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Première considération sur la sensibilité: les rapports gnostiques et pathiques

La relation qu’entretient notre corps avec son environnement, ou encore la façon bien singulière que nous avons d’être affecté par ce que nous vivons échappe bien souvent à notre conscience. Du moins, nous l’exprimons rarement en mots. D’ailleurs, il serait assez fastidieux de ressentir de manière consciente chaque impression des qualités sensorielles qui nous affectent. Nous pouvons simplement en faire l’essai au moment où l’on descend rapidement des escaliers. Essayer d’être conscient de chacun de nos mouvements au moment où on descend les marches nous mènera probablement à trébucher plus qu’à la formulation explicite de concepts décrivant l’action en cours. En effet, dans plusieurs de nos activités quotidiennes un certain degré d’automatisme ne peut que faciliter les opérations. Cela dit, l’exemple précédent invite à penser que certains mouvements sont comme « intelligents » et témoignent d’un rapport du corps à son environnement qui se vit en parallèle à nos capacités verbales et conceptuelles. Comme le dit Gabor Csepregi, ce type d’expériences expriment un rapport pathique, au sens où elles sont préconceptuelles et qu’elles donnent lieu à une réponse corporelle.148 Si nous sommes parfois capables d’expliquer de façon explicite d’où nous

viennent les changements dans notre corps ou notre affectivité, cela n’est pas systématiquement le cas. Comme dit Csepregi:

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De fait, il y a bien des situations dans notre vie quotidienne où notre réaction aux événements, aux espaces, aux gestes et aux paroles se déploie en l’absence de toute compréhension conceptuelle explicite. Nous entrons en rapport avec les objets ou les personnes de manière implicitement ou tacitement consciente: notre corps en sait bien plus que ce que nous pourrions exprimer en paroles.149

Bien souvent, ces impressions préconceptuelles nous amènent à projeter « […] sur

notre environnement des qualités et des significations correspondant à nos dispositions et nos attitudes du moment. »150 Si nous n’en sommes pas plus conscients, c’est peut-être parce

que nous sommes bien souvent occupés par nos rapports « gnostiques » au monde (le quoi de nos activités). Par gnostique, Erwin Strauss entend: « […] la perception distante, neutre,

des propriétés constantes des choses […] dans la sphère gnostique, nous sommes orientés vers les caractéristiques déterminables et objectives »151. Ce type d’interaction nous permet notamment d’élaborer une forme de connaissance très utile dans nos déplacements et nos tâches quotidiennes. Comme le dit Csepregi: « […] nous nous orientons activement en

fonction du passé et de l'avenir, et l'espace qui nous entoure est balisé par la direction, la distance, la mesure et la stabilité. Là, notre mouvement est lié à un but et associé à un « espace historique »152. Autrement dit, lorsque nous nous déplaçons de notre lieu de résidence à notre lieu de travail, nous sommes engagés dans le temps parce que nous savons que nous devons arriver à une heure en particulier au travail. Nous savons aussi approximativement la distance qu’il y a entre ces deux endroits et quelques-uns des scénarios qu’on risque de rencontrer. Cela fait que notre routine nous apparaît si stable. Dans ce type de rapport, nous serons surtout sensibles à ce qui concerne le but qu’on poursuit, le « quoi » de l’environnement.

Si au contraire, nous sommes en vacances, dans une ville étrangère, nous ne serons pas engagés de la même façon envers notre environnement. Peut-être aurons-nous tout notre

149 loc.cit. 150 ibid., p.32

151 loc.cit. 152 ibid., p.33

83 temps et déambulerons-nous dans les rues, sans trop se soucier d’une distance ou d’une direction à parcourir. Dans ce contexte, nous serons peut-être davantage sensibles au « comment » de l’endroit: à la tristesse ou la beauté, aux formes, aux couleurs, aux odeurs, etc. Dans ce cas, nous serions davantage dans un rapport pathique, où: « […] nous nous

concentrons sur notre activité présente et expérimentons une union immédiate entre notre milieu et nous-mêmes. Notre mouvement n'a ni point de départ précis ni direction et se déploie dans un espace dépourvu de système de valences fixes. »153 Ainsi, nous éprouvons

les qualités de notre environnement non pas comme des qualités fixes et objectives, mais aussi en rapport avec notre subjectivité ou notre état du moment. La même rue peut nous paraître amicale ou hostile, même si elle ne change pas objectivement parlant. Cette communication est donc réciproque en ce sens que ce qui nous entoure nous affecte, et que la façon dont on se sent, teinte notre façon de percevoir l’extérieur, le qualifie d’une certaine façon. Cela dit, nous ne semblons pas toujours conscients que nous entretenons ces deux types de rapports. Souvent, nous avons davantage conscience du gnostique puisqu’il est un avantage considérable au point de vue fonctionnel dans notre quotidien. Mais comme le rappel Csepregi, les deux rapports doivent être envisagés comme un tout, un ensemble:

Il serait erroné de séparer strictement le pathique et le gnostique comme deux aspects ou moments alternatifs d'une expérience globale. Le pathique n’apparaît pas seulement quand le gnostique s’efface, il n’appartient pas seulement à des objets particuliers ou à des actions spécifiques. Le pathique concerne les caractéristiques de l'expérience immédiate d'une activité ainsi que notre communication réciproque avec les choses.154

Ainsi, nous ne pourrions conclure que certaines personnes ou certaines activités appartiennent à l’un ou l’autre de ces modes de communication avec l’environnement. Par exemple lorsque nous qualifions les individus de « rationnels » ou« d’émotifs ». Il semble en effet que les deux types de rapports se vivent en même temps, mais que nous n’y prêtons peut-être pas la même attention ou importance.

153 loc.cit.

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En effet, il semble que la sensibilité varie en fonction de nos préoccupations et de nos intérêts du moment. Par exemple, si nous sommes concentrés sur un problème pratique complexe, il se peut que nous tentions de nous détourner, voire de nous couper des autres stimulations sensorielles susceptibles de nous distraire de notre activité du moment (Csepregi). Nous pourrions penser à ces étudiants qui révisent dans les cafés bondés et qui ne sont pas du tout dérangés par le va-et-vient et les conversations croisées qui se mélangent à la musique ambiante. Ils arrivent à débrancher en quelque sorte leur sens de l’ouïe pour accorder toute leur attention à ce qu’ils lisent. Comme le dit Csepregi: « Nous sélectionnons

des zones d’intérêt et devenons indifférents aux informations non pertinentes. Nous nous concentrons sur des tâches et des objets particuliers; par conséquent, notre sensibilité choisit certains aspects, certains secteurs, auxquels elle prête davantage attention. »155 Lorsque

nous choisissons de délaisser certaines stimulations, ou certains sens au profit d’un sens en particulier, il y a un changement en terme d’intensité. Par exemple lorsqu’on regarde la photographie de l’être aimé, c’est agréable, mais c’est beaucoup moins intense que si on le voit en personne, l’entend, le touche, etc. Pour reprendre l’exemple du café, en accordant une attention égale aux différentes perceptions sensorielles, nous serons vivement atteints par l’ambiance musicale, les sons de la pièce, les odeurs et les saveurs, la chaleur du lieu, etc. Tout cela procurera une sensation plus vive et probablement plus profonde que si on s’en détache pour tenter de se concentrer uniquement sur le contenu d’un manuel scolaire.

Mais il y a plus et il s’agit des changements en termes qualitatifs. Comme le fait remarquer Csepregi à la suite de Strauss: « […] quand vous passez de la sphère tactile; à la

sphère visuelle, ou de la sphère visuelle à la sphère auditive, ou vice-versa, vous expérimenterez un changement important dans la façon dont les personnes ou les événements vous affectent. Ces réalités restent les mêmes objectivement parlant; ce qui a changé, c'est la manière dont elles stimulent votre sensibilité.»156 En effet, la contrainte et la réciprocité

155 ibid., p.37 156 ibid., p.41

85 ne sont pas les mêmes à travers un contact tactile qu’à travers le regard. Comme le dit Erwin Strauss: «Dans la vision, lorsque nous sommes absorbés par le spectacle des choses visibles,

nous pouvons nous oublier nous-mêmes pour nous perdre dans l’autre.»157 Dans le cas du toucher il est beaucoup plus difficile de s’oublier soi-même puisqu’à travers ce sens on rencontre la résistance, la certitude que l’autre existe en même temps que nous nous éprouvons dans cette rencontre. De même, de nombreux utilisateurs des médias sociaux et du courriel avouent qu’il leur est plus difficile de défendre un point de vue divergeant en présence de l’autre personne, que via un médium virtuel. Dans le cas d’un conflit ou d’une discussion houleuse se produisant face à face la rétroaction est immédiate et on peut observer le déplaisir au fur et à mesure qu’il se dessine sur le visage de notre interlocuteur. À travers un courriel, la rétroaction est plus longue à venir et nous avons davantage le temps de nous y préparer psychologiquement. De l’autre côté, la réconciliation ou la déclaration d’amour virtuelle n’approchera jamais la chaleur et la tendresse de l’étreinte qui ne s’obtient que par la proximité physique. Comme le dit Csepregi: « Les amoureux savent bien que la plus simple

caresse de la main crée une forme de relation plus intime, plus personnelle, qu'un échange de paroles ou de regards. Passant du regard à une réciprocité immédiate, et l'engagement possible, à une revendication d'exclusivité. » Ainsi, lorsqu’on « débranche » un sens c’est

tout un changement qualitatif qui s’opère et qui apporte un ensemble de qualités qui ne s’éprouvent parfois qu’à travers un seul sens. Nous avons évoqué à ce sujet la réciprocité immédiate qui est à son plus fort à travers l’expérience du toucher. De même, nous pourrions évoquer la rapidité de la vue à nous donner accès à un paysage, même lorsqu’il est à perte de vue. Le vertige que peut nous procurer un seul coup d’oeil ne saurait être remplacé par aucun autre sens.

Deuxième considération sur la sensibilité: la disposition cénesthésique des