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DEUXIÈME CHAPITRE CADRE DE RÉFÉRENCE

1. LA CONCEPTUALISATION DE LA RUPTURE INTENTIONNELLE DE CARRIÈRE OBJECTIVE ET SUBJECTIVE

1.3. Une rupture allant de la réaction à l’intention

Le processus de rupture de carrière qui vient d’être exposé mentionne l’arrivée d’un ou de plusieurs événements qui vont s’avérer être des déclencheurs de la

rupture. Or, un événement n’est considéré comme tel seulement parce que l’individu lui accorde une signification. Aussi, d’après les écrits consultés, deux cas de figure se présentent dans le cas des ruptures de carrière : l’événement fait sens car il arrive comme une opportunité ou au contraire, il fait sens car il s’oppose aux prévisions que l’individu avait imaginées. Aussi, la rupture va être intentionnelle ou réactionnelle.

1.3.1. Les événements et non-événements déclencheurs des ruptures de carrière Schlossberg (Schlossberg et Robinson, 1996; Schlossberg, Waters, et Goodman, 1995) est une des premières auteures à avoir proposé une méthodologie d’analyse des transitions chez les personnes adultes en les rapprochant des événements ou des non-événements amenant des changements. Elle met en évidence que les transitions seraient alors causées, entre autres choses par des événements et des non-événements.

Pour Zarifian (2001), « il n’y a d’événement socialement parlant que, si ce qui se passe, l’occurrence qui se produit, apparait importante aux yeux des acteurs qui s’y confrontent » (p. 109). Il ajoute que « l’importance de l’événement est associée au regard subjectif que cet événement provoque pour les acteurs qui s’y affrontent » (p. 109). Boutinet (2007) précise aussi que l’événement devient événement que par la reconnaissance qui vient l’affecter. Pour sa part, Deleuze (1969) parle de « contre- effectuation » de l’événement pour qualifier le processus par lequel l’adulte lui apporte un sens. Il s’agit alors selon lui, d’analyser l’événement au regard de sa propre grille de lecture et d’y trouver à la fois des clés pour son interprétation mais aussi des solutions pour mettre en place un plan de réaction. La contre-effectuation du sens incite l’adulte à se projeter dans l’avenir et à l’aménager en fonction.

Est événement par nature une action qui se produit de manière concrète. Lorsque cette action est attendue mais qu’elle ne se produit pas, on parle de non- événement. Schlossberg et Robinson (1996) définissent le non-événement par « ce

qui n’arrive pas » (p. 26). C’est en quelque sorte l’événement que l’adulte attendait et dont l’absence va changer sa vie. Comme les événements, les non-événements aident à repenser les objectifs individuels. Les non-événements relèvent par exemple des relations qui ne se sont pas concrétisées, des problèmes familiaux tels que ne pas devenir grands-parents ou des problèmes de carrière tels que ne pas obtenir d’emploi, ne pas être promu, ou rater une opportunité scolaire…. Schlossberg (2005) recense ainsi ces diverses catégories de non-événements :

A. Les non-événements personnels : ils se réfèrent à des attentes individuelles et peuvent inclure de ne pas avoir d’enfant, de ne pas être promu, de ne pas se marier ;

B. Les non-événements par ricochet : ils renvoient aux espoirs déçus de ceux qui nous sont proches, et qui peuvent altérer, en se répercutant, nos propres rôles, nos relations, et nos sentiments ;

C. Les non-événements résultants : ils commencent comme des événements et deviennent des non-événements. Prenons l’exemple d’une mère qui donne naissance à un enfant avec de multiples handicaps. De cet événement traumatisant peut résulter le non-événement de ne plus jamais être capable d’avoir un autre enfant.

Aussi, pour cette auteure, le non-événement, justement parce qu’il est attendu et ne se produit pas, est compris comme quelque chose de marquant et est analysé au même titre qu’un événement porteur de sens.

D’autre part, Leclerc-Olive, (1997) distingue parmi les événements reconnus comme tels, les simples événements des événements marquants qui ont un impact réels sur la biographie de l’individu et provoquant une situation d’irréversibilité.

Quant à Legrand (2004), il différencie l’individu actif de l’individu passif. L’individu actif est celui qui fait arriver les choses (il parle en ce sens d’un

événement) tandis que l’individu passif est celui à qui quelque chose advient. Pour cet auteur, l’événement peut être parfois actif, ce qui est différent de l'événement passif qu’il associe au hasard, à l'aléa, à l'accident ou encore à la catastrophe. D’après lui, être sujet initiateur ou sujet producteur pour un même événement pose la question suivante de la position de l’adulte qui effectue une rupture de carrière : comment déterminer s’il en est l’initiateur ou le producteur ? En a-t-il eu l’intention ou réagit il face à la situation ? Aussi, cela questionne sur la manière de qualifier la rupture, est- elle réactionnelle ou intentionnelle ?

1.3.2. De la réaction face à l’événement à l’intention

Les notions de réaction et de compulsion face à l’événement peuvent être empruntées à la psychanalyse. En effet, les travaux de Boissière et Chabert (2014) portant sur les dynamiques de répétitions suicidaires apportent une distinction entre le réactionnel et le compulsionnel face à l’événement. Ils mettent notamment en évidence les différentes dynamiques en jeu visant à répondre à un événement. Il peut s’agir de réaction immédiate ou suite à un processus cumulatif. Dans ce dernier cas, une simple contrariété peut amener une réaction démesurée. Ainsi, « l’évènement externe semble-t-il bien chaque fois entrer en résonance avec une réalité interne » (p. 89), théorisant ce phénomène à partir des travaux de Freud sur « le coup » et « l’après-coup » : Le coup étant le premier événement auquel l’individu ne peut donner de sens, « l’après-coup » étant le souvenir refoulé de la 1ère scène avec une mise en sens du souvenir qui n’avait jusqu’à présent pas été élaborée. Aussi, un événement apporte une ouverture au sens qui n’avait pas été possible jusqu’à présent. L’après-coup désigne le remaniement après coup par le psychisme d'événements passés, ce qui leur confère un sens et même une efficacité ou un pouvoir pathogène. Il s'agit ainsi d'une sorte de réécriture de la mémoire du passé en fonction d'expériences, de conceptions ou de besoins ultérieurs (Laplanche, Pontalis et Lagache, 2004).

Une action en réaction à un événement se produirait donc suite à une série d’événements ou de non-événements. Le dernier événement serait alors le déclencheur de l’action. Cela sous-entend que l’événement n’était pas attendu et n’est pas pris comme une opportunité d’agir, ce qui est différent de l’intention.

Du latin intendere, qui signifie tendre vers, l’intention est communément définie comme une disposition d'esprit par laquelle on se propose délibérément un but. Anscombe (2002) distingue l’intention de son expression et de son action :

L’intention a l’air d’être quelque chose que nous pouvons exprimer, mais que les bêtes peuvent avoir, tout en étant dépourvues d’une expression distincte d’intention. [...] Examiner seulement l’expression verbale de l’intention, ou essayer d’examiner ce dont elle est l’expression n’est guère satisfaisant. Car, si nous nous arrêtons à l’expression verbale de l’intention, nous constatons uniquement qu’il s’agit d’une espèce (bizarre) de prédiction [...] Si quelqu’un dit qu’il va se promener, nous pensons que c’est une expression d’intention, et pas une prédiction. (p. 38)

Ainsi, parce que l’expression et la réalisation d’une action peuvent être deux choses distinctes dans certains cas, Anscombe (Ibid.) incite à davantage s’intéresser à ce qu’elle nomme « l’action intentionnelle » c’est-à-dire la description qui va en être faite et qui va définir le caractère intentionnel de l’action et non plus son image mentale préalable. Cette auteure considère qu’une action est intentionnelle à partir du moment où elle peut être justifiée par une raison d’agir en réponse à la question du pourquoi. Le sens de l’intention s’avère alors nécessaire pour déterminer si une action est intentionnelle ou non.

Afin de déterminer si les ruptures de carrière chez la population à l’étude à l’intérieur de cette recherche sont intentionnelles ou réactionnelles, il s’agirait de déterminer si la rupture fait suite à différents événements qui ont poussé ces cadres à envisager de nouvelles perspectives ou si le ou les événements ont été pris comme une opportunité de repenser un futur professionnel. Sachant qu’un même événement peut être à la fois un déclencheur et une opportunité, il est alors nécessaire de se

questionner sur le rôle du sujet face à cet événement. Qu’en est-il le sujet initiateur ou producteur ? S’il en est le producteur alors le sujet est-il en mesure d’exprimer le sens de son intention ? Et s’il en est le l’initiateur, est-il en mesure d’exprimer le sens que cet événement produit chez lui ?

La rupture est l’étape qui suit l’arrivée de l’événement déclencheur. Pour faire un parallèle avec les travaux de Limoges (2010), la rupture peut se rapprocher de ce qu’il nomme le lâcher-prise qui est précédé par une phase de « faire le point ». Cette phase consiste à prendre la décision du lâcher-prise au regard d’un bilan basé sur un triptyque rétrospective-prospective-action. Le lâcher-prise est donc le résultat d’une réflexion sensée dont le but est de prendre une nouvelle direction professionnelle. On peut alors faire l’hypothèse que l’intention de lâcher-prise, et donc d’effectuer une rupture de carrière, est dotée d’un sens. Ainsi, la rupture de carrière chez ces hommes et ces femmes cadres pourrait être intentionnelle.

1.3.3. La rupture intentionnelle de carrière

Le concept d’intentionnalité se distingue de la notion même d’intention. « L’intentionnalité est l’essence primaire tandis que l’intention peut être influencée par l’environnement et contrainte par le désir important de plaire aux autres, de répondre à certaines normes sociales ou encore aux attentes des autres » (Parent et Carrière, 2004, p. 226).

Le concept d’intentionnalité, qui est l’un des concepts de base de la phénoménologie a été remis au centre de la pensée philosophique par Brentano pour qui l'intentionnalité est le critère permettant de distinguer les « faits » psychiques des « faits » physiques : tout fait psychique est intentionnel, c'est-à-dire qu'il contient quelque chose à titre d'objet, bien que ce soit toujours d'une manière différente (croyance, jugement, perception, conscience, désir, haine, etc.). En ce sens, l’intentionnalité représente la dimension profonde qui sous-tend les intentions

(Drolet, 1991). Elle se présente davantage comme un processus qui en plus de contenir la signification donne un caractère dynamique, directionnel. Il s’agit d’un processus pré-réflexif qui procure un sens à l'expérience et qui sous-tend les désirs, la volonté, les décisions et la motivation en général. L'intentionnalité fournirait « la structure au sein de laquelle se produisent le désir, la volonté et la décision » (Drolet, 1991, p. 231).

D’après cet auteur, l’intentionnalité peut donc à la fois être de l’ordre de l’envie sans se manifester par une action et à la fois se manifester dans l'action sans passer par l'intention consciente. En effet, le sens d'une action ne nous est souvent révélé que dans son accomplissement, et pas avant. Parfois, le sens n'émerge que longtemps après. Cet aspect se distingue de la notion d’intention qui nécessite que le sens de l’action doit être connu en amont.

Mobiliser le concept d’intentionnalité afin de qualifier les ruptures de carrière effectuées par les cadres signifie que l’on accorde une crédibilité à la subjectivité des adultes concernés quant à leur ressenti sur leur intention de faire un changement dans leur vie professionnelle. Aussi, il faut accepter qu’il réside un flou quant à l’objectivité des ruptures intentionnelles de carrière. Certaines questions restent tout de même en suspend comme celle de l’objectivité et de la subjectivité de l’intention de l’adulte d’effectuer une rupture de carrière. De plus dans les récits des cadres interrogés lors de l’enquête exploratoire, chacune et chacun était persuadé de l’intentionnalité de sa rupture, elle était motivée par le fait qu’elles et ils étaient dans une recherche de sens à donner à leur vie professionnelle.