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Le sens des sens en éducation : la valeur du sensible dans la vie humaine et la place qu'elle devrait occuper dans l'éducation

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Academic year: 2021

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Le sens des sens en éducation

La valeur du sensible dans la vie humaine et la place qu’elle devrait

occuper dans l’éducation

Mémoire

Lisa-Marie Audet Prince

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Ce mémoire vise à montrer la place importante qu’occupent les sens dans l’existence humaine (raisonnement, actions morales, bonheur, performance cognitive, etc.). Il débutera par un exposé de la « société liquide », telle qu’analysée par Zygmunt Bauman. Nous verrons que les conditions actuelles tendent à favoriser le réductionnisme. Ce faisant, le sensible se trouve mis à l’écart de l’éducation et du quotidien des individus. Nous critiquerons cette situation en nous appuyant sur des recherches actuelles en neurologie, lesquelles démontrent des liens tangibles entre le bon développement des sens et de la raison. Finalement, nous évoquerons la vision aristotélicienne de l’âme, voulant que l’éducation doit s’adresser à l’ensemble des dimensions de l’être humain pour que celui-ci connaisse le bonheur. Cette pensée est appuyée par la psychologie expérimentale contemporaine, qui met de l’avant les avantages d’une telle approche pour la vie démocratique. L’éducation artistique sera mentionnée comme l’une des avenues à envisager.

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Table des matières

Résumé ... iii

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

La société liquide ... 11

Des liens qui se relâchent entre les individus ... 16

La peur de ne pas tout essayer avant de mourir ... 19

Chercher l’extrême ou le refus de la contemplation ... 21

Autonomie du système ... 26

Une technologie qui rend service ou qui asservit? ... 28

L'éducation liquide ... 32

La séducation ... 37

De la négation du sensible dans nos activités rationnelles ... 41

Les sens et leur rôle dans le développement du cerveau ... 45

Le développement cérébral de l’enfant ... 47

L’interaction entre l’enfant et son environnement ... 52

La proprioception, un 6e sens? ... 57

Le toucher ... 62

« Bond or not to bond: that is the question! » ... 68

Négligence et violence ... 75

Les autres capacités qui participent de l’intelligence ... 78

Première considération sur la sensibilité: les rapports gnostiques et pathiques ... 81

Deuxième considération sur la sensibilité: la disposition cénesthésique des artistes .. 85

Troisième considération sur la sensibilité: l’hypothèse d’une conscience non-verbale ... 89

Éduquer le tout ... 97

L’anima chez Aristote ... 101

Aristote à l’épreuve du temps: ce que la psychologie expérimentale nous apprend .. 105

L’éducation artistique et les vertus morales ... 108

Les vertus de l’éducation artistique et les autres formes d’art ... 111

L’espace potentiel et la formation de la sensibilité ... 113

La danse ... 116

Rythmes ... 121

Un enjeu démocratique de l’éducation artistique : le dégoût projectif et la reconnaissance de l’autre ... 123

Conclusion ... 131

Bibliographie ... 137

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v La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense. Au repos, ce n’est pas un outil sans âme, abandonné sur la table ou pendant le long du corps : l’habitude, l’instinct et la volonté de l’action méditent en elle, et il ne faut pas un long exercice pour deviner le geste qu’elle va faire.1

-Henri Focillon C'est la connaissance qui nous rend puissants, mais c'est la sympathie qui fait de nous des êtres complets.2

- Rabindranàth Tagore «Que désirez-vous le plus pour vos enfants?» En majorité, ils ont répondu : le bonheur, la confiance en soi, la joie, l’épanouissement, l’équilibre et une vie pleine de sens. Pour résumer, le bien-être arrive en tête de ce que les parents souhaitent en priorité pour leurs enfants. «Qu’enseigne-t-on à l’école? » Demanda ensuite Seligman aux mêmes parents, qui répondirent : la capacité de réflexion, la capacité de s’adapter à un moule, les compétences en langues et en mathématiques, le sens du travail, l’habitude de passer des examens, la discipline et la réussite. Les réponses à ces questions ne se recoupent pratiquement pas.3

- Matthieu Ricard Nous condamnons les gens à mourir à ce qu’ils ont de plus précieux : ce qu’ils sont! Et une société qui aliène la créativité par sa peur du changement s’enlise à répéter, à reproduire sans fin. Il n’y a alors à peu près plus de tolérance pour la différence […] Dans notre monde programmé, l’intolérance à la différence devient la clé du maintien social.4

- Maître Andrée Ruffo

1 Henri Focillon, La vie des formes- suivie de l’éloge de la main, Paris, Presses universitaires de France, 1955,

p.99-100

2 Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques-Comment former le citoyen du XXIe siècle?, Paris, Climats,

2011, p.122

3 Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme- la force de la bienveillance, Paris, Nil, 2013, p.604 4 Andrée Ruffo, Les enfants de l’indifférence, Québec, Les éditions de l’Homme, 1993, p.105

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Remerciements

Tout d’abord, je remercie monsieur Thomas De Koninck pour son amour de la connaissance et sa capacité à la transmettre à ses étudiant(e)s. Votre soutien et vos encouragements m’ont aidée à grandir, à tous les niveaux. Merci à messieurs Jean-François de Raymond et Gabor Csepregi et pour leurs judicieux commentaires au sujet de ce mémoire. Je souligne aussi ma gratitude envers ma famille, mes amis et mes collègues pour leur appui dans le cadre de mes études. Un grand merci à Benoît D’Amours, pour la relecture, les conseils et les discussions passionnantes qui ont contribué à la réalisation de ce mémoire. Je dédie ce mémoire à Gisèle Bédard, parce que l’amour reçu dans l’enfance est porteur de bien des réalisations futures. Un grand merci à toi pour ton souci de l’autre, ton humanisme et ta sagesse.

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Introduction

L’impopularité de l’art contemporain suscite un certain questionnement. Comment à une époque marquée par une accessibilité sans précédent à un nombre inouï de savoirs et d’oeuvres, peut-il y avoir un si grand mépris à l’égard de l’art? Nous pourrions penser qu’en ayant toutes les ressources externes pour apprécier l’art, la plupart des individus seraient portés à s’y intéresser. Pourtant, le rejet massif de l’art contemporain semble indiquer le le contraire, à savoir que pour apprécier des propositions qui nous sortent de notre confort, nous avons peut-être besoin d’autre chose que des connaissances théoriques.

Dans une brillante étude, qui se penche sur les raisons de ce rejet de l’art contemporain, Nathalie Heinich explique que lorsque le spectateur est placé face à une oeuvre qui le confronte à un manque de compétence, c’est-à-dire qu’il ne peut produire un jugement à l’aide de critères fiables, il est placé devant le difficile choix d’accepter de redéfinir sa conception de ce qu’est l’art, ou encore de se servir d’un registre de valeur qu’il maîtrise davantage. Par exemple, celui qui est issu de nos activités quotidiennes. Autrement dit plutôt que d’accepter le fait que les points de repère habituels ne lui soient d’aucune utilité dans le contexte et tenter d’en découvrir des nouveaux, il projettera son insécurité sur ce qui est devant lui, en questionnant l’authenticité de l’auteur et de son oeuvre. Ainsi, comme le dit Heinich: «Pour les non initiés, le référent spontanément sollicité pour percevoir un objet

n'ayant pas les caractéristiques canoniques d'une œuvre d'art tend à être le monde vécu, auquel s'appliquent les valeurs du monde ordinaire (…)»5 Parmi les raisons qu’on évoquera pour discréditer les oeuvres, ou justifier son rejet, se trouvent les questions issues des registres: économique (combien ça coûte? C’est l’État qui paie pour ça?), éthique (ça ne se fait pas!), juridique (ce n’est pas légal), fonctionnel (est-ce que ça entrave la circulation publique ou l’espace public?), utilitaire (à quoi ça sert?), domestique (je n’accrocherais

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jamais ça dans mon salon), etc. À juger de l’art à partir de ce type de question, le spectateur risque en effet de se maintenir dans une sorte de mécontentement.

Il semble en effet qu’une difficulté à mobiliser différents registres de valeurs pour juger d’une situation nouvelle provoque davantage le rejet que l’ouverture. Si cet exemple est intéressant, c’est aussi parce que la vie comme l’art actuel nous confronte à des situations inédites. Nous aimerions parfois bénéficier de la présence d’une autorité qui trancherait la question de façon définitive. Une source extérieure qui nous permettrait de distinguer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas. En l’absence d’un tel cadre de référence collectif, nous sommes livrés à nous-mêmes, avec le niveau d’angoisse qui y correspond. Si l’art est rejeté par un grand nombre d’individus, il semble que l’ensemble de ce qui fait appel directement ou indirectement à la sensibilité (dans des domaines comme l’adhésion à des idéologies durables, ou encore dans des domaines comme la culture de ses goûts et de sa sensibilité personnelle, etc.) soit sujet à des comportements analogues.

Ainsi, à défaut d’une éducation qui nous aura donné des références multidisciplinaires nous permettant à tout le moins de nous repérer dans un domaine dans lequel nous ne sommes pas spécialisés, nous disposerons de très peu de ressources pour faire face à une diversité de problématiques. Pourtant, en contexte de démocratisation de la culture, il n’est pas difficile d’obtenir le peu de connaissances qu’exige une sortie culturelle. Pour peu qu’on se renseigne, les informations techniques dont on pourrait avoir besoin pour alimenter notre curiosité, ou apaiser nos incompréhensions, ne tardent pas à nous être fournies. Cela dit, malgré cette accessibilité inégalée auparavant, il semble que la plupart des individus cultivent une aversion envers des oeuvres qui demandent autre chose qu’une reconnaissance immédiate de formes connues. Au-delà du mirage que proposent les oeuvres réalistes, il est difficile pour la plupart des gens de s’intéresser à ce qui demande une capacité d’abandon plus grande, une aptitude à s’intéresser au dérangement que suscitent des propositions qui se situent en dehors de nos cadres de compréhension habituels. Pourtant, malgré leur côté figuratif, les oeuvres traditionnelles recèlent des codes qui échappent complètement à un public non spécialisé. Leur portée universelle apparente ne tient qu’au fait que le sujet dépeint peut être reconnu de

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3 façon objective. Pourtant, la façon de peindre un bouton de manchette pouvait changer complètement le sens d’une oeuvre6. Ces multiples codes et conventions, que seule une élite

très restreinte connaissait (et connaît), opéraient donc une sélection rigoureuse entre amateur et spécialistes, peintres du dimanche et artistes de génie.

Et comment expliquer, en outre, que des réactions aussi viscérales soient vécues puisqu’il ne s’agit au fond que d’art? Des drames et des crimes redoutables se produisent tous les jours autour de la planète sans que les masses s’insurgent contre ces injustices. Comment expliquer dès lors qu’une proposition artistique, même douteuse, ou d’un humour discutable, suscite tant de mécontentement? Ou encore, pour quelle raison la plupart des individus se sentent-ils à ce point pris au dépourvu lorsqu’ils sont privés de repères intellectuels ou culturels pour juger des choses? Si les propositions artistiques jouent parfois sur les limites, elles commettent rarement de véritables infractions. C’est en ce sens que nous trouvons le cas de l’art plutôt intéressant. Il constitue un exemple saillant du fait que devant une réalité complexe, l’être humain puise indistinctement dans toutes ses ressources pour dégager le sens, l’unité face à la diversité.

Pourtant, comme nous l’avons dit, l’art contemporain est très accessible et exige seulement que l’individu soit capable d’envisager de nouveaux critères d’appréciation. Ou encore de suspendre quelques instants sa « raison » et de s’ouvrir, par l’entremise de sa sensibilité et de son imagination, au langage esthétique propre à chaque artiste. À titre d’exemple, les enfants qui visitent les expositions d’art contemporain semblent souvent plus naturellement réceptifs aux propositions artistiques contemporaines que l’adulte moyen. Les enfants semblent même dans bien des cas saisir le sens des oeuvres plutôt que d’y voir une supercherie, un mensonge ou un manque de talent artistique de la part du créateur. Il faut dire que bien des propositions artistiques contemporaines sont empreintes d’un ludisme qui n’échappe probablement pas à l’enfant encore très sensible à ce qui ouvre son imagination.

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Aussi aimerions-nous nous interroger, dans le cadre de ce mémoire, sur la question de la place des sens dans l’éducation. Ces derniers doivent-ils prendre davantage de place dans la formation générale? Sont-ils nécessaires au développement global de la personne? L’éducation artistique est-elle utile seulement à ceux qui se destinent à la création, ou peut-elle aussi contribuer contribuer au développement d’une sensibilité morale?

Nous verrons pourquoi les individus qui n’ont pas été éduqués à apprécier et cultiver d’autres critères que ceux qui sont issus de notre activité rationnelle habituelle, puissent avoir du mal à expérimenter du plaisir ou de l’amusement face à des propositions contemporaines, ou des expérimentations en tout genre. Les individus qui oeuvrent au contraire dans des secteurs plus créatifs (théoriciens, artistes, designers, conservateurs de musée, etc.), ou qui ont appris à apprécier ce type de propositions, seront moins réfractaires à des situations où tout n’est pas donné d’emblée. Si certaines personnes sont en deuil des propositions renaissantes et impressionnistes, il serait probablement très lassant pour les artistes de toujours s’en tenir au même style, à une façon unique d’aborder la diversité des problèmes humains. Cette idée est d’autant plus vraie après les événements qui ont marqué le XXe siècle7. Ainsi, en quête de nouveauté, les critères comme: le renouveau, l’innovation,

l’originalité et l’inspiration seront des éléments auxquels les propositions artistiques devront répondre pour susciter l’intérêt des créateurs8. Une proposition choquante sera peut-être pour

l’amateur une source d’irritation, alors que l’artiste tirera un plaisir à être dérangé par la

7 Comme le suggérait Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » (Theodor Adorno, Prismes :

critique de la culture et société, Paris, Payot, 2011, 368 pages)

8 «Humilité, désintéressement, originalité, intériorité, inspiration, sincérité, sérieux, rationalité : telles sont les

principales valeurs attestant l'authenticité d'un artiste. Si l'originalité et l'inspiration sont - davantage privilégiées à l'intérieur du monde de l'art, par les spécialistes et par les artistes eux-mêmes, par contre les deux derniers critères-sérieux et raison, ou encore sincérité et rationalité du « soi-disant artiste » (…) sont souvent invoqués par les profanes, qui parlent volontiers de fumisterie, voire de folie, pour disqualifier des propositions auxquelles ils n'accordent même pas le sérieux qui permettrait de s'interroger sur leur originalité ou leur inspiration: elles ne sont plus dès lors que canulars, ou gribouillis tout juste bons pour la poubelle ou les archives d'un psychiatre. » (Nathalie Heinich, op.cit., p.205)

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5 nouveauté. Et si le public rejette souvent ce qui est nouveau, ce n’est bien souvent que par réflexe puisque les contre-courants sont souvent récupérés ensuite par le marché9.

De plus, l’art provient d’individus investis de passion10. Si cela est utile au moment

de créer des oeuvres authentiques, ce ne l’est pas moins lorsque vient le temps de développer une pensée libre, autonome et d’adhérer à des idées ou des valeurs de façon durable. Dans le cas des artistes, il convient de se demander si les différentes capacités qu’ils doivent déployer pour donner naissance à ce qu’on appelle talent sont innées (comme beaucoup le pensent) ou si elles s’acquièrent par une éducation? Si les différentes dispositions dont l’artiste a besoin pour créer provenaient d’une éducation, ne pourrions-nous pas y voir des avantages pour le citoyen qui vit en démocratie (ouverture à la nouveauté, tolérance à l’égard de la différence, solutions créatives et inédites à des problèmes nouveaux et complexes, capacité à exprimer son authenticité, etc.). Et à l’inverse, nous pouvons nous interroger sur ce qui adviendrait de la capacité d’affronter le nouveau, l’incertitude, le différent (différend), dans une société où le souci de la perfection, de l’ordre et de la sécurité serait favorisé plus que tout autre chose.

Dans le même ordre d’idée, pour une société qui serait caractérisée par l’omniprésence de bruit (sonore, visuel, bruit au sens de parasite), où les espaces de calme seraient difficiles à trouver, nous pourrions nous demander comment l’individu arriverait à tendre l’oreille à sa façon toute singulière de réagir au monde qui l’entoure. Nos espaces publics et intimes ne sont-ils pas parfois saturés d’objets ou de sollicitations en tout genre (mais bien souvent de piètre de qualité11)? Aussi stimulant que cela puisse être ne nous

est-il pas parfois difficest-ile de trouver un lieu où nous pouvons être attentif tout simplement à ce

9 Nous pourrions rappeler à cet égard l’exemple des impressionnistes qui, avant de ravir les foules au point se

retrouver sur la couverture des agendas et sur les parapluies, ont été vilipendés par les critiques

10 La passion est décrite par Gabor Csepregi comme « […] une capacité et une disposition à agir d’après une

impulsion intérieure intense et indépendante de l’approbation expresse d’autrui. » Il dit aussi qu’il : «[…] s’agit d’une aptitude à rester dans le provisoire, à affronter l’incertitude de l’avenir et à compter autant sur ses propres puissances que sur le concours heureux des circonstances. » (Gabor Csepregi, Éduquer àla passion, Carrefour,

1993, 15-2, p.118-120)

11 Nous pouvons penser ici à tous les signaux et messages qui sont présents dans l’espace public: de la

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qui est présent (en soi ou à l’extérieur de soi). Comme notre environnement semble nous fournir davantage d’occasions de détourner notre attention ( par exemple en élaborant des contenus publicitaires et autres qui sont conçus pour attirer notre attention et dans des façons très variées), ne pouvons-nous pas nous demander si un entraînement parallèle ne doit pas être prévu pour développer réellement cette capacité d’attention prolongée? En ce sens, est-il possible de penser que l’éducation peut fournir un espace conçu pour que les élèves ne soient pas constamment dérangés par des sources extérieures (autres que celles qui sont déjà contenues dans un groupe-classe) et des matières qui permettront de développer ces capacités par différents moyens?

L’enjeu qui se cache derrière tout cela est qu’en perdant la capacité à tendre l’oreille à nos retentissements intérieurs, nous deviendrons plus dépendants des conseils des autres. Or, s’il devient particulièrement difficile de « […] se remettre en toute confiance à ses

propres émotions et agir en conformité avec elles plutôt que se cacher derrière la protection de conseils reçus … »12 nous pouvons aussi craindre ce qui pourrait arriver à la collectivité,

si de soi-disant experts favorisaient davantage leur intérêt propre que celui de l’ensemble des individus.

Ainsi, en contexte démocratique un bon nombre de situations font appel à des capacités similaires à celles mobilisées lors de l’appréciation d’oeuvres d’art. Si la démocratie demande que les individus puissent exercer leur jugement de façon éclairée et autonome, elle demande aussi une part d’imagination qui permet à la fois d’entretenir le dynamisme de la société, de la culture et de faire preuve de tolérance. De plus, la participation citoyenne exige souvent que l’on s’investisse dans des actions et des décisions qui ne nous concernent pas personnellement. Dans ce type de situation, il faut être capable de prendre le temps de se faire une opinion approfondie sur une situation, de s’engager dans un rapport non utilitaire et de regarder les choses avec d’autres échelles de valeurs que la nôtre. Comme il est possible de l’anticiper, il possible que ces dispositions puissent être développées par

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7 une éducation qui vise le développement global de l’individu. Nous entendons par là une éducation qui conçoit l’être humain comme un tout où les activités intellectuelles, les connaissances théoriques, le bon fonctionnement physique et l’affectivité sont considérés comme égaux.

Cela dit, depuis quelques années déjà il semble que le mode de vie s’est accéléré au point où les projets qui répondent à une mission plus large et plus vaste que le simple rapport utilitaire sont de plus en plus mis à mal. C’est le cas de l’éducation qui est appelée, de décennie en décennie, à réduire ses activités et son fonctionnement à quelques-unes de ses parties; les parties qui sont les plus compatibles avec une société tournée vers le profit. Nous verrons que ce type de pression a pour effet de faire disparaître les activités qui visaient à développer la sensibilité (pris ici dans un sens large), et dévaloriser le sens des expériences qui font appel au corps, aux émotions, à l’affectivité et à la passion. Des domaines importants de la vie de l’homme souffrent de cette raréfaction du sensible. Qu’il s’agisse de la morale, qui dépend largement du développement d’un « […] sentiment intuitif qui distingue le bien

du mal»13, de la capacité à rechercher et apprécier la beauté (en tout genre), la soif de vivre,

la capacité à adhérer à des valeurs durables, etc.

Si, le rôle et la présence de nos cinq sens semblent plutôt accessoires dans notre vie, il suffirait d’une défaillance temporaire pour se rendre compte des services immenses qu’ils nous rendent. Des pans entiers de notre vie affective, intellectuelle et sociale se trouveraient affectés si nos sens ne nous livraient pas avec autant de fidélité des informations sur le monde qui nous entoure. Cela dit, malgré leur omniprésence, nous tendons à les oublier, trop occupés que nous sommes à de multiples distractions. Nous pouvons aussi constater que cet oubli est présent dans les sciences (humaines, physiques, neurologie, religieuses, etc.) qui ont souvent privilégié des cadres théoriques où les sens sont relégués au second plan. Nous pouvons remarquer que cette tendance s’arrime bien à des perspectives économiques et politiques qui valorisent l’excellence, la performance et la rentabilité économique à tout prix.

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Nous pouvons nous demander dans un tel contexte si l’intellect ne prend pas toute la place au détriment du sensible et de l’affectivité. À cet égard, il est possible de s’interroger sur les causes qui expliquent cette difficulté pour le sensible d’être reconnu à sa juste valeur.

S’il est incontestable que la Raison est à l’origine de réalisations admirables, il semble qu’une rationalité coupée de la sensibilité peut confiner l’individu dans un isolement qui est difficile à transcender. Évidemment, la quantité de savoir qu’un individu peut accumuler, de même que les techniques qu’il maitrise, sont tout à fait louables et nécessaires dans la vie d’un individu. Mais peut-on se fier uniquement à ces éléments pour aider les individus à développer la capacité et l’habileté à s’intéresser spontanément à l’Autre, à ce qui est différent, à ce qui est nouveau en en retirant du bien-être. En survalorisant une des dimensions de l’être humain au mépris des autres, nous pouvons nous demander si certaines de nos capacités trouveront ainsi par elles-mêmes ce dont elles ont besoin pour émerger et se développer. Si la connaissance s’acquiert par une nécessaire transmission du savoir, il est parfois difficile de reconnaître que la créativité, la curiosité, les goûts et les passions peuvent et doivent eux aussi être l’objet d’une éducation rigoureuse. Ces aspects nous apparaissent parfois naturels et innés. N’entendons-nous pas souvent des gens penser que les personnes douées possèdent un talent inné? Qui plus est, on associe souvent l’affectivité à une dimension ludique ou intime de l’être humain. Les émotions sont souvent associées au jeu, aux arts, à la communication interpersonnelle, mais rarement à la morale, à la politique et au milieu du travail. Au contraire, on reconnaît d’emblée que l’érudition est quelque chose qui s’acquiert par l’éducation, par la transmission et une maitrise d’un grand bagage de connaissance. Dès lors, en orientant l’éducation sur le développement de certaines facultés (lire, compter, savoir technique, etc.), nous pouvons nous demander si les autres capacités (faculté de s’intéresser, de s’émerveiller, de contempler et de trouver des sources d’inspiration diverses pour s’élever et connaître des formes de bonheur à plusieurs niveaux) se développeront d’elles-mêmes comme si elles étaient une conséquence logique de l’accumulation du savoir. Nous pourrions nous demander si cela ne conduit pas plutôt à une difficulté voire une incapacité à se transposer d’un domaine qui nous est familier à un

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9 domaine qui nous est étranger, sans adopter une attitude défensive, voire une attitude discriminatoire envers ce qui nous sort de notre champ de compétence habituelle.

Nous tenterons dans les pages qui suivent de cerner les conditions politiques et sociales qui ont exercé les pressions que nous venons de mentionner. Nous expliquerons ensuite comment cela contribue à évacuer de plus en plus la dimension sensible de l’existence de l’homme. Nous verrons par la suite comment la technologie tend à accélérer cette tendance en rendant de plus en plus difficile l’exercice de la réflexion libre et autonome. Nous critiquerons ensuite cette position en ayant recours aux conclusions de certaines recherches actuelles en neurologie. Selon les courants auxquels nous nous reporterons, nous verrons que les recherches actuelles tendent à démontrer que l’intellect n’est pas étranger ni hermétique à la sensibilité. Si culturellement nous associons souvent l’affectivité et la sensibilité au domaine du loisir, de l’intimité, de la création, bref à des activités de second niveau, il semble que le cerveau n’opère pas selon cette hiérarchie binaire. L’étude du cerveau montre au contraire que le développement de la pensée est intimement lié au développement des sens. Et si cela est plus facilement observable dans le développement de la petite enfance, qu’en est-il de l’importance des sens au-delà de ces âges précoces? Nous considérerons à cet égard la figure de l’artiste qui représente peut-être au fond une sorte de modèle d’intégration et de cohabitation entre sensibilité et rationalité.

Nous verrons ensuite que des modèles théoriques pensés en fonction d’une certaine unité, d’une collaboration entre les différentes parties de l’être humain ne sont pas nouveaux et se découvrent déjà chez Aristote. Sa pensée pédagogique fait état des liens qui unissent nos différentes capacités mentales et la façon dont ils peuvent être éduqués spécifiquement. En éduquant l’ensemble des potentialités humaines, nous verrons quelle place la formation du sensible doit occuper. Et puisque le contexte a évidemment évolué au fil des millénaires, nous tenterons de voir si ces idées trouvent des échos dans les réflexions pédagogiques contemporaines. Finalement, nous interrogerons les vertus de l’éducation artistique et son lien avec le développement de la moralité en ce sens où ils sont peut-être le meilleur moyen

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d’éduquer les sens internes (imagination, mémoire) comme les sens externes, et comment nous gagnerions à les réintroduire dans l’éducation puis à les revaloriser socialement.

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La société liquide

«Dansla vision, lorsque nous sommes absorbés par le spectacle des choses visibles, nous pouvons nous oublier nous-mêmes pour nous perdre dans l'autre»14.

- Erwin Strauss

Dans cette section, nous commencerons par proposer une description de notre société actuelle, en ayant recours à la pensée de Zygmunt Bauman. Ce dernier a développé le concept de « vie liquide » dans un livre du même nom. Nous verrons à l’aide de cette description comment le contexte actuel favorise particulièrement le réductionnisme et cause d’importantes pressions sur les domaines qui requièrent une approche globale.

Dans l’analyse pénétrante de notre société que présente Zygmunt Bauman, celle-ci s’avère une sorte de version revisitée de la société de consommation où le rythme serait plus effréné. Si les deux types de sociétés sont producteurs de biens (de consommation), la version liquide est marquée par la présence de méthodes et de technologies permettant d’envisager un rythme et une échelle plus grande. La société liquide se distingue de son homologue en ceci qu’il serait difficile de soutenir le rythme qu’elle impose sans l’aide indispensable de la technologie. Cela dit, si la technologie nous permet de tenir le rythme et de relever les imposants défis que nous propose cette société, elle a aussi le double effet de faciliter les opérations au point où l'on en redemande toujours plus et plus vite. Autrement dit, dans la société liquide le rythme de vie s’intensifie, s’accélère au point où il est parfois poussé à l’extrême.

Pour donner un exemple de cela, nous pourrions parler de l’économie déterritorialisée qui caractérise la société liquide. Dans ce type d’économie, le centre de décision n’a plus à

14 Erwin Straus, Le sens des sens: contribution àl’étude des fondements de la psychologie, Jérôme Millon,

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être inscrit dans le même lieu que le centre de production. Cela fait que les entreprises ne sont plus dépendantes ni liées à des contraintes territoriales; à la communauté où elles se trouvent. Le centre de décision est composé d’actionnaires qui peuvent investir, peu importe d’où qu’ils soient sur la planète. Tout cela peut être fait sans avoir à n’entretenir aucun lien concret avec les habitants et les endroits où ils investissent. Comme le démontre Bauman :

Les employés sont recrutés parmi la population locale et, soumis comme ils le sont aux contraintes des devoirs familiaux, de la propriété et ainsi de suite, on ne peut pas attendre d’eux qu’ils suivent aisément l’entreprise si elle se transporte ailleurs. Les fournisseurs doivent faire leurs livraisons, et une fois que l’entreprise a déménagé, les fournisseurs locaux perdent l’avantage que leur donnaient les faibles coûts de transport. (…) Parmi tous ceux qui ont leur mot à dire dans la marche de l’entreprise, seuls “les gens qui y investissent”, à savoir les actionnaires, sont déliés de toutes contraintes spatiales; ils peuvent acheter n’importe quelles actions dans n’importe quelle Bourse grâce à n’importe quel agent de change, et, de toute évidence, la distance ou la proximité géographique de l’entreprise ne jouera qu’une très faible part dans la décision d’acheter ou vendre. 15

En n’étant plus lié à des contraintes morales, territoriales ou sociales, le marché tend à s’accélérer et ne plus tenir compte de l’humain qui est au centre de ces transactions. Que les conditions de travail soient pitoyables pour le travailleur, cela n’affectera pas nécessairement les dirigeants d’une entreprise qui cherchent avant tout le profit. Par ailleurs, en étant indépendante de la communauté où elle se trouve, la menace de se déporter dans une autre région a tôt fait de dissuader les insatisfaits de revendiquer de meilleures conditions. Ce contrat qui ne lie pas les deux parties de façon responsable et équitable crée une société extrêmement malléable et mouvante où il est difficile que chacun respecte les devoirs auxquels il devrait autrement se souscrire (paiement d’impôts, entretien de la voirie, etc16.).

15 Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Paris, Pluriel, 1998, p.18

16 Bauman dit aussi ceci : « (…) les entreprises sont certes d’accord pour payer les impôts locaux permettant

de financer ce dont elles ont besoin (des travaux de voirie ou d’entretien des égouts par exemple), mais elles ne voient aucune raison de payer pour l’aide aux chômeurs locaux, aux invalides ou pour tout autre gâchis humain, pour lequel elles ne se sentent en devoir d’assumer aucune responsabilité ni de remplir aucune obligation. » (loc.cit.)

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13 Dans cette société, le fait de s’ancrer d’une quelconque façon est perçu et vécu comme un handicap. Très rapidement, voire instantanément, lorsque les consommateurs développent des habitudes ou des goûts, se développe un marché pour s’adapter à la demande. Sinon, diverses stratégies sont employées pour sortir les consommateurs de leurs habitudes et les diriger vers de nouveaux produits.

Bien que de nombreux avantages soient possibles grâce à la technologie, à l’industrialisation et une économie sans frontière, il est possible de se demander s’ils n’inscrivent pas l’ensemble des activités dans un cycle où les attentes de rentabilité et de productivité sont à leur comble, et s’inscrivent comme une norme. Pour le dire autrement, plutôt que de se questionner sur l’importance d’une saine cohabitation entre plusieurs modèles de production et d’économie, il semble que l’industrialisation impose ses méthodes et ses types de résultats à l’ensemble des autres activités de la vie humaine. Ce faisant, l’ensemble des domaines sont mis sous la pression indue de trouver des arguments pour démontrer leur importance, laquelle sera mesurée à l’aide de critères comme la rentabilité économique à court terme, le niveau de performance et la productivité. En ne démontrant pas de façon assez convaincante leur efficacité, les divers secteurs d’activité se verront fortement recommander d’adopter un nouveau style de gestion (et nous pouvons parfois nous demander si elles n’y sont pas obligées), copié sur celui des grandes entreprises. Le pari qui est fait est qu’une « bonne gestion » entraînera, croit-on, une rentabilité, voire une prospérité économique justifiant du même coup l’existence d’une activité. Ainsi, qu’il s’agisse d’art, d’éducation, de science fondamentale, on tente de normaliser les façons de faire sans tenir compte de la mission ou des subtilités inhérentes à chaque domaine d’activité.

On entend parfois que la société de consommation ne crée pas de besoins, qu’elle se contente de répondre à ceux qui existent déjà. Bien que nous soyons très sceptiques face à la validité d’une telle proposition, nous pourrions dire que s’il n’en crée pas, le marché sait faire douter de la valeur de ce qui existe déjà pour diriger les besoins existants vers de nouvelles solutions. De la sorte, les besoins des consommateurs se réactualisent sans fin et à un rythme

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effréné. D’ailleurs, dans un souci de tout pousser à l’extrême, nous pourrions dire qu’au désir de combler le besoin avec les biens qui sont au goût du jour, s’ajoute la nécessité de se les procurer sans tarder. Ou pour le dire autrement, on réussit à faire sentir au consommateur que le moyen choisi pour combler son besoin est désuet et qu’il doit rapidement et impérativement se procurer la version la plus à jour disponible sur le marché. L’obsolescence perçue est un phénomène bien connu de notre société et peut être illustrée de façon saisissante par la gamme des produits « Apple »17. Selon la compagnie (et bien d’autres encore), il

faudrait comprendre qu’entre le « i phone 4 » et le « i phone 5 »18, il y a des différences

incontournables auxquelles nous ne pouvons renoncer. Pourtant, au-delà de ce qu’on prétend, le véritable enjeu est surtout d’arriver à nous faire déprécier ce qu’on possède au profit de ce qu’on ne possède pas encore. Cette tactique est reprise pour à peu près tout et repose sur le principe qu’en créant juste assez d’instabilité aucune solution définitive n’est adoptée et on reste à l’affût de la nouveauté. En parallèle, le marché se garde prêt à offrir toute une gamme de produits servant autant à combler un besoin qu’à se faire voir en public avec le bien du moment. Comme le dit Bauman:

Une société “moderne liquide” est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines. La liquidité de la vie et celle de la société se nourrissent et se renforcent l’une l’autre. La vie liquide, tout comme la société moderne liquide, ne peut conserver sa forme ni rester sur la bonne trajectoire longtemps.19

En effet, le rythme avec lequel est renouvelé l’ensemble des produits proposés par le marché est si rapide qu’on dirait parfois qu’il s’agit d’une production de déchets mis à la mode, plutôt qu’une production de biens destinés à être jetés. Ainsi, après la légère euphorie créée par l’achat, il faudra être aux aguets du « momentum » toujours de plus en plus court

17 Cette compagnie ne fait pas exception à la règle et plusieurs autres auraient pu être citées en exemple. Nous

avons choisi celle-ci de façon aléatoire.

18 D’ailleurs entre le moment où nous avons commencé à écrire ce mémoire et celui où nous avons terminé,

nos exemples sont devenus eux-mêmes obsolètes puisque la compagnie en est déjà au « i phone 6 ».

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15 où il faudra se débarrasser de l’objet acheté, pour ne pas être vu avec un modèle périmé. En effet, parmi les qualités requises dans la vie liquide se côtoie le talent à acheter le bon objet au bon moment, de même que celui de savoir s’en départir à temps20. Nous ne sommes pas seuls dans le développement de cette aptitude, le marché a prévu bon nombre d’outils pour nous aider: émissions sur les produits de consommation à acheter ou à éviter, revues sur les tendances de la saison, des réseaux sociaux où l’on voit défiler incessamment ce qui est au goût du jour, etc.

La réussite d’un tel système dépend largement d’un visuel sans taches; d’un monde sans soucis, sans contrariété. Pour que cette illusion puisse s’imposer comme une norme, il faut absolument qu’une industrie de gestion des matières résiduelles soit présente sans jamais manquer à la tâche. En effet, il serait difficile d’entretenir un désir illimité de possessions si nos espaces étaient ensevelis de biens matériels et de rebuts. Dans l’éventualité où l'on n’éliminerait pas les déchets adéquatement, on pourrait laisser une trace visible de ce qui est consommé et ainsi déclencher des réflexions et des prises de conscience. Ce serait alors une possibilité pour la conscience du consommateur de s’arrêter et de se questionner sur son comportement. Au-delà de la manifestation visible du déchet, il y a peu de chance que la réflexion s’amorce, puisqu’aucune conséquence négative apparente ne se manifeste. En contexte liquide, il semble en effet que l’individu n’ait pas le temps ni l’intérêt d’aller au-delà des apparences. Autrement dit, tant que la gestion des déchets sera faite efficacement, il y a peu de chance qu’un besoin se fasse sentir de réfléchir spontanément et profondément aux conséquences de ce mode de vie. Seul ce qui sera introduit par le biais d’une manifestation visible (et spectaculaire de préférence) pourra faire trébucher la conscience ou les passions de l’observateur. Nous pourrions citer à titre d’exemple la générosité spontanée des individus envers des populations victimes d’un tsunami ou d’un gros tremblement de terre. Par contre, des causes moins spectaculaires, mais tout aussi importantes, n’auront pas le même effet sur le public.

20 Ibid., p.20

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Des liens qui se relâchent entre les individus

Le rapport qu’on entretient avec les biens de consommation, facilement remplaçables et jetables, semble déborder de son cadre premier pour s’étendre aussi à d’autres sphères comme les relations sociales. Il semble en effet que les liens entre les individus se fragilisent et qu’on peut soi-même devenir une sorte de rebut. Par exemple, si un individu n’arrive pas à suivre le rythme (peu importe que ce soit pour des raisons de santé, d’énergie, de finances, etc.) il pourrait être considéré par ses pairs comme un indésirable dont il faut se départir. Que ce soit au travail, en n’intégrant pas assez vite et ouvertement les changements dans les méthodes ou les orientations des compagnies, que ce soit dans les domaines vestimentaires ou technologiques, ou encore au sein du couple et en amitié, on assiste à un tri constant entre ce qui est encore bon et ce qui est à jeter. Autrement dit, à tout moment on peut s’attendre à un «relâchement de l’attachement» et une «révocabilité de l’engagement»21 dans nos

rapports humains. Nous pourrions ajouter, en reprenant les excellents termes de Gabor Csepregi à la suite de Christopher Lasch que « […] le caractère problématique de l’identité

et de l’engagement de l’homme contemporain ne vient pas du changement du rôle social adopté, mais de la perte du milieu de vie objectif stable et résistant aux désirs et aux besoins temporaires »22. En effet, en étant plongé dans un milieu de vie qui se transforme rapidement

en fonction des désirs et des besoins passagers, il est plus difficile de s’engager sur une base durable et réciproque. Et comme l’ajoute Csepregi, cette perte a tendance à s’accentuer dès lors que le concret immédiat est remplacé par l’abstrait et l’abrégé, auquel cas correspondent bien sûr les images publicitaires en tout genre23 .

Ajoutons que peu importe de quel côté on se place : celui qui jette comme celui qui est jeté, la seule façon de s’engager dans la vie liquide c’est en acceptant que tout cela soit éphémère. Peu importe notre degré de satisfaction face à la situation, nous ne pourrons pas

21 Ibid., p.12

22 Gabor Csepregi, Éduquer àla passion, Carrefour, 1993, 15-2, p.115-116 23 loc.cit.

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17 ralentir le débit de cette course. Chaque relation est habitée, voire conditionnée par la peur d’être jeté comme un déchet et la nécessité de pouvoir se délester de ces liens quand bon nous semblera. L’auteur pense même que dès lors qu’une relation s’annonce comme durable, un renversement s’opère: d’une méfiance qui peut être relativement normale et partagée, il y a un glissement vers le sentiment que le durable est en réalité indésirable. Comme le dit Bauman: « Parmi les préoccupations humaines, le syndrome consumériste instaure des

précautions contre les chances de voir des choses (animées comme inanimées) devenir indésirables sous la forme d’attachement et d’engagement à long terme (sans parler de ceux qui sont censés ne jamais prendre fin). »24 On peut certes en être mécontents, mais pour

l’auteur cela ne fera aucune différence.

Un exemple éloquent de ce mode de vie est perceptible dans le domaine de l’amitié. Les relations sont multipliées par centaines, mais trop peu sont durables. Nous sommes engagés à des amis (entre autres formes de connaissances) d’une façon virtuelle et tout à fait révocable. Par exemple, les moyens technologiques nous permettent d’avoir un nombre phénoménal d’amis, mais si un de ces contacts n’est pas assez stimulant ou ressort du lot d’une façon inconvenante, nous n’aurons pas de scrupules à appuyer sur « ctrl+alt+delete » avant même qu’il n’ait eu la chance de s’expliquer. Ce traitement n’est pas univoque puisque les autres peuvent nous servir à leur tour le même traitement sans que l’on sache pourquoi.

En regard de cette friabilité des liens entre les individus, nous pourrions nous demander ce qu’il advient de notre capacité à tolérer, voire composer avec la contrainte et la confrontation. Si cette nouvelle façon d’entretenir des relations nous préserve d’un contact direct, complexe et parfois difficile avec les individus, il est possible de se demander à quel moment nous exercerons cet art subtil du dialogue? Nous pouvons penser qu’en conservant toujours une certaine distance (par exemple en ayant un écran d’ordinateur ou de téléphone) par rapport à notre interlocuteur, nous sommes dans une sorte de demi-relation où la porte d’entrée est à égale distance avec la porte de sortie. Nous sommes susceptibles de développer

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juste ce qu’il faut d’argumentation pour tenter brièvement de s’expliquer si la situation l’exige, mais dès que cela devient un peu trop exigeant la porte de sortie peut apparaître comme un excellent moyen de se sortir d’une mauvaise posture. Si cette hypothèse s’avère aussi répandue que le laisse penser l’auteur, il sera possible de constater qu’à défaut d’entraîner adéquatement ses propres capacités à composer avec la contrainte, nous devenions plus intolérants envers toute forme de contrariété. Et dans ces conditions, il est possible de prévoir que la confrontation mènera davantage à la calomnie qu’au débat civilisé (comme l’illustre bien la popularité des « radios-poubelles »). Ainsi, on peut se retrouver à supprimer des amitiés riches en différences au profit d’une ghettoïsation d’appartenances collectives. Autrement dit, on ne prendra plus de risques pour personne, et accepter de changer pour quelqu’un sera l’objet d’une grande méfiance ou d’une grande naïveté. On renforcera davantage un réseau d’appartenances variables, que des amitiés durables.

Mais le fait de pouvoir être jugé “indésirable” du jour au lendemain maintiendra les individus dans une sorte de précarité, de période d'essai. Ne peut-on y voir une des causes d’un besoin de se mettre en scène auprès des autres et de projeter une vie exaltante à notre auditoire? Vivre sa vie pour soi n’est plus suffisant, il faut en vivre chaque moment en pensant à l’effet « choc » que cela produira sur les autres. Comme si la vie était une interminable performance. Selon Gabor Csepregi: « […] l’impression produite sur les autres

devient plus importante que la fidélité inébranlable à une conviction personnelle. »25 Par

exemple, en voyage on ne se contentera pas d’admirer les paysages qui nous comblent par leur beauté, on recherchera plutôt des points de vue ou des prises de vues qui susciteront le plus de commentaires et d’appréciations sur les réseaux sociaux (que ce soit Facebook,

Instagram, ou autre). Vivre l’instant présent est comme toujours différé par l’attente des

réactions qui conditionnent l’expérience de l’immédiateté.

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La peur de ne pas tout essayer avant de mourir

À travers cette course, il y a aussi un déplacement du sens de l’existence. Dans un contexte plus traditionnel, la vie se pense entre les pôles de la naissance et de la mort. Entre les deux, on tente de donner sens aux actions qu’on fait afin d’atteindre le bonheur. Dans la vie liquide, le rythme de vie est, comme nous l’avons déjà évoqué, accéléré et les possibilités s’en trouvent décuplées. Beaucoup auront l’impression qu’en une seule vie humaine il semble possible de vivre autant de nouveaux départs qu’on peut en rêver. Ainsi, il semble que ce ne soit plus tant la crainte de la mort qui pousse à l’action, comme la peur de ne pas avoir été au bout de toutes les possibilités que la vie liquide fait miroiter. Comme le dit Bauman:

C’est la vitesse, et non la durée, qui compte. Avec la bonne vitesse, on peut consommer toute l’éternité à l’intérieur du présent continu de la vie terrestre. C’est du moins ce que tente et espère accomplir le «lumpenprolétariat spirituel». L’astuce est de comprimer l’éternité de façon qu’elle entre, tout entière, dans le temps de la vie individuelle. (...) De fait, on peut épuiser tout ce que l’éternité a à offrir, et tout cela, le temps d’une vie mortelle.26

Ainsi, puisque la crainte de la mort ou du moins ce qu’elle signifie pour l’être humain est évacuée avec la possibilité de vivre l’éternité en une même vie, l’enjeu devient alors de tenir le coup, de ne pas être éliminé du jeu, afin d’en épuiser les possibilités. Se dépasser est donc la modalité minimale qui nous permet de conserver notre place dans la course de la vie liquide. Comme le dit Bauman: « Nous sommes désormais tous les Alice à qui

Lewis Caroll donnait l’avertissement suivant: « Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça! »27 À défaut de remplir cette condition, on risque de devenir soi-même un

déchet, ce qui constitue le point de non-retour de la vie liquide. Et cette condition s’applique

26 BAUMAN, Zygmunt, op. cit., p. 15 27 Ibid., p.35

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sans discernement en fonction de l’âge, de l’état de santé, du milieu social, etc. Qu’un diagnostic de cancer s’abatte sur vous, et les attentes ne s’ajusterons pas à votre situation. Vous serez soumis aux mêmes contraintes que tous les autres aspirants au titre de champion de la « (…) version sinistre du jeu des chaises musicales — disputée pour de vrai’ »28. Être vu comme un déchet, c’est ne plus jamais pouvoir réintégrer la vie liquide, c’est devenir le mendiant qui regarde le spectacle se dérouler sous ses yeux sans jamais pouvoir espérer y participer de nouveau. Comme le dit Bertrand Besse-Seige cela revient à ne plus pouvoir se placer « […] sur l’échiquier rassurant de la normalité’ »29; c’est s’afficher avec ce dont il

ne faut surtout pas s’afficher, un échec, une différence.

La finalité de la vie qui était autrefois pensée et vécue en fonction de la perspective imminente de la mort se déplace donc vers la peur qu’inspire une vie éternelle avec des capacités limitées. Devant ce privilège inédit de tout essayer en l'espace d'une vie s'impose une sorte d'obligation d'aller au bout de ces possibilités, et de renouveler son identité autant de fois qu'il en sera nécessaire. Pour nous aider dans ces multiples transformations nous pouvons compter sur la société liquide qui inventera toute sorte de stratégies et d'objets prêts à être utilisés, mais elle démultiplie aussi les experts qui peuvent nous aider à exploiter toutes les avenues désirées.

Ainsi, nous pouvons nous demander si cette situation est plus susceptible d’inviter à la présomption qu’à l’humilité. En effet, si l’humilité a été considérée par la plupart des penseurs et des religions comme une des vertus qui aident l’homme à connaitre le bonheur et le bien-être en société, il semble que dans ce contexte elle soit un obstacle à la finalité de la vie liquide. À l’inverse, la présomption semble plutôt servir davantage ce projet puisqu’elle permet de chercher à transgresser les limites du réel et consiste en un refus de s’arrêter quelque part, de se déposer et s’éprouver en quelque chose. Comme le décrit Csepregi, à la suite de Ludwig Binswanger: « La présomption consiste en l’éloignement du champ

28 Ibid., p.11

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d’expériences laborieuses et pénibles et en l’incapacité de se décider et d’accepter, d’une manière responsable, les limites imposées par la réalité. Elle est marquée par une absence de persévérance, de stabilité et de durée, autant au plan des rapports à autrui qu’à celui des contacts avec le milieu ambiant. »30 Ne peut-on voir à la suite d’une telle description, un lien avec le relativisme moral et culturel qui est si présent dans notre société? En prétendant que tout doit être essayé et que rien en particulier ne mérite un séjour prolongé, il nous semble qu’il ne reste qu’un pas à franchir avant de conclure que tout se vaut. Et qu’en est-il de la passion dans un tel contexte? Si nous avons l’obligation minimale de tout essayer dans l’espace d’une vie, pourquoi tenter de chercher une passion et de la développer, sachant que s’arrêter est synonyme de manque d’ambition. L’exception où il serait acceptable de se consacrer à une seule passion est celle où on le ferait en l’ « extrémisant », c’est-à-dire en cherchant à pratiquer l’activité jusqu’au point de rupture.

Chercher l’extrême ou le refus de la contemplation

Nous pouvons penser qu’une telle course, et la crainte de ne pas tenir le coup jusqu'au bout, valoriseront tout particulièrement les carburants et les stimulants qui permettront aux individus de tenir la cadence. Parmi les sources d’énergie proposées et retenues, nous trouverons probablement des produits qui s’ingèrent et agissent rapidement sur le corps. Cela semble dans ce contexte s’opposer aux activités qui impliquent un certain niveau intellectuel ou émotionnel (les connaissances, les vertus, des réflexions approfondies, des liens sociaux épanouissants; lesquels demandent effort et temps). En effet, dans la vie liquide tout se passe dans la vitesse et non dans la durée. Pour aller aussi vite qu’on le veut, il faut chercher à se débarrasser de tout ce qui n’est pas utile à court terme. En ce sens, les activités de l’esprit qui demandent du temps, de la réflexion, de l’expérience et de la maîtrise de soi ne seront pas particulièrement recherchées. Il faudra plutôt quelque chose qui maintient le cerveau et le corps dans un perpétuel état d’éveil ou d’alerte. À ce dessein, Michel Lacroix fait remarquer

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que notre société cherchera à produire des émotions intenses, surtout celles qui auront un impact fort sur le corps. Les émotions plus douces, ou qui aspirent à l’introspection, à la réflexion, ne seront pas particulièrement prisées sauf peut-être si c'est pour vendre un produit comme une retraite de méditation. Lacroix ajoute ceci en parlant des Occidentaux: « Il a

besoin d'être secoué par des commotions, étourdi par des activités hystériformes, étonné par des impressions inédites et puissantes. Sa vie affective est faite de mouvement et non de contemplation. »31 Ainsi, que ce soit dans le type d'expérience qu'on désire vivre, la façon qu'on aura de se partager, les choix qu'on fera, tout passera par le filtre de l'émotion-choc.

Le marché aura d'ailleurs compris toute l'efficacité de jouer la carte de l'émotion forte qui garde le corps et la conscience dans un état primitif de réflexe. Les décisions seront prises plus impulsivement et ce sera très lucratif pour la société de consommation. Que ce soit à travers les slogans publicitaires, les couleurs saturées qui composent notre environnement visuel ou encore les goûts amplifiés; l'émotion forte est partout et on s'en réclame comme d'un d’idéal à atteindre. Comme le suggère Paul Ardenne : «Réussir sa vie? Autant

dire l'extrémiser»32. En cultivant l'émotion forte « On s’émeut beaucoup, mais on ne sait plus

vraiment sentir »33. Ainsi, on préférera davantage voir un film qui génère en nous des

émotions percutantes plutôt que de lire un livre qui nous demande des efforts d’attention, d’imagination et des connaissances pour pouvoir en apprécier pleinement la valeur. Il est possible de se demander si dans ce contexte les capacités à ressentir profondément, à s’émouvoir, à contempler sont toujours sollicitées ou si, en étant submergées par des distractions multiples et des impressions de surface, elles ne se retirent pas en quelque sorte de notre expérience quotidienne? En privilégiant toujours ce qui produit le plus gros effet sur le corps, il est possible de penser que ce qui sera éveillé sera une forme d’excitation sensible plus que la réflexion. Nous pourrions ajouter que l’enjeu pour le marché c’est donc de capter l’attention le plus rapidement possible en sachant que cette attention n’est que de très courte durée.

31 Michel Lacroix, Le culte de l’émotion, Paris, Marabout, 2001, p.9

32 Paul Ardenne, Extrême : Esthétiques de la limite dépassée, Paris, Flammarion, 2006, p.20 33 Michel Lacroix, Le culte de l’émotion, Paris, Marabout, 2001, p.10

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23 Dans un tel type de rapport, nous pourrions nous demander si tout n’est pas fait pour stimuler et maintenir l’individu dans sa curiosité. En effet, si la curiosité est bien souvent une qualité qu’il faut chercher à encourager chez les jeunes enfants, c’est en outre parce qu’elle est un excellent moyen de se mettre en mouvement et de chercher à dépasser une sorte d’apathie. Cela dit, elle est très utile lorsqu’elle considérée comme un moyen de se sortir d’un certain état premier. Nous pourrions penser ici à la curiosité intellectuelle grâce à laquelle nous nous intéressons à de nouvelles perspectives et faisons certains gains au niveau de la pensée. Par contre, lorsqu’elle devient une fin en soi il y a lieu de se questionner sur la valeur d’une qualité qui nous pousserait sans cesse à changer d’objet d’étude, avant même d’avoir eu le temps d’en retirer un quelconque bénéfice. Comme le décrit Monsieur Thomas De Koninck:

La curiosité n’est attirée que par le nouveau, donc toujours par autre chose, sans jamais s’attarder nulle part: « […] elle ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de ce nouveau vers du nouveau. » Elle est « caractérisée par une incapacité spécifique de séjourner auprès du plus proche ».S’agitant et poursuivant l’excitation d’une nouveauté continuelle et d’un changement incessant, c’est la possibilité constante de la distraction qui l’occupe. Elle n’a rien à voir avec l’observation et l’émerveillement, « avec la contemplation

admirative de l’étant, avec le thaumazein » qui suscite l’interrogation devant

la découverte des ignorances à dissiper.34

Ce besoin d’émotion-choc et de carburant invite donc à penser qu’un espace hospitalier où il est possible de se recueillir fait de moins en moins partie de nos vies exaltantes. Il est possible de s’interroger sur le lien de cause à effet qui unit une présence accrue de divertissement et une réduction des espaces où il est possible de s’arrêter quelques instants. Que ces espaces soient mentaux ou physiques, ils sont peut-être plus essentiels que jamais et pourtant, ils semblent être de plus en plus remplacés par ce qu’on pourrait appeler

34 Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de

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une « fonctionnalisation » des espaces. C’est-à-dire des espaces qui sont destinés à une fonction bien précise, et non à être utilisés selon le désir des usagers. Nous pourrions prendre l’exemple du parc dans lequel nous pouvons accomplir plusieurs activités à la fois (promener son animal de compagnie, lieu de rencontre, piste de course, etc.). En regardant autour de soi, il est possible d’observer que le regard trouve difficilement la possibilité de se perdre dans une sorte d’errance visuelle, donner une fonction improvisée à ces lieux. Il semble plutôt que la planification du territoire et l’architecture contemporaine nous rappellent plutôt la fonction (unique) de chaque espace. Par exemple, nous n’aurons jamais l’idée de donner rendez-vous à une vieille connaissance dans le hall d’une grande banque pour prendre de ses nouvelles. Nous proposerons davantage un restaurant confortable ou un café où il est possible de bavarder longtemps. En planifiant les espaces publics, on s’assure de plus de sécurité et d’ordre. Or, il est possible de se questionner à savoir si cela ne retire pas du même coup la spontanéité du quotidien, le pouvoir de décider à quel usage seront destinés les lieux de ceux qui y vivent.

Dans la perspective de gérer de mieux en mieux les risques et la sécurité, il semble que nos villes actuelles soient planifiées dans un très grand souci de rendre les espaces neutres, anonymes et fonctionnels. Comme le dit Bauman: « Dans un environnement

entièrement artificiel, calculé pour assurer l’anonymat et la spécialisation fonctionnelle de l’espace, les habitants de la ville se trouvent confrontés à un problème d’identité quasi insoluble.»35 En effet, le but recherché est d’évoluer dans un lieu sécuritaire où sont

considérablement réduits les risques de confrontation. Toutefois, en tentant d’uniformiser les espaces publics et les rendre ultra-sécuritaires, à quel moment et de quelles façons les capacités à affronter l’indéterminé, l’indéfini, l’instable et la nouveauté peuvent-ils s’exercer? N’est-il pas possible de penser qu’elles risquent de s’atrophier à défaut d’être suffisamment sollicitées? L’augmentation de l’intolérance dans les villes caractérisée par l’uniformité et le conformisme n’est-elle pas un bon exemple de cette tendance? Selon Zygmunt Bauman: « Dans une localité homogène, il est excessivement difficile d’acquérir le

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caractère et les capacités nécessaires pour affronter la différence humaine et les situations d’incertitude; et quand on ne possède pas ce caractère ou ces capacités, il devient très facile d’avoir peur de l’autre, simplement parce que c’est surtout ce qui n’est pas familier, pas facile à comprendre, en partie impénétrable et imprévisible. »36 Ainsi, à perdre contact avec

l’altérité, on devient plus craintif à l’égard de la différence et de la nouveauté et nous sommes portés à des rapports qui évacuent de plus en plus l’altérité au profit du semblable.

Nous pourrions ajouter que l’extrémisation de nos vies et la perte d’espace pour contempler s’étendent jusque dans nos moyens de transport et dans les matériaux prisés en architecture contemporaine. En effet, ils semblent mettre à profit, eux aussi, une curiosité visuelle plus qu’une capacité à contempler. La vitesse à laquelle nous nous déplaçons dans la ville moderne liquide crée une fragmentation de l’unité du paysage. En le morcelant en plusieurs parcelles qui ne peuvent être toutes perçues, le corps et les sens glissent à la surface du paysage sans jamais pouvoir s’y éprouver. Cette fragmentation et ce glissement peuvent se poursuivre selon les matériaux employés en architecture. Nous pourrions penser à ces boulevards avec ses vitrines interminables où l’on peut contempler les plus belles pièces des collections des commerçants. Or, malgré cette impression que grâce au verre nous pouvons voir plus, il semble que « […] voir ce qu’on ne peut ni entendre, ni toucher, ni sentir, accroît le sentiment que ce qui est à l’intérieur est inaccessible. »37 Autrement dit, cela crée plus

d’isolement que d’unité, but qui était initialement poursuivi par l’emploi de certains matériaux comme le verre. Comme le dit Richard Sennett: « La barrière transparente d’une

vitrine permet que l’on voie un objet à vendre sans pourtant pouvoir le toucher. La séparation des sensations physiques(…) est de plus en plus paralysante: la vue est le plus souvent isolée du bruit, du toucher, comme on est isolé des autres êtres humains. »38 Cette fragmentation des différents sens par les matériaux de l’architecture moderne, par son organisation spatiale ou sa planification territoriale contribue ainsi à créer un espace où les différentes parties qui nous composent sont séparée et isolées les unes des autres. Ainsi, si le

36 Ibid., p.75-76

37 Richard Sennett, La conscience de l’oeil, Paris, Verdier poche, 1990, p.180

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regard est maintenu dans une sorte de curiosité perpétuelle et nous maintient dans un état de stimulation constante, nous pouvons observer que de l’autre côté cela engendre de l’isolement, une perte de contact concret avec notre environnement (extérieur ou intérieur) et une perte de spontanéité. Nous pourrions ajouter avec Sennett que si ces espaces ont surtout été construits pour favoriser le regard, il est plus difficile d’y trouver un espace invitant où le discours et la rencontre sont possibles39.

Autonomie du système

Nous pourrions penser que si ce mode de vie était vraiment épuisant pour l’être humain ce dernier chercherait par tous les moyens à le changer. Cependant, penser de cette façon consisterait à omettre un aspect important du mode de vie liquide; c’est-à-dire son étonnante capacité à récupérer les tensions qu'elle génère pour en faire une nouvelle source de carburant. Comme le dit Bauman: «Une fois lancé, un perpetuum mobile ne cessera de

tourner tout seul. Les perspectives de l'arrêter, déjà minces de par la nature de l'objet, sont encore réduites par la stupéfiante capacité de cette version-là à absorber et assimiler les tensions et frictions qu'elle génère - ainsi qu'à les exploiter.»40 En effet, en créant toute sorte de remèdes aussi alléchants les uns que les autres elle parvient à faire diversion sur les causes réelles des souffrances qu'elle crée. Pensons à l'épuisement professionnel qui touchera presque tous les travailleurs à un moment ou un autre de leur carrière. Ce qu'on voit dans notre société comme remède à cette épidémie ce n'est généralement pas de descendre à la rue pour militer en faveur de ses droits. C'est plutôt de faire une recherche assez rapide sur internet pour sélectionner une formule de voyage tout inclus dans une destination soleil. Pour seulement 800$, on peut prendre l'avion, manger et boire à volonté, dans un paysage paradisiaque pour une semaine. Autrement dit, le marché a trouvé des moyens lucratifs de faire diversion et de gérer l'épuisement des gens, les détournant complètement de l'envie de

39 ibid, p,169-181

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27 changer le système qui propose des offres aussi attirantes. Si cela s'applique à la question de l'épuisement, elle s'applique aussi aux autres tensions qui pourraient découler de ce système.

Ainsi, nous pourrions penser que ce ne sont pas seulement les conséquences négatives de la vie liquide qui nous mèneront à chercher un autre mode de vie. Nous pourrions considérer qu’une réflexion plus profonde nous permettrait de remettre en question ce système. Or, nous réalisons qu’un tel espace de réflexion semble ne pas pouvoir trouver de place au sein de la société liquide. En stimulant constamment le sujet, on le maintient dans un espace de réaction et non de réflexion ce qui garantit le maintien du système en place. En maintenant la conscience à la surface d'elle-même, et en créant un besoin d'être toujours dans l'émotion exaltante, dans la curiosité, on s'inscrit dans une temporalité qui nous donne l'impression d'être toujours dans le moment « ultra présent ».

Le contexte social comme l'environnement immédiat de l’individu semblent donc réduire considérablement les espaces de réflexion et de confrontation. Réduisant du même coup les possibilités de s’investir dans une réflexion critique sur les conditions qui pourrait malmener le bien-être de la collectivité. Par ailleurs, on peut remarquer que les individus n’amorcent généralement une réflexion que dans les contextes où ils y sont forcés. L’enseignement de la philosophie au collégial en est un bon exemple. En effet, plusieurs étudiants sont peu à l’aise avec l’idée de devoir réfléchir par eux-mêmes. Ces derniers expliquent généralement leur état par le fait qu’on ne leur a encore jamais demandé de penser par eux-mêmes et qu’ils ne voient pas à quels moments ils feront usage de leurs outils réflexifs dans le futur. L’éducation doit ainsi être comme un produit: utile immédiatement et consommable sans effort. Les enseignants se confrontent donc à une question: comment enseigner à réfléchir dans un monde qui semble être organisé pour limiter au minimum la réflexion?

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