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Dans cette réflexion sur l’éducation nous avons mentionné qu’elle devait porter sur le tout de l’Homme et non sur quelques-unes de ses parties. Cela fait d’autant plus de sens dès lors qu’on conçoit l’éducation comme un art qui cherche à libérer l’individu de ses conditions premières. En effet, comment serait-il possible d’affranchir l’homme de ses conditions premières si on ne cherchait qu’à former ses habiletés logico-mathématiques? Pour bien comprendre la façon dont se décline ce Tout, et les liens qu’entretiennent chacune des parties entre elles, nous nous inspirerons d’Aristote et des réflexions qu’il a tenues au sujet de l’âme et de sa composition. Nous anticipons bien la difficulté de parler de l'âme à notre époque puisque nous imaginons déjà le tollé de protestations qui peut s'élever contre l'utilisation d'un terme aussi chargé. Qui plus est, selon les nouveaux impératifs scientifiques, il ne faut pas trop se risquer à utiliser des concepts qui sont non démontrables par les outils contemporains de la science. Mais comme nous l'avons dit d'entrée de jeu, les réflexions d'Aristote sur ce sujet permettent dans un premier temps de se faire une idée des dimensions qui sont en jeu lorsqu'on parle d’éducation du tout et l'interrelation qui unie ces différentes composantes.

Ainsi, nous pourrions dire dans un premier temps qu’Aristote associe l'âme à quelque chose de dynamique, qui est principe de vie. C'est ce qui fait la différence entre un corps inerte et un corps vivant. L’âme, l’anima, signifie souffle et a le pouvoir de mettre le corps en mouvement. Ce concept a donc pour Aristote une réalité matérielle, physique, concrète. Ainsi, tout ce qui est vivant a une âme. Seulement, elle n'est pas constituée de la même façon pour tous les êtres vivants. Par exemple, pour les plantes l'âme sera uniquement de nature nutritive. Son mouvement est celui de sa croissance, et il est causé par le besoin de se nourrir. Les animaux quant à eux, ont une âme composée d'une partie nutritive et d'une partie sensitive. En effet, ils se meuvent pour manger, mais ils possèdent aussi les sens qui leur permettent d'acquérir une certaine connaissance de leur environnement et de la position de

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leur corps dans cet environnement. Cela leur permet notamment de se déplacer, de se repérer dans l’espace et d’acquérir une forme rudimentaire de connaissance.

Quant à l’homme, en plus de la partie nutritive et sensitive s'ajoute la faculté intellective, ou faculté de penser. Cette partie se distingue en ceci qu'elle peut aller au-delà du sensible pour créer des associations entre ce qui est présent dans sa mémoire: « Au sens

large, la pensée contient tous les actes de la connaissance en dehors de la sensation, c'est- à-dire aussi bien les images de la mémoire que les opinions et les jugements de la science. La représentation ou imagination (phantasia) est tout ce qui apparaît à l’âme ; elle est généralement fausse, sans correspondance dans le réel. La réminiscence est l’orientation de l’âme à la recherche d’un souvenir par association d’idées. »177 Autrement dit, contrairement à bien d'autres philosophes qui auront associé les sens à l'erreur, il y a pour Aristote deux sources de connaissances possibles: ce qui nous vient des sens et ce que l'intellect en fait. L'erreur se situe plutôt du côté de la raison que du côté de la sensation laquelle « […]

« affirme » la vérité sur chacun de ses objets ; la vision ne se trompe pas sur le blanc. L’erreur ne peut commencer que si l’intelligence affirme que le blanc est tel ou tel objet. »178 Ainsi, l'homme se distingue de l'animal parce qu'en plus de la sensation comme moyen de connaître il possède la pensée, qui elle, se développe à partir des sensations, mais ne dépend pas des objets sensibles pour se mouvoir. Grâce à la mémoire, l'imagination et les jugements de la science, l'homme peut faire surgir ou resurgir les images de choses dans son esprit, ou encore saisir des lois et des règles qui seront elles aussi sources de connaissances. Par exemple, quand je pense à une table, il n'y a pas une vraie table qui entre ou sort de ma tête, mais une image de celle-ci. De la même façon que si je connais le processus de fabrication d'une table, je peux jouer dans ma tête avec les différentes règles et imaginer de nouvelles formes de tables.

177 http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Aristote/98715, [consulté le 30 novembre 2014] 178 http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Aristote/98715, [consulté le 30 novembre 2014]

103 Or malgré le fait que la pensée puisse sembler ne pas requérir la présence des objets réels pour se mettre en action, nous pouvons penser qu’elle fonctionne tout de même en étroite relation avec ce qui lui vient des sens. Cela dit, il est possible de penser que plus notre sensibilité est affinée, plus nos perceptions contribueront positivement à notre vie intellectuelle. Comme l'a si bien dit le généticien et humaniste Albert Jacquard: « [Pour

connaître] (…) il faut utiliser ce qu'apportent nos sens, et confronter cette information à celles que nous avons conservées en mémoire et à ce que nous sommes capables d'inventer. Cette activité fait appel à tout notre être, mais, de façon certainement privilégiée, à cette partie de notre organisme qui nous différencie radicalement des autres animaux, le système nerveux central, le cerveau. »179 Nous pouvons voir que les millénaires qui séparent Aristote de Jacquard ont entraîné des changements dans le langage, et la connaissance de l’homme. Dans ce contexte il semble que le mot âme soit remplacé par celui de cerveau.

Cela dit, la faculté de penser chez Aristote nécessite la présence de deux vertus qui sont de nature différente: les vertus intellectuelles et les vertus morales. La première dépend de la partie de l'âme qui est douée de raison et porte sur la vérité ou la genèse des choses, tandis que la seconde dépend de la partie irrationnelle et douée de désir180. Les premières

concernent surtout l’acquisition de connaissances, tandis que les secondes se rapportent davantage aux émotions ou la partie désirante de l’âme.

Ainsi, puisqu’elles sont de natures différentes, elles ne peuvent recevoir le même type d’éducation pour atteindre leur plein potentiel. Selon le philosophe, les vertus intellectuelles font appel à un type de savoir qui dépend en grande partie de la transmission de connaissance. Comme le dit Aristote : «Si elle est intellectuelle, c'est en grosse partie à l'enseignement

qu'elle doit de naître et de croître. C'est précisément pourquoi elle a besoin d'expérience et

179 Albert Jacquard, Moi et l’autre: initiation àla génétique, Paris, Éditions du Seuil, 2009, p.104

180 ARISTOTE, Éthique àEudème, II, 4 traduction de Pierre Maréchaux tirée de ARISTOTE, Éthique à

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de temps. Mais si elle est morale, elle est le fruit de l’habitude. »181 Ce qui laisse penser que l’instruction doit faire partie intégrante de toute formation. Le deuxième type d’apprentissage, c’est-à-dire l’éducation des vertus morales, ne se réalise donc pas par une acquisition de connaissance, mais par l’exercice et l’habitude. Comme le dit Aristote c’est :

« […] en exécutant des actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants qu'on devient tempérant et des actes courageux qu'on devient courageux.»182. Ou encore, en cherchant systématiquement à fuir devant les situations qui nous demandent du courage, ou des efforts, ou de risquer un bien auquel on tient (que ce soit la tranquillité, le prestige, etc.) nous ne connaîtrons pas l’excellence de l’action, la juste mesure par laquelle nous trouvons le bonheur. Aussi, parce que la partie désirante de l’âme n’est pas constituée de la même façon pour tous les individus, Aristote refuse d’identifier des normes fixes, et objectivement valables pour tous les individus. Si la justice est un bien pour tous, tous n’auront pas le même effort à fournir pour produire des actions justes. Comme le dit Aristote : « […] le meilleur,

le bien parfait sont la conformité à la droite raison- c'est-à-dire le milieu entre l'excès et le défaut par rapport à nous-, il s'ensuivra que la vertu sera pour chacun une médiété ou se rapportera à certains intermédiaires, dans les plaisirs et les douleurs, l'agréable et le douloureux.»183 C’est ainsi que chaque personne doit s’exercer à chercher la vertu en elle-

même et s'entraîner à « désirer » correctement (ni trop ni trop peu) le juste milieu. Nous pouvons donc voir que ce n’est pas seulement en apprenant théoriquement ce qu’est la vertu que nous serons vertueux, mais que c’est en s’y exerçant et que cela implique dans une certaine mesure le désir.

Il ajoute encore un élément qui nous semble particulièrement important, à savoir : « […] qu'aucune des vertus morales ne nous est donnée naturellement.»184. Ainsi, si le contexte

181 ARISTOTE, Éthique àNicomaque II, 3 traduction de Tricot tirée de ARISTOTE, Éthique àNicomaque, Éditions J.Vrin, Paris, 1990, p.99

182 ibid., p.101

183 ARISTOTE, Éthique àEudème, II, 5 traduction de Marécaux tirée de ARISTOTE, Éthique àEudème,

Rivages Poche, Paris, 1994, p.67

184 ARISTOTE, Éthique àNicomaque, II, 4 traduction de Tricot tirée de Éthique àNicomaque, Éditions J.Vrin, Paris, 1990, p.101

105 immédiat de l'individu ne prévoit pas l'enseignement et l'exercice des vertus morales, nous doutons qu’elles apparaissent d’elles-mêmes. Nous pouvons dès lors saisir une nouvelle fois l’enjeu d’une éducation qui serait réduite à une stricte transmission de savoirs théoriques. C’est la liberté et le bonheur qui sont en jeu dès lors qu’on juge que l’apprentissage des vertus morales doit être relégué à la famille ou pire, au hasard des circonstances. Comment s’assurer dans un tel contexte que l’ensemble des enfants d’une société aura une éducation de qualité minimale à ce niveau? N’est-il pas possible de penser qu’il y aura beaucoup d’improvisation de la part des parents, et que le succès ne sera pas garanti chaque fois? Pourtant, en rester à un niveau trop médiocre nous amènera inévitablement à avoir de la difficulté à peser le pour et le contre de chaque situation et viser davantage les extrêmes. Et s’il y a une difficulté à le faire pour sa propre vie, comment penser que les décisions relatives à la vie en société s’en porteront mieux?

Aristote à l’épreuve du temps: ce que la psychologie expérimentale nous