradation de l'image de soi par un manque d’égards du soignant. Ce n'est pas tant ici la dépendance physique qui est posée comme problématique mais la façon dont l’individu est fragilisé dans son statut de personne. C’est être traité de « salaud » qui fonde l’inacceptable de la situation : ce ne sont pas les conditions matérielles qui définissent le statut qui engendrent la rupture avec l'acceptable, mais le manque d'égard pour la personne, en tant que telle. L'interviewé parle d'humiliation pour qualifier la nature du rapport du soignant et c'est en cela que c'est intolérable pour lui.

M. BOR, 66 ans, chercheur en immunologie retraité

Je ne pouvais, pour uriner, que me servir de cet instrument que l’on me proposait, ce pistolet, qu’assis au bord du lit. Alors j’essayais toujours de m’asseoir au bord du lit. Alors je ne sais pas ce qu’ils avaient l’air de craindre, que j’essaie de m’échapper ou que je tombe, je n’en sais rien, alors chaque fois je ne pouvais pas uriner. Alors que quand on a refait mon lit on me laissait debout alors je ne vois pas ce qu’on paraissait craindre du fait que j’essayais de me mettre sur le bord du lit pour uriner correctement. En plus j’ai une difficulté terrible à uriner en présence de quelqu’un à mes côtés. Alors je ne sais pas ce qu’on a craint, à un moment je me suis retrouvé ligoté dans le lit, et bien sûr ce qui devait arriver arriva, j’ai uriné dans le lit. Et je me suis fait traiter de salaud, voilà son expression. Je me suis fait traiter de salaud parce que j’avais mouillé le lit. Alors je me suis trouvé ligoté, je ne pouvais plus me servir de mes bras, sur un lit tout mouillé. Mais enfin, comment voulez-vous, quand vous êtes ligoté sur un lit, vous débrouiller pour attraper cet instrument pour uriner. Alors j’ai été humilié parce qu’il est très facile alors qu’on est maintenu nu, et que l’on est soi-même habillé, il est très facile d’humilier les autres vous comprenez ? Je considère que j’ai été humilié par cette femme et que j’ai été traité à la limite du respect de la personnalité humaine. Ah oui c’est un souvenir dont je ne peux pas me défaire ! Ca m’a remué beaucoup.

Les individus identifient les médecins au regard d'un ensemble de critères moins institutionnels que la place dans la hiérarchie médicale. La qualité de communication et de l’attention est valorisée. Une approche "humaine" est jugée comme une attente légitime et valorisante pour un service.

M. SEI, 49 ans, cadre administratif

Je suis content de cet établissement, je ne connaissais pas, je suis vraiment très content, il y a une approche des infirmières ou des médecins qui est très humaine. Ils rentrent dans le moule de ce qu’on veut aujourd’hui. Le patient a besoin d’être écouté. Je n’admets pas les soignants qui agissent de la même façon avec chacun. Cela je l’ai vécu et ces établissements je ne les fréquente plus. Quel que soit sa réputation !

M. DUP, 50 ans, technicien audiovisuel

Ici le professeur L., il est venu tout simplement assis là, en me parlant gentiment, il est resté assis. Il est resté ici, souriant à bavarder comme un ami, ça m’a fait plaisir d’abord et ça m’a mis en confiance. (…) On a parlé un peu de tout, il m’a demandé comment ça allait, ce que je faisais, moi j’ai parlé de la famille, des enfants, il a parlé de sa famille un peu, voilà. Sur des sujets pas spécialement médicaux. On avait débordé, hors sujet. Juste pour dire qu’on est des humains et qu’il y a autre chose à côté.

Certaines pratiques débordent du cadre légitime aux yeux des personnes. Les personnes hospitalisées conservent leur capacité critique et mobilisent un registre de jugement autre que la légitimité des soignants. Leur statut de personne les réinscrit dans des attentes de la vie ordinaire, dont la capacité à garder la « face » est un fondement. Ainsi, le droit au respect de soi et à la dignité sont des attentes fondamentales mobilisées par les individus car elles sont la base de la préservation de leur statut de Personne. En retour, en exigeant des relations préservant leur dignité, les individus restaurent leur capacité à se positionner comme personne ayant un jugement autonome et à être traités avec respect et dignité, remettant en question les pratiques des professionnels et valorisant l’humanisme de ceux qui adoptent une posture plus empathique.