• Aucun résultat trouvé

Cependant, dans certains cas (que ce soit par manque de temps, par ignorance, en vertu d'un besoin de contrôle ou d'un certain idéal) nous échouons parfois à renseigner l'enfant sur les méandres de sa vie intérieure et sur les émotions qu'il apprend à ressentir. En refusant de l'entendre, nous lui demandons de choisir entre deux nécessités: à savoir répondre aux attentes du parent ou exprimer ses émotions. Ainsi, nous laissons planer un doute quant

138 Lise Eliot, op.cit., p.292

139 « […] les recherches montrent que favoriser le développement de la maîtrise de soi permet aux enfants de

persévérer dans l'effort, de maintenir le cap dans la durée, et de réussir àl'école, objectifs que poursuivaient en vain la pédagogie centrée sur l'estime de soi. » Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme: la force de la

76

à l’authenticité de notre amour et des liens qui nous unissent. Ce type de marchandage affectif est néfaste pour le développement global de l’enfant et peut avoir des conséquences même au-delà cette période. Comme le suggère Gabor Csepregi:

L’absence d’initiative et personnelles et d’adhésions durables peut en outre trouver son origine dans l’incapacité des parents d’établir une relation affective stable et satisfaisante avec leur enfant. L’attitude distante et souvent froide des parents, accompagnée d’un refus d’admettre ouvertement ce manque d’affection ou d’un effort de le compenser par une tendresse simulée, produit une double contrainte. Dans cette situation, l’enfant est incapable de réagir correctement à des messages paradoxaux et incohérents et de faire preuve d’un esprit d’initiative. […] Les conséquences directes de son incapacité à réagir correctement à la contradiction sont la carence de jugements personnels, l’attitude de repli et de passivité, et surtout la fausse interprétation de son propre état intérieur. L’enfant est sans cesse appelé à déformer ses propres réactions intérieures en faveur de comportements conflictuels: il doit se mentir pour adopter les « règles du jeu » de ses parents. À la distorsion de sa perception de la situation s’ajoute donc une perte de sa capacité de se remettre en toute confiance à ses propres messages intérieurs.140

En demeurant étrangers aux dimensions sensibles et affectives de notre vie, nous entretenons une forme d'ignorance qui est néfaste pour le bien-être et aussi pour nos aptitudes à s'étonner, à penser, à s'intéresser, etc. Il semble que cette ignorance soit largement répandue et qu'elle souffre d'un manque chronique d'éducation que ce soit dans la famille, à la garderie, à l'école ou même plus tard au travail. La plupart des gens ressentent un malaise avec leurs propres émotions et y répondent en s'en détachant plutôt qu'en tentant d'apprendre à les reconnaître, les exprimer et les valoriser. De surcroît, il semble que cette coupure soit exacerbée dans les sociétés ou l'intelligence est systématiquement mise en opposition avec le sensible. Comme si l'intelligence allait de pair avec une absence d'émotion. Peut-être que la popularité des psychothérapies ou de la littérature de psychologie populaire est en fait une forme de rééducation visant à pallier ce manque d'éducation initiale. Or comme nous l'avons

77 dit, au-delà d'un certain âge il y a des dommages qui laisseront des traces si profondes, que même une rééducation ne serait suffire.

Le point de vue d'Andrée Ruffo, avocate et juge au tribunal de la jeunesse, va dans le même sens. En voyant plusieurs causes impliquant de la violence envers soi ou envers les autres, elle a pu constater comment les mécanismes associés à la violence peuvent trouver racine dès l'enfance, auprès de la famille. Elle dénonce notamment les effets néfastes d'un manque d'éducation ou d'une mauvaise éducation sur le plan affectif:

En somme, l'enfant naît avec son potentiel de croissance. Pour se développer, il a besoin d'être reconnu par un adulte, un parent, cette personne significative qui lui accordera la permission d'être. Cet appui essentiel lui fournit la poussée vitale pour grandir et aller au bout de lui-même. Lorsqu'un enfant ne trouve pas ce regard bienveillant qui le confirme dans sa croissance, il s'en rend directement responsable. Il tente par tous les moyens d'adapter ce qu'il est afin de gagner cet amour. En l'absence de ce regard acceptant d'un parent, l'obéissance et les apprentissages qui lui sont imposés dérèglent ses mécanismes internes de protection, ses moyens de défense; ils freinent son développement au lieu de le favoriser.141

Elle ajoute ceci: «En étant poussé petit à petit à suivre le contraire de ce qu'il perçoit,

ou à interpréter différemment ce qu'il ressent, l'enfant apprend à douter de lui. »142 À la

lumière de ce qui a été dit au sujet du lien d'attachement et du système de réponse au stress de l'enfant, ne pouvons-nous pas craindre qu'un enfant qui doute constamment de lui sera probablement plus réactif au stress, à ses effets dévastateurs sur le système limbique et à la dégradation de ses chances de connaître une vie intellectuelle et affective épanouie? Pour Maître Ruffo, le bâillon qu'on impose à la vie intérieure de l'enfant est une des causes premières de la violence qui amène les individus à comparaître devant elle au tribunal de la

141 Andrée Ruffo, Les enfants de l'indifférence, Les Éditions de l'Homme, Québec, p.1993, p.30-31 142 ibid., p.32

78

jeunesse143.

En outre, ce que cela permet de montrer, c’est que notre corps et notre pensée sont peut-être plus interreliés qu’on pourrait le penser de prime abord. Ils le sont d’une façon qui échappe à notre expérience commune et à une certaine transmission culturelle. Les avancées de la science nous permettent toutefois de mieux comprendre la finesse et la délicatesse de cette collaboration. Les derniers exemples nous ont permis de porter une attention particulière à l’importance d’établir un lien affectif fort avec l’enfant, lequel passe entre autres par des contacts tactiles tendres et chaleureux et une stimulation sensorielle variée et adéquate. En considérant les conséquences indésirables qu’il peut advenir dans le cas où cette vulnérabilité n’est pas bien comprise et prise en charge, nous avons pu saisir d’une triste façon qu’on ne peut pas tout réduire à l’intellect sans que des dommages soient causés à l’individu dans son ensemble. En effet, en n’accordant pas suffisamment d’attention à l’ensemble des dimensions de l’enfant, certaines des aptitudes qui feront de lui un être performant au point de vue cognitif, peuvent s’en trouver affecté. Ainsi, même si tout est prévu pour que l’enfant soit le plus intelligent possible, il se peut qu’en ignorant cette dimension qu’est la sensibilité ou l’affectivité, les plus hautes aspirations soient déçues.