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La neutralisation du sens critique et l’inhabilité à se révolter

L’expérience de l’hospitalisation comme processus d’habilitation et déshabilitation

6.3. La neutralisation du sens critique et l’inhabilité à se révolter

L'hospitalisation pose la question du consentement à l'ordre de l'institution et cette question pose le problème de l'adhésion et de la distance à l’ordre de l’institution. L’individu, comme on l’a vu dans le modèle goffmanien, témoigne d’une certaine distance au « rôle », qui peut prendre l’aspect de la soumission, de la coopération et de la passivité et qui tient pour partie à l’expérience de la neutralisation du sens critique.

Goffman interroge les modes d'adhésion et de résistance à un ordre social dominant et pose la question du sens de l'adhésion à un ordre, des conditions de légitimité de l'ordre, de la résistance ou du détournement de l'ordre imposé en opposition à l'ordre voulu. Il montre comment cela pose le problème du jugement sur la légitimité de l'ordre et ce qui rend évaluable la légitimité des actions. Au- delà, nous pensons qu’il importe de penser l'acceptation ou le consentement à des pratiques jugées inacceptables ou dégradantes à l'aune, non seulement de

création mutuelle de plusieurs "soi" en interaction, ainsi les "soi" acquièrent une signification sociale. De Quieros, JM, Ziolkowski, M., (1994), L'interactionnisme symbolique, Rennes, Presse universitaire de Rennes.

la légitimité accordée aux professionnels et à leurs actes, mais aussi au coût de la négociation ou de la révolte.

Un accord, même tacite, ne peut être jugé indépendamment de son contenu, sans lequel il serait impossible de comprendre que l'individu accepte, comme cela peut être le cas, ce qui ne devrait pas l'être, alors que les conduites sont critiquées. Il s'agit ici alors de comprendre ce qui peut faire supporter certaines choses qui semblent insupportables, sans que l'individu renonce pour autant aux conditions de sa dignité, c'est-à-dire à la possibilité de refuser ce qui n'est pas acceptable. Il faut alors définir les limites du territoire du quant-à-soi, même dans ces situations de fortes dépendances. Les limites sont énoncées par les personnes précédemment, mais on va voir que ces limites sont troublées. Pour ce faire, nous allons rendre compte des raisons qui font accepter ces situations jugées inacceptables, qui fondent le consentement.

Pharo244 distingue différentes sortes de consentements, en fonction notamment de l'implication pratique , c'est-à-dire les conséquences pratiques prévisibles d'un accord sur l'avenir de celui qui le donne, et celui de l'adhésion, c'est-à-dire la proximité conceptuelle entre la chose à laquelle on adhère et la raison pour laquelle on adhère. Dans le cadre de la réhabilitation fonctionnelle par exemple, il y a une forte implication pratique et nous avons vu que les soignants tentent d'inculquer aux malades la nécessité de l'engagement thérapeutique et l'adhésion aux valeurs médicales, en mobilisant la responsabilité personnelle dans les risques d'aggravation de l'état de santé. Cependant, l'adhésion des personnes hospitalisées est parfois en question car elle ne repose pas toujours sur le consentement aux soins mais sur la crainte de la sanction.

Le consentement le plus courant est l'admission, elle repose sur une forme d'indifférence. D'après Goffman, il semble que le cadre de l’hôpital engendre ce qu'il nomme une forme d’apathie civique : « dans ce contexte moral peu sérieux mais où tout est amplifié, se construire un moi ou le voir détruire devient une espèce de jeu cynique et voir cela comme un jeu, c’est perdre en quelque sorte le sens moral, tant ce jeu est fondamental. (…) L’individu apprend qu’une image défendable du moi peut être une chose extérieure à soi-même que

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Pharo, P., (1992), Phénoménologie du lien civil, sens et légitimité, Logiques Sociales L'Harmattan, Paris.

l’on construit, perd, reconstruit, toujours très rapidement et avec une sorte de sérénité. (…) Il apprend aussi à discerner s’il est opportun d’adopter un point de vue étranger à celui que l’hôpital peut lui fournir ou lui retirer » (p. 221, Asiles). La banalisation des actes d'incivilité ou des formes de contraintes, entre autres, peut engager une forme d'atténuation de l'indignation face aux manquements dans la relation, reposant sur la dédramatisation de ces situations et la mobilisation de la rationalité de l'entreprise médicale.

Une autre sorte de consentement, plus problématique, est la soumission. L'implication pratique est forte : si on ne fait pas ce que disent les soignants, on risque de voir notre état s'aggraver. Mais l'adhésion est faible, on n'a pas envie d'obéir mais on le fait quand même, on n'a pas le choix. La personne a le choix mais ce sont des choix trop lourds. Echapper à la soumission a un coût relationnel important dans la relation soignante, nous avons vu que les sanctions sont présentes et que le collectif de professionnels se mobilisent pour faire céder le récalcitrant. La raison qui fait céder reste défendable sur le plan moral : la guérison. La raison qui fait accepter est instrumentale : en se soumettant, la personne fait les gestes qui lui permettent un retour à une certaine autonomie et réduit sa durée de séjour. La personne justifie les attentes des soignants, dans le dessein d'un retour à la norme et le départ du service. La personne se fait violence, dans le prolongement des demandes des infirmières, pour son « bien », dans un impératif de guérison.

Mme LEB, 71 ans, agricultrice retraitée

Et puis vous savez les premières fois, que je me suis retrouvée toute seule devant mon déjeuner et qu’il n’y avait personne pour m’aider à me lever et me mettre devant, je me disais qu’elles pourraient m’aider, mais ça pourrait durer éternellement. Ça pourrait durer, on ne fait pas l’effort, tandis que quand on a fait l’effort, une fois, deux fois, après on le fait facilement, c’est indispensable. A chaque fois que j’ai été opérée, je me disais : « Ah quand même, elle m’aiderait bien à faire ma toilette aujourd’hui », puis demain elle m’aiderait encore, puis j’arriverai pas à faire ma toilette. Vendredi je me suis dit ben alors c’est quoi d’être une loque pareille, je vais m’en sortir ou pas, alors j’ai dit, il faut quand même réagir.

Le consentement est problématique quand la raison qui commande de céder n'apparaît plus défendable sur le plan moral. On entre ici dans les problèmes de l'accord abusif.

La difficulté de l'accord correct et de l'accord abusif est qu'ils ont la même structure formelle. Dans l'accord correct, comme dans l'accord abusif, l'implication pratique et le niveau d'adhésion sont élevés. Dans le dernier cas, les raisons de l'accord sont de "mauvaises" raisons. Le problème de l'accord abusif naît du fait que le jugement moral introduit une divergence entre ce qui est le bien du point de vue d'un tiers et ce qui semble être le bien du point de vue du participant. La durée réduite dans le temps et dans la trajectoire a une certaine importance ici.

M. BOR, 66 ans, chercheur en immunologie, retraité

Quand je suis sorti de là, j’ai été ré-aiguillé vers l’hospitalisation, j’en suis sorti avec un soulagement indescriptible, indescriptible voyez-vous. (…) Ah oui là j’avais le sentiment que le cauchemar était fini, était bien derrière moi ! Enfin, cauchemar c’était entre guillemets quand même, bien sûr, c’était des choses qu’on pouvait supporter, mais elles ne se seraient pas produites, c’eût été encore mieux. On peut les supporter, on peut les supporter bien sûr, mais enfin mais je me suis demandé si ces gens-là étaient là pour humilier ou pour enfoncer les gens ou pour les aider à s'en sortir… Voilà je me suis demandé ça, ce qui est tout à fait anormal de mon point de vue. Tout à fait anormal.

Ainsi une personne peut taire sa réprobation, en conservant un certain ressentiment afin de ne pas entrer en conflit avec le personnel. La personne elle- même effectue un travail de neutralisation ou d’évacuation des émotions qui nécessite de trouver soi-même la « bonne distance » à l’autre. La mise en forme des émotions dans le cadre du travail médical indique que l’individu fait progressivement une distinction entre ce qu'il ressent et l’action que ce sentiment suscite.

M. BOR (suite), 66 ans, chercheur en immunologie, retraité Elle a eu des remarques qui m’ont très profondément blessé. Je n’ai pas répondu à celle qui m’avait traité de salaud. Parce que de toute façon je n’ai pas d’abord naturellement l’esprit d’à- propos et là j’étais très diminué manifestement. (…) Je n’ai

même pas eu la présence d’esprit de lui demander, j’en ai eu envie mais je ne l’ai pas fait parce que je ne voulais pas m’engager dans une polémique que je ne me sentais pas la force physique d’affronter voyez-vous. (…) Alors j’ai eu cette impression que quoi que je dise, il n’en serait pas tenu compte (…) Je me garderais de remettre moi-même la discussion sur le sujet, j’attendrais qu’elle y vienne de sa part. Mais je pense qu’elle n’y reviendra pas.

La peur que représente l'engagement dans une critique ouverte et la neutralisation de la critique par les professionnels annihilent la volonté de la personne malade de défendre sa position de personne « profondément blessée ». La peur et l'humiliation sont vécues subjectivement. Le silence est pensé comme une stratégie défensive, nécessaire pour conjurer les risques de conflit. Ainsi, le silence apparaît comme bénéfique en première intention, même s'il participe à la tolérance et à la compliance à des situations "inacceptables". Taire sa révolte est pour certain le prix de la préservation de soi245.

Ainsi, il n'y a pas de mobilisation contre ce qui est jugé injuste ou inacceptable, commis au nom de la rationalité médicale. La légitimation des conduites, l'impossible désaffection du service, les enjeux de retour à la « normale », la temporalité réduite de cet épisode concourent à l'acceptation de ces situations. Selon Dejours246, les stratégies défensives ont en commun d'obscurcir la conscience morale. Leur origine n'est pas morale mais « pathique ». C'est parce qu'ils éprouvent désarroi, perplexité, insécurité, peur et culpabilité, que les sujets construisent des stratégies défensives "opportunistes". Si ces stratégies défensives sont utiles, elles contiennent en elles, selon l'auteur, le pire : l'anesthésie à la souffrance éthique, qui permet de consentir à toutes sortes de situations. Le sentiment de révolte est alors neutralisé par l’individu lui-même.

245

Dejours, C., (1998), Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Points, Seuil, Paris.

246

Dejours, C., (2000), Rationalité stratégique et souffrance au travail, in Bateman- Novaes et all, Raison pratique et sociologie de l'éthique, Paris, CNRS éd., 111-126.

Conclusion chapitre 6 : Le sujet de droit à l’épreuve d’un environnement socio-technique déshabilitant

Nous avons vu dans ce sixième chapitre comment l'état de dépendance totale, engendré par l’état physique, interactionnel et moral, nous engage à nous poser la question de la localisation, de l'inscription et de la temporalité de l'ordre juridique dans le cadre de la prise en charge médicale et des droits des citoyens hospitalisés. L’état physique et les modalités de la prise en charge institutionnelle engendrent un état particulier ; une rétractation du sujet, en particulier du sujet autonome. Or, la figure légale du sujet de droit, comme personne autonome, ne prend pas en compte les incapacités inhérentes à l’état physique et moral des personnes hospitalisées. Ainsi, l’autonomie comme capacité de choisir est une capacité à construire dans un environnement sociotechnique déshabilitant. C’est sur ce point qu’il importe d’insister pour interroger la non effectivité ou l’inefficacité de la figure du sujet de droit.

Nous allons aborder dans le septième chapitre, comment, à travers l’ajustement à l’environnement sociotechnique, l’individu acquiert à la fois des limitations mais aussi des habiletés.

Chapitre 7

Les processus d’habilitation de la personne hospitalisée

Introduction

Nous venons de voir que, loin d’être un sujet de droit, l’individu fait l’expérience de la dépendance physique et morale et du consentement à l’ordre institutionnel. Sa conduite est pour partie soumise aux cadres de la pratique médicale et institutionnelle. L’autonomie et le statut de sujet de droit dépendent donc des interactions et de l’acquisition d’habilités à obtenir des droits dans ce contexte de déshabilitation.

Le processus d’habilitation réalisé par le droit nécessite l’acquisition de pouvoir- faire, de pouvoir-être et de possibilités d’actions. Ce faisant, les capacités de l’individu à gagner un statut de personne autonome est aussi une mise à l’épreuve de la prise en charge médicale en définissant les normes en place comme intolérables et en tentant d’en instituer des nouvelles, reposant sur des attentes jugées légitimes, elles-mêmes supportées par le droit.

Afin d’éclairer cette question, ce chapitre sept est constitué de trois sections. La première section analyse comment l’individu met à distance la norme institutionnelle et exerce un jugement critique sur les manques d’égards qui engendrent un sentiment de « perdre la face ». L’individu autonomise ses cadres de pensée de ceux de l’institution et utilise les règles de la vie ordinaire pour légitimer son jugement et prendre une distance critique avec les pratiques professionnelles incriminées. Les droits fondamentaux sont des supports de légitimation du jugement.

La seconde section montre comment l’individu apprend à prendre la parole et exige de l’information. Cette capacité à obtenir des informations n’est pas utilisée pour décider soi-même les traitements ; l’individu continue à déléguer à la profession médicale une partie de la prise de décision. Il est autonome ici non

pas parce qu’il décide des actions, mais parce qu’il peut intervenir dans la relation. Cette capacité à réclamer et obtenir des informations repose sur des ressources mobilisées en amont de l’hospitalisation et est légitimée par le droit à l’information des individus.

Dans la troisième section, l’individu apprend à utiliser les ouvertures de l’institution à son égard, en mobilisant le registre des doléances. Il fait preuve d’une autonomie réactive en prenant la parole par l’écrit. En dehors de l’établissement, il s’autorise à faire part de ses critiques face aux défaillances de la pratique médicale et à réclamer excuses, justifications et corrections des dysfonctionnements, en faisant valoir ses droits d’usage[r]s et ses capacités critiques.

7.1. L’usage des droits fondamentaux pour exercer un jugement autonome