• Aucun résultat trouvé

Nous commençons déjà à entrevoir combien le toucher est important dans la vie de l’enfant. Il lui donne accès à des expériences qui ne sont pas seulement agréables ou douloureuses. Il semble en effet que ce sens joue un rôle bien plus grand que ce que nous pouvons imaginer à première vue. Pour s’en convaincre, considérons un peu plus la notion de proprioception, considérée par certains chercheurs comme un sixième sens (Charles Scott Sherrington).

À travers l'élaboration de la représentation mentale de son propre corps, laquelle se forme à l’aide des sensations tactiles stimulées, l’enfant développe une sorte de sens de soi: ce qu'on appelle la proprioception. Le rôle de celle-ci dans notre vie s’observe à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, nous lui devons la faculté de nous mouvoir, de nous déplacer et d’effectuer des gestes d’une grande complexité. Pour pouvoir bien se déplacer dans l'espace, il faut avoir une « mémoire » ou « représentation » de soi, voire une conscience de l’endroit où se trouve son corps, pour se diriger dans l'espace. Nous pouvons repenser ici à l’exemple de l’enfant qui cherche à mettre sa suce dans sa bouche, mais n’atteint pas

58

nécessairement celle-ci du premier coup. Ainsi, plus sera développée cette représentation interne de soi, plus il sera facile de diriger les stimulations à l’endroit approprié dans le cerveau. La conséquence la plus pragmatique de cela est qu'on arrive rapidement à localiser l'origine et l'intensité d'une perception sensible sur notre corps. Dès lors, des actions très complexes, ou encore les situations exigeant des actions réflexes seront possibles, car nous serons capables en un temps extrêmement bref de connaître et mobiliser les ressources du corps tout entier. Comme le dit Gabor Csepregi:

La finesse d'esprit que Buytendijk porte à notre attention constitue la capacité qu'a le corps d'envisager une réalisation motrice complexe possible (un saut, une rotation, un lancer)- une capacité qui tient à la perception d'une justesse, d'une aptitude, une connaissance intuitive de ce qu'il faudrait faire, de ce qu'il est possible de faire dans une situation particulière. Le corps semble connaître les caractéristiques du champ d'action et de ses propres ressources disponibles et transposables.101

Mais encore, en étant capables de localiser d’où proviennent les sensations dans notre corps, nous avons la possibilité de mieux comprendre la signification des messages que nous recevons de nos différents récepteurs sensoriels. Si la proprioception nous permet de développer un « sens de soi», ce n’est donc pas uniquement d’un point de vue mécanique (mouvement), mais aussi d’un point de vue affectif. Notre corps réagit à notre environnement d’une façon bien singulière, différente de tout autre être humain. Pour en prendre conscience, il faut développer la capacité à s’intéresser à la façon dont nous parvient cette singularité. Comme l’exprime particulièrement bien Diane Ackerman :

Quel sens avons-nous de nous-mêmes? Cela dépend dans une grande mesure du toucher, de la façon dont nous sentons. Nos propriocepteurs (du latin, qui signifie "récepteurs propres") nous renseignent à chaque instant sur l'espace que nous occupons, le travail de notre estomac, notre défection,

59 l'emplacement de nos jambes, de nos bras, de notre tête, nous disent comment

nous bougeons et comment nous nous sentons de moment en moment.102

En étant de mieux en mieux informé de la façon dont ses récepteurs sont touchés, l’enfant peut commencer à avoir une vie affective. En effet, plus qu’un simple état psychologique qui altère notre psyché, il semble que les émotions aient un fondement biologique, notamment à travers les « récepteurs propres ». Pour Antonio Damasio, l’émotion est décidément un processus corporel qui nous renseigne en permanence sur l’état de notre corps et la relation qu’il entretient avec son environnement. Comme il le dit: « La perception

des émotions nous offre un aperçu de ce qui est en train de se passer dans notre chair, lorsqu’une image momentanée de cette chair est juxtaposée à l’image d’autres objets ou situations; ce faisant, elle modifie l’appréhension globale qu’on peut avoir de ces derniers.»103 Ainsi, si les émotions reflètent la façon particulière qu’a le corps d’être affecté, de réagir corporellement aux événements, elles comportent aussi une composante plus cognitive où l’on apprend à associer des images à des sensations, des concepts, etc. Nous pourrions ajouter qu’en sachant bien reconnaître les variations et les changements dans le niveau d'équilibre biologique habituel, l'individu sera capable de se positionner vis-à-vis de celle-ci et d’adapter son comportement adéquatement face à une situation. Par exemple, lorsque nous avons peur, nous prenons conscience de cette présence, car le coeur commence à battre plus vite, notre respiration devient haletante et peut-être commençons nous même à transpirer. Si nous n’étions pas capables d’être informés dans les changements internes de notre corps, nous aurions du mal à détecter la présence de nos émotions, et d’y réagir convenablement. Par exemple en adoptant un comportement de fuite, d’autodéfense, ou d’affrontement. Certaines personnes sont d’ailleurs peut-être moins sensibles aux changements internes.

Nous pourrions ajouter que si la proprioception se développe en grande partie en bas âge, la qualité du système que nous développerons aura de grands impacts sur notre vie

102 Diane Ackerman, op.cit., p.120

60

future. Et nous ne parlons ici que de souplesse physique ou de vie émotive. Comme tendent à vouloir le démontrer les recherches de la cognition incarnée, les émotions servent aussi à élaborer une sorte de marquage affectif, par lequel on attribue des valeurs à ce qu’on expérimente ou ce qu’on pense. Ainsi, même si nous n’avons pas l’impression d’être sous l’emprise d’une grande émotion, nos récepteurs propres peuvent enregistrer des variations subtiles dans notre corps et attribuer à tel ou tel événement une tonalité affective. Pour construire ce répertoire d'options et leur attribuer des valeurs, il faut que soient prises en compte des données issues de l'état du corps. Par exemple, les différentes informations que nous livrent les émotions. Ou encore, comme le dit Gabor Csepregi: « L'exécution des

mouvements tactiles ne tient pas à un « processus sans cause » (Strauss); nous introduisons des variations de rythme, de vitesse et de forme dans les configurations de nos mouvements, puisque nous sommes toujours en rapport avec notre milieu et établissons une communication subtile avec ses éléments importants. »104 Ainsi, l'émotion105 est une fonction

majeure du cerveau grâce à laquelle nous pouvons « (…) être renseigné sur l'état « intérieur »

du corps, c'est-à-dire les besoins vitaux, et sur les valeurs des stimuli « extérieurs » en terme de survie (…) »106. Ces processus ne sont pas toujours conscients, ce qui peut expliquer pourquoi ils n’ont pas été beaucoup pris en considération dans le passé. Mais avec la progression du savoir et des techniques en neurosciences, par exemple grâce à l'imagerie cérébrale, on donne une voix inédite et très contemporaine à cet aspect sous-estimé de la vie de l’Homme.

L’un des éléments qui nous a permis de mieux comprendre l’interrelation entre les sens et la raison est celui des malades cérébro-lésés. En effet, l’étude de ces derniers a permis

104 Gabor Csepregi, op. cit., p.39

105 « L'émotion est initiée par un stimulus, réel ou imaginaire, et donne lieu à une perception qui implique des

processus tels que la reconnaissance, la mémoire et des associations spécifiques. Cette perception amorçe une expérience psychique, pas toujours consciente ni verbalisable, mais qui participe au premier plan aux prises de décisions. L'émotion permet de hiérarchiser les priorités et d'unifier l'action, et surtout de la finaliser vers un but compatible avec la survie. Elle permet d'induire et d'entretenir un état de motivation suffisamment prolongé et intense pour influencer le comportement en faveur de la satisfaction d'un besoin intérieur ou de l'acquisition d'un avantage social (biens, territoire, partenaires, rang social...)» Jean-Jacques Feldmeyer,

op.cit., p.250 106 loc.cit.

61 de changer le paradigme voulant que la raison et les émotions soient deux sphères hermétiques l’une à l’autre. Les recherches sur ces patients ont montré que le bon fonctionnement du cortex frontal n'était pas seulement un avantage dans la vie de l'individu, mais qu'il était absolument essentiel notamment pour profiter des avantages que nous offre notre raison. Comme le dit Feldmeyer:

Les capacités à s'intégrer dans un groupe sont plus importantes pour l'individu que ses propres aptitudes à comprendre. Un malade cérébro-lésé qui a perdu la capacité d'éprouver des émotions se trouvera incapable de prendre des décisions sages, de prévoir les conséquences de ses actes, et il aura de grandes difficultés à maintenir des relations familiales et à garder un emploi stable.107

Ces difficultés s'expliquent par le fait qu’aucune valeur n’est attribuée aux différents scénarios, aux observations de la raison. Comme nous l’avons dit, le lobe frontal nous permet de tenir compte des valeurs qu’on peut attribuer aux différentes choses et de les intégrer à notre comportement en fonction de ces informations. Pour attribuer des valeurs aux choses, Damasio explique que nous devons considérer à la fois le bagage de connaissances que nous avons en mémoire, mais aussi les données que nous fournissent les marqueurs somatiques et les émotions. Ainsi, à travers toute une série de nouveaux savoirs, ou d'actions possibles, la personne sera capable de prioriser une chose plus que l'autre et d'orienter ses actions en fonction d'un but à atteindre. Dans le cas des malades cérébro-lésés, ils ont perdu cette capacité à attribuer des valeurs et les intégrer au processus rationnel. Si on leur présente un dilemme, ils seront capables de nommer différentes solutions, mais ils ne seront jamais capables d’en choisir une plus qu’une autre. Ils se contenteront d'en énoncer à répétition sans jamais pouvoir choisir. De ce point de vue, ils semblent “intelligents” parce qu'ils arrivent à énoncer des solutions, des idées, etc. Mais dans les faits, leur incapacité à en choisir une et la mettre en pratique les rend extrêmement dépendants de l'extérieur. Ils sont incapables d'adapter leur comportement à un but qui est compatible avec la survie, ou en vue d'obtenir

62

un bien, un avantage, etc.

Le toucher

Nous avons donc avancé que le développement des sens est lié au développement du cerveau. Différentes recherches ont montré qu’il existe un lien entre le bon développement des enfants et la présence d’un contact chaleureux et rassurant dans la routine quotidienne des bébés. Ces recherches démontrent que certaines conséquences positives de caresses et de stimulations tactiles mènent les bébés à être: « (…) plus actifs, plus alertes, plus réceptifs,

perçoivent mieux leur environnement, supportent mieux le bruit, s'orientent plus rapidement et maîtrisent plus facilement leurs émotions »108. D’autres études encore, ont révélées que de courts massages répétés plusieurs fois par jour sur des bébés sujets au manque de contact (par exemple les, nouveau-nés prématurés)) favorisaient la croissance physique contrairement à ceux qui n’étaient l'objet d’aucune caresse ni massage. Comme le dit Diane Ackerman :

Les prématurés que l'on massait trois fois par jour pendant un quart d'heure grossissaient une fois et demie plus vite que ceux qu'on laissait seuls dans leurs couveuses...chez les enfants que l'on massait, le système nerveux se développait manifestement plus vite : ils devenaient plus actifs...et réagissaient davantage devant un visage ou un hochet...les nourrissons que l'on massait pouvaient quitter l'hôpital en moyenne six jours plus tôt que les autres.109

Ces bienfaits ont été observés à tant de reprises que cela a inspiré une approche nommée « Mère Kangourou ». Selon cette technique, on doit poser le bébé peau contre peau de la mère ou du père quelques fois par jour110. De cette façon, on s’assure que le bébé connaît

un bon développement ; aussi bien du point de vue physique que neurologique. On dit encore

108 Diane Ackerman, op.cit., p.94

109 Ibid., p.95

63 que les bébés qui sont impliqués dans cette méthode « mère-kangourou » récupèrent plus vite de la douleur causée par différentes interventions médicales111. Les recherches sur la méthode

mère-Kangourou ont démontré beaucoup d'autres bienfaits112.

À l’inverse, les bébés étant privés du contact physique avec leurs parents semblent présenter certains retards dans leur développement. Si bien qu’il est possible de se demander si plutôt que d’être perçu comme un luxe il ne faudrait pas plutôt considérer la présence du toucher comme une partie intégrale et fondamentale du développement de l’enfant. Nous pourrons constater que si cela fait défaut, ce n’est pas simplement regrettable, mais que c’est considérablement dommageable à long terme.

Comme l’a révélé une célèbre étude réalisée sur des singes rhésus, la nature du lien « mère-enfant » ne se limite pas à son côté alimentaire. Celui-ci s’articule aussi autour du besoin d’affection du petit, lequel passe d’abord et avant tout par le contact physique chaleureux de la mère. Pendant l’expérience, on a donc placé un bébé singe dans une cage, avec deux mères artificielles. L'une était faite de grillage et dotée de deux bouteilles remplies de lait. L'autre mannequin n'avait pas de bouteilles et était recouverte d'un tissu doux et spongieux. Contrairement aux hypothèses prévues, le bébé singe n'allait voir la mère nourricière que pour les courtes périodes où il avait faim. Autrement, il passait tout son temps blotti contre la mère qui lui procurait une sensation de chaleur et de confort. La conclusion de cette étude pointe vers ceci: « (…) it is actual tactile contact, and not the fact of

nourishment, that comforts these infant monkeys and bonds them to their mother. ».113 Ainsi,

nous nous accordons généralement pour dire que le besoin de manger est fondamental et évidemment vital. Suivant cette idée, il aurait été possible de penser que le singe passerait au moins la moitié du temps auprès de celle qui comble ce besoin. Toutefois, il semble que le

111http://www.hopitalpourenfants.com/nouvelles-et-evenements/dernieres-nouvelles/la-methode-kangourou-

pourrait-apaiser-la-douleur-chez [consulté le 30 novembre 2014]

112http://www.contact.ulaval.ca/articles/six-avantages-singer-kangourou-2472.html, [consulté le 30 novembre

2014]

64

besoin d’être dans un rapport chaleureux et affectueux avec le parent occupe une place tout aussi vitale. Cette nécessité ne s’exprime pas seulement dans le comportement apparent des bébés, mais aussi par leur rythme de croissance. En effet, les sujets qui ont été privés de ces contacts chaleureux et affectueux affichent différents retards dans leur croissance. Comme le dit Eliot : « In spite of adequate nourishment and medical care, their minimal level of sensory

and social stimulation left them stunted in every sense - emotionally, physically, cognitively, and judging by their high rate of sickness and death, immunologically as well. »114 Autrement dit, l’enfant qu’on nourrit et qui est bien suivi pour sa santé physique peut tout de même présenter différents retards et lacunes, si un certain niveau de contacts physiques et sociaux n’est pas pourvu. Pourtant, malgré que ce type de constatations ait été observé à plusieurs reprises, il semble que l’on continue à agir comme si ces besoins sont secondaires par rapport à des besoins plus primaires comme ceux de manger ou de se vêtir.

Or, s’il est plus facile de comprendre pourquoi le besoin de manger ne peut être ignoré, c’est peut-être parce qu’il est concret et tangible et qu’il s’explique par l’expérience commune. Pour comprendre en quel sens, le toucher et l’affection sont tout aussi essentiels à la vie il faut être capable d’observer ce qui se passe « à l’intérieur » de l’enfant et cela n’est pas nécessairement à notre portée. Cela dit, les recherches en neurologie arrivent à rendre accessible et intelligible ce qui se passe dans le corps lorsque le bébé est caressé ou privé d’un rapport chaleureux. Cela se saisit notamment en observant la dynamique du corps à travers la production d’hormone du stress et sa régularisation.

Nous ne conservons pas de souvenirs de cette période du développement et il peut nous sembler étrange de parler de stress en pensant à la vie du bébé. Nous avons heureusement oublié qu'un simple changement de couche, de vêtements ou un contrôle du poids par le médecin peuvent être vécus comme des situations stressantes. Au chapitre des événements stressants, une séparation prolongée d'avec les parents, un manque de contact physique ou des soins inconstants ou inconsistants peuvent aussi être cités. Ce qu'on observe

65 des enfants en carence de contact c'est une production excessive ou prolongée d’hormones du stress (par exemple le cortisol), une plus grande réactivité et une moins bonne récupération d'une élévation du niveau de corticostéroïdes (hormones liées au stress). Une trop grande présence d’hormones liées au stress est inhibitrice de croissance, et empêche des opérations capitales du développement cérébral. Comme le dit Ackerman : « Si le petit était séparé de sa mère, les hormones qui agissent sur la croissance diminuaient. L'ODC (l'enzyme « maintenant »115 qui signale le moment où certains échanges chimiques doivent commencer)

régressait dans toutes les cellules du corps. Et la synthèse des protéines faiblissait. »116 Ainsi, un tel frein dans le développement cérébral de l'enfant est hasardeux. Il est difficile de savoir précisément ce qu'il affectera, mais on remarque que certaines parties sont plus vulnérables que d'autres. Par exemple, la région du système limbique, qui comprend entre autres l'hippocampe, l'amygdale et le gyrus cingulaire; des parties qui sont fortement impliquées dans la sphère émotive, mais aussi dans nos facultés cognitives, sont la cible de dommages causés par le stress. Il semble que plus les hormones sont présentes, en matière de quantité et de durée, plus les conséquences négatives seront grandes et permanentes. Comme le dit Eliott: « In adult rats for instance, excess stress hormones make hipocampal neurons more

vulnerable to injury, and the longer they remain elevated, the greater the extent of permanent damage to these important memory-storing cells. »117 Ces parties du cerveau sont particulièrement importantes dans l'équilibre émotionnel, dans l'adoption de comportements prosociaux et dans plusieurs opérations cognitives. Que ce soit dans l'intensité avec laquelle on réagit à une situation, l'action qu'on va privilégier en réaction à ces émotions ou encore dans la sensation globale de bien-être (par opposition à la démotivation et à la dépression), nous pourrions dire que de leur bon fonctionnement dépend la vie de notre “esprit”.

La période pendant laquelle les enfants sont en développement, et donc particulièrement vulnérables, semble s'étendre jusqu'à l'âge de trois ans. Cette période

115 Comme nous l’avons nous-même librement nommé en début de chapitre c’est l’enzyme responsable du « coup d’envoi » du « go » qui stimule la croissance.

116 Diane Ackerman, op.cit., p.96 117 Lise Eliot, op.cit., p.312

66

correspond à une phase de développement intense du système limbique: “Thus there is a

critical period for emotional tutoring in monkeys, extending over the first six months of life, which corresponds to a phase of rapid development in their higher limbic structures. In