• Aucun résultat trouvé

Comme nous l’avons mentionné plusieurs fois, la technologie est un outil indispensable dans la vie liquide. Qu’elle agisse à titre de stimulant, de carburant, d’outil, les raisons sont multiples pour justifier son usage. Elle nous rend de si grands services qu’il est parfois difficile de l’aborder sous un angle critique. Comme si le fait de la remettre en question (dans le sens d’en baliser l’utilisation et non dans le sens de l’abolir) équivalait à une trahison ou une déclaration de guerre envers toute forme de technologie. Pourtant, qu’on l’érige en idole ou en la tenant responsable de tous les maux, on opère dans les deux cas une forme de réductionnisme. Entre ces deux pôles catégoriques se situe un espace où l’utilisation de la technologie peut avoir lieu et conserver sa mission première: libérer l’homme de la servitude, sans l’enchaîner dans de nouvelles dépendances. Cela dit, comme nous avons commencé à l’évoquer, dans la société liquide le rythme est poussé à l’extrême et on passe rapidement à autre chose. Si bien que ce qui exige plus de temps que la moyenne (notamment les situations où l'on doit évaluer les conséquences positives et négatives, à court et long terme) aura tendance à ne pas être réfléchi dans son ensemble. On se contentera de juger un dilemme à travers ce qu’on aperçoit par la petite fenêtre du court terme. Le cas de la technologie semble appartenir à cette situation et faire naître une problématique presque insolvable. Or cela constitue justement l’une des principales difficultés de la technologie:

« […] les avantages qu’elle [présente apparaissent] immédiatement. Mais, il [est] beaucoup plus difficile de prévoir de quelle façon et dans quelle mesure elle nous [asservit] […] peu à peu, nous sommes tentés de ne pas tenir compte de ce que nous coûte leur utilisation irréfléchie»41. Ainsi, comme les désavantages de la technologie nous apparaissent seulement

après un certain temps, il est difficile dans la vie liquide de la critiquer. Comme le temps est fragmenté en plusieurs unités de courte durée, n’ayant pas toujours de liens entre elles, il est difficile de se donner le temps d’apprécier ses avantages sans négliger d’en observer les inconvénients.

29 Pourtant, malgré les nombreux et incontournables avantages42 dont nous jouissons

grâce à la technologie, il semble qu’une utilisation immodérée tende à nous maintenir dans une sorte d’état perpétuelle d’abstraction, de perte de concret. Et plus précisément, il semble que ces inconvénients font état: « […] d’une perte d’expérience, de contact aussi avec le

sensible, avec le réel concret, d’une passivité et d’une apathie accrues, d’un renoncement à l’expérience propre d’imaginer et de penser- qu’exige par exemple la lecture-, voire à l’expérience de ses propres sentiments, à la satisfaction de désirs ou de besoins vraiment siens. »43. Ce qui en souffre ce sont donc des facultés nécessaires à la vie humaine: aussi bien de façon individuelle que pour la vie en société. Un retard dans ces domaines ne peut qu’avoir des conséquences directes sur toutes les activités proprement humaines.

Devant le basculement subtil qui peut s’opérer entre la libération de l’homme par la technologie et l’asservissement de celui-ci par celle-là, il y a un espace de réflexion rigoureux qui peut et doit prendre place afin de peser le pour et le contre de son utilisation. Or, cet espace critique est difficile à cultiver puisque comme nous l’avons dit, dans le contexte de la vie liquide, la technique est essentielle à qui veut garder le rythme et rester dans la course. Comme elle permet d’augmenter les rendements à court terme et de stimuler les individus, elle constitue l’un des atouts qu’il faut absolument posséder. Si bien que comme le suggère Bettelheim en parlant de l’arrivée de la technologie dans son champ disciplinaire (la psychanalyse): « Il ne nous est jamais venu à l’idée que nous agirions plus efficacement en

nous passant de « machines ».44 Par ailleurs, ce préjugé favorable envers la technologie n’est

42 Il serait vain de rappeler les nombreux avantages que la technologie a apportés à l’homme et à la société.

Qu’on pense aux transports, aux communications, aux travaux ménagers…la technologie a à tout le moins décuplé les possibilités pour ne pas dire transformé le rapport effort-effet de l’homme à ses productions. Les désavantages ont été eux aussi étudiés par maints chercheurs, mais ne permettent pas de conclure définitivement à savoir si la technologie est un bien ou non.

43 Thomas De Koninck, op.cit., p.17

30

pas étranger au domaine des sciences de l’éducation comme en témoignent les nouvelles exigences en matière de «TIC »45.

Pourtant, ces inquiétudes ne sont pas nouvelles puisque dans les années « 1970 », bien avant que les ordinateurs et les médias sociaux soient démocratisés et fassent partie de tous les foyers, des études démontraient les lacunes suivantes dans le comportement d’enfants qui consommaient beaucoup de télévision. On remarquait qu’une consommation immodérée de télévision avait un impact sur « […] la capacité de l’enfant à nouer des relations avec des

gens réels, à prendre des initiatives, à penser en fonction de sa propre expérience et non pas des stéréotypes que la télévision lui propose. »46 Monsieur Bettelheim cite le cas d’enfants

entre quatre et six ans qui entrent en contact avec les autres enfants à l’aide de leurs émissions de télévision préférées, mais en contrepartie entrent difficilement en relation avec leurs parents qui ne partagent pas les mêmes références culturelles ou le même langage. Comme il dit: « Certains d’entre eux semblent incapables de réagir au langage simple et direct de leurs parents parce qu’ils manquent de relief comparé à la diction suave, chargée d’émotion, des professionnels de la télévision. »47 Aujourd’hui, nous pourrions dire que l’emprise de la technologie s’est accrue sur les individus puisque les fabricants n’hésitent pas à investir des montants d’argent colossaux pour rendre leurs produits les plus séduisants possible (que ce soit dans la facilité avec laquelle on les utilise, dans leur apparence ou leur mise en marché).

45 L’appellation « TIC » est bien connu des milieux de l’éducation contemporaine. Elle désigne « les

technologies de l’information et de la communication » et souvent popularisée comme la clé du succès. Comme en témoignent les titres de ces deux rapports produits par le ministère de l’éducation, des loisirs et des sports:

Les tic : cheval de troie de la réussite scolaire en milieu défavorisé ? (http://www1.mels.gouv.qc.ca/sections/PRPRS/pdf/prprsFiche29.pdf [consulté le 30 novembre 2014] (http://www1.mels.gouv.qc.ca/sections/prprs/pdf/prprsFiche30.pdf [consulté le 30 novembre 2014]

46 Bruno Bettleheim, op.cit., p.63

47 Il ajoute ceci: « Des enfants qui ont été habitués à écouter à longueur de journée la chaleureuse communication verbale provenant de l’écran de télévision et subissent la séduction affective de ses vedettes sont souvent incapables de réagir à des personnes réelles parce qu’elles les émeuvent moins qu’un bon acteur. Ou ce qui est pire, ils deviennent incapables de s’adapter à la réalité par apprentissage parce que les situations réelles sont plus compliquées que celles que leur présente la télévision et que personne ne vient les expliquer comme à la fin du spectacle.(…) Il se sent découragé par une vie qui lui paraît trop déroutante. Habitué à recevoir des explications, il n’a pas appris à les chercher par lui-même. Lorsqu’il ne comprend pas le sens de ce qui lui arrive, la frustration l’incite à chercher un réconfort une fois de plus dans les histoires prévisibles de l’écran.» ibid., p.64

31 Ces nouveaux outils répondent vite et favorablement à nos désirs, nos commandes, contrairement aux individus que nous côtoyons tous les jours.

Pour Bettelheim, le danger de la technologie, du moins d’un usage immodéré de celle- ci est qu’elle peut devenir une « […] incitation à la passivité, [une] fuite devant l’initiative

personnelle qu’exige la réalité(…)»48 L’auteur ne suggère pas d’abolir la télévision, ou par extension la technologie, pour retrouver nos capacités à l’action, à l’initiative, à la passion. Il suggère plutôt d’en faire un usage modéré se traduisant par l’aménagement d’activités et de moments où l’enfant (l’individu) peut acquérir des expériences où il s’engage de façon active et globale dans une activité. Il suggère que ces enfants aient : « […] la possibilité

d’acquérir une expérience active, et non pas seulement d’exercer physiquement leur corps. »49 Il ajoute qu’il « […] faut les aider à parvenir à une connaissance directe de la

vie, à porter des jugements, à prendre position, à ne pas accepter comme juste tout ce qu’on leur dit. »50 Ainsi, si ces capacités ne semblent pas se développer automatiquement,

particulièrement dans un milieu où la technologie est omniprésente et s’accompagne d’un refus d’entretenir une réflexion critique sur ses vices et vertus, il est possible de se demander comment nous comptons, comme société, développer ces facultés qui sont essentielles à la démocratie?

Or, comme le révèlent ces statistiques, il semblerait que les jeunes d’âge scolaire n’aient aucune difficulté à trouver le temps et les ressources pour apprendre à utiliser la technologie:

[…] 90% des 16-17 ans et plus utilisent Internet sur une base régulière; 92% de ces utilisateurs se servent plus d'Internet comme outil de recherche que des livres ou des revues; 90% des utilisateurs d’Internet à des fins de recherche scolaire déclarent que cet outil facilite «beaucoup» ou «assez» la réalisation de leurs travaux; 97% des adolescents sont à l’aise pour faire leur recherche avec un moteur de recherche; 92% se sentent très à l’aise pour produire des

48 Ibid., p.65

49 loc.cit. 50 loc.cit.

32

travaux avec un logiciel de traitement de texte; 79% communiquent par courrier électronique; 72% discutent en direct (clavardage – sur MSN, par exemple); 65% se disent en mesure d’apprendre le fonctionnement d’un nouveau logiciel par eux-mêmes.51

Si ces chiffres ont été donnés, c’est surtout pour justifier une meilleure intégration d’outils technologiques à l’école. Mais, si cette technologie est si accessible et globalement bien maîtrisée, pourquoi en faire autant la promotion dans l’éducation lorsqu’on ne pourrait probablement pas avancer des statistiques aussi généreuses envers la capacité des étudiants à faire preuve d’attention, d’efforts soutenus, et de maîtrise de soi de façon prolongée dans leurs études. Ne faudrait-il pas plutôt s’assurer que l’école soit un lieu où des activités qui engagent la personne dans sa globalité soient restituées?