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Université de Paris 1 UMR 7041 Archéologie et Sciences de l’Antiquité, « Archéologies Environnementales », 3 rue Michelet 75006 Paris,

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Les anthroposols archéologiques des centres urbains de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen Âge sont principalement constitués de couches de terre épaisses et très sombres, d’apparence homogène, difficilement interprétables au premier abord, et que l’on nomme communément « terres noires ». L’étude des terres noires est primordiale pour comprendre les sociétés des IVe-XIe siècles et leurs pratiques des espaces urbains. En effet, les textes et les structures archéologiques plus évidentes à interpréter sont très rares, tandis que les terres noires contiennent le mobilier et les traces, souvent ténues, des activités humaines. L’interprétation des terres noires, en terme de formation et d’activités humaines, requière toutefois la mise en place d’études fines et interdisciplinaires. En effet, la part des processus pédologiques dans la constitution de ces stratifications est importante et leur analyse nécessite d’adopter une approche géoarchéologique, permettant d’aborder les dynamiques socio-environnementales et la constitution des sols urbains anciens.

De telles études ont été menées ponctuellement depuis les années 1980. Elles ont permis de constater que l’homogénéité des terres noires n’est qu’apparente et que les processus à leur origine sont complexes. Ces études ont permis de renouveler l’interprétation des terres noires - qui jusque-là étaient cantonnées à des interprétations d’abandon des espaces, de remblaiement massifs ou de mise en culture des villes – et de proposer les premiers modèles de formation. Les terres noires sont aujourd’hui considérées comme des anthroposols (Holliday 2004, Girard et al.. 2005 : 151-186). Cependant, la récurrence des terres noires n’a jamais été évaluée, la quantification de leurs caractéristiques n’a été qu’initiée et les études sont restées spatialement isolées. Leur interprétation en terme de pratiques sociales, à l’échelle des sociétés urbaines de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen Âge nécessitait donc de cumuler les études dans des espaces proches, de compléter leur caractérisation physico-chimique et micromorphologique afin d’interpréter les processus de formation à leur origine et, en définitive, les modes de vie et d’occupation des espaces urbains des IVe-XIe siècles qui y sont associés.

En se fondant sur un inventaire des observations de terres noires, dans les agglomérations d’origine antique et médiévale de cinq régions (Haute-Normandie, Picardie, Île-de-France, Champagne-Ardenne et Lorraine), 20 stratifications de terres noires, réparties à Beauvais, Metz et Noyon, ont fait l’objet d’une approche géoarchéologique. Des fouilles in

situ, par unités stratigraphiques (US) et par passes horizontales, ont permis l’enregistrement

tridimensionnel de la position des constituants grossiers d’une taille supérieure à 4 cm de diamètre et la prise systématique d’échantillons. Les informations spatiales macroscopiques ont ainsi été affinées par des informations micromorphologiques fines, l’identification des micro-constituants et la caractérisation physico-chimique des différentes US ou unités micro- stratigraphiques (UMS). La caractérisation physico-chimique des terres noires a été faite sur 89 unités stratigraphiques par la mesure de la perte au feu, du C/N, de la susceptibilité magnétique, les teneurs en carbonates, Fe, Pb, Zn, Cu, phosphore organique et inorganique. L’analyse micromorphologique a porté sur 79 lames minces. Des comptages exhaustifs, réalisés tous les 5 mm sur les lames minces, ont été faits sur sept stratifications de plus de 1,50 m d’épaisseur.

153 L’important potentiel d’information des terres noires a pu être démontré. Contrairement aux présupposés énonçant le peu d’intérêt des terres noires, et qui entraînent leur destruction irrémédiable, cette étude montre comme les terres noires contiennent une information riche, variée et inédite. C’est d’abord l’organisation spatiale des niveaux de terres noires qui est révélatrice de l’organisation des espaces. Les structures évidentes (US et associations d’US) et les structures latentes (organisation tridimensionnelle des constituants grossiers) permettent d’identifier différentes phases d’apports, différents modes d’accumulations (peu épaisses, massives, rythmées) ainsi que la succession temporelle de la nature des espaces (extérieur – intérieur). Les processus d’accumulation peuvent en effet procéder de l’aménagement de surfaces en intérieur comme en extérieur, de la mise en place de remblais épais, du comblement de fosses ou de dépressions, de l’étalement de matériaux, de l’apport de remblais peu épais et, dans la grande majorité des cas, de petits apports rythmés de faible épaisseur. Les terres noires doivent leur couleur à la présence importante de micro-fragments de charbons et de végétaux intégrés à la masse fine. Elles sont riches en matières organiques, présentent un C/N élevé (entre 11,8 à 31 avec une moyenne de 16,3) et des teneurs importantes en phosphore (entre 15,5 et 25,5 g/kg). Des concentrations anormalement élevées de plomb ont également été mesurées (entre 157 et 1830 mg/kg). Les processus de structuration et de transformation identifiés dans les terres noires peuvent être liés aux phénomènes d’engorgement des stratifications, de tassement souvent du au piétinement. Ceux conduisant à l’homogénéité apparente des terres noires peuvent être dus à des creusements ou un travail mécanique du sol mais sont, dans la plus grande partie des cas étudiés, liés à la percolation de solutions et à la bioturbation. Les micro-constituants identifiés dans les terres noires sont très diversifiés (cendres, fragments d’os, de céramique, graines, pépins de raisin…). Les assemblages de ces micro-constituants peuvent évoquer une utilisation particulière des métaux, du feu ou des végétaux, comme le montre certaines concentrations de nodules de silice fondue, de scories, de phytolithes. Ponctuellement, l’hypothèse d’espaces liés à la circulation ou au parcage de grands herbivores peut être proposée, comme le suggère les organisations sédimentaires tassées, les concentrations de déjections et les teneurs en phosphore.

Les terres noires procèdent donc d’un faisceau d’activités et de fonctions (artisanales, domestiques, de circulation, etc.) qui permettent d’esquisser certaines pratiques socio- spatiales propres aux espaces urbains des IVe-XIe siècles. Les terres noires ne sont aucunement synonymes d’abandon, bien au contraire, et parmi les cas étudiés, elles sont rarement le résultat d’une pratique urbaine de l’horticulture. Les terres noires sont davantage le résultat d’accrétions progressives par dépôt et transformation en place, liées à diverses activités urbaines qui produisent et rejettent des matériaux composites, surtout organiques relevant de fonctions diverses, et masquant des espaces aussi bien intérieurs qu’extérieurs. Cette gestion particulière des déchets et, finalement, cette relation particulière au sol, pose alors la question du rapport avec le statut de certains espaces, notamment par la présence de terres noires à proximité des cathédrales, ou leur absence sur l’emprise du talus interne à l’enceinte de l’Antiquité tardive, comme à Noyon ou à Evreux.

Les terres noires invitent à porter un regard nouveau sur les stratifications urbaines. L’approche fonctionnelle des espaces urbains ne peut pas, en effet, se limiter à la quête d’espaces figés aux limites franches, de structures nettes et discontinues. La complexité des espaces gagne à être renseignée en terme de densités, de gradients de distribution, de récurrences, en considérant chaque point d’observation, en plus d’être caractéristique de sa localisation, comme étant l’image d’une ambiance urbaine, c’est-à-dire l’enregistrement intégrateur des pratiques socio-spatiales de l’ensemble des espaces urbains.

Références

Girard M-C, Walter C, Rémy JC, Berthelin J, Morel J-L (2005) 'Sols et environnement.' (Dunod: Paris)

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SESSION 4

ARCHIVES PÉDOLOGIQUES, PALÉOENVIRONNEMENT,

ARCHÉOLOGIE

Session dédiée à Bernard Guillet

Importance paléo écologiques des sols tourbeux

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