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PREMIER CHAPITRE PROBLÉMATIQUE

2. LES PUBLICS CONCERNÉS PAR CE CONTEXTE

2.2. Le fait d’être cadre aujourd’hui en France

Le statut cadre renvoie dans le monde du travail français à une CSP codifiée par l'Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Cette catégorie tire ses origines du vocabulaire militaire car son usage apparaît à la fin du XVIIe siècle pour désigner les

major et le soldat. Ce mot commence à être utilisé à la fin du siècle suivant pour désigner les cadres de l’économie et de la nation et se diffuse au cours du XXe siècle

dans l’industrie, concurremment à celui de collaborateur. Les origines militaires de la notion de cadre vont de pair avec les organisations de travail qui se mettent en place dans le secteur de l’industrie qui sont à cette époque fortement influencées par le Taylorisme. Remis en cause sous le régime de Vichy, le statut de cadre connaîtra une renaissance lors de la Libération avec l’avènement d’une classe moyenne amalgamant petits patrons et salariés bourgeois. Lors de l’après-guerre, l’unification de nombreuses organisations syndicales dans une confédération catégorielle, la Confédération Générale des Cadres (CGC) leur offrira une place spécifique. Depuis, ce statut a été renforcé par la mise en place de la loi Aubry (loi de réforme du temps de travail votée en 1998 puis modifiée en 2000) qui distingue les cadres des non- cadres, notamment au niveau de leur temps de travail (35 heures hebdomadaires pour les ouvriers et employés contre un forfait jours à l’année pour les cadres).

2.2.1. Un statut offrant une carrière

En France, la notion de cadre renvoie non pas à des tâches concrètes mais à un statut bien particulier au sein de l’organisation de travail. Avant les années 1990, les femmes et les hommes cadres jouissaient d’un positionnement spécifique : « le salariat de confiance » (Bouffartigue, 2001, p. 57). Elles et ils avaient la responsabilité de superviser, d’organiser le travail, de le contrôler, il s’agissait donc davantage d’une activité impliquant leur subjectivité, leur personnalité ainsi qu’une adhésion plus forte aux finalités de l’entreprise. C’est en ce sens que les cadres se différencient du statut d’ouvrier ou d’employé, plutôt relégués au rang d’exécutant. Pour cela, les cadres bénéficient d’une très grande autonomie dans leur organisation de travail. Très souvent, ils ne sont pas soumis aux obligations d’horaires hebdomadaires ce qui sous-entend qu’ils peuvent être mobilisables bien au-delà de la

durée légale du temps de travail et c’est principalement cet élément qui constitue le contrat de confiance entre les cadres et leurs organisations. En échange d’un investissement sans compter, l’organisation leur assure une évolution de carrière.

Aujourd’hui, alors que le concept de carrière est de plus en plus abandonné au profit de celui de parcours professionnel, il semble qu’il soit toujours d’actualité pour ces hommes et ces femmes ayant le statut de cadre même si, comme le mentionne Livian (2006) « ces derniers [les cadres] connaissent une rotation importante qui se traduit par de fréquents changements de postes. Cette carrière est un moyen pour mener des stratégies individuelles au sein d’une entreprise donnée ou d’autres firmes » (p. 40). Par exemple, il s’agit de changer de poste, de fonction en vue d’échapper à des routines, mais également pour mieux saisir des opportunités. Il apparaît donc que chez les cadres, le concept de carrière prend une signification tout à fait distincte. En effet, la mobilité s’inscrit préférentiellement dans une stratégie de progression de carrière. Ainsi « plus que pour toute autre catégorie de salariés, « faire » et « faire carrière » sont deux éléments intimement liés à la fonction de cadre » (Ibid., p. 40). La mobilité est donc pour les cadres une manière de développer et d’enrichir leurs compétences et de répondre à une dynamique de progression à l’intérieur de cette fonction.

2.2.2. La fin du salariat de confiance

Depuis les années 1990, la notion de cadre est moins utilisée au profit de son équivalent anglo-saxon qui distingue les professionals (les expertes et experts) des managers (les encadrantes et encadrants). Au-delà du glissement sémantique, la question d’un effacement potentiel des fondements essentiels de la construction sociale des cadres comme groupe est posée par tous les discours sociaux tenus à leur

encontre depuis les années quatre-vingt-dix. Aussi, le statut de cadre a éclaté au profit de nouvelles catégories. Tout d’abord nous pouvons en répertorier officiellement trois distinguées dans la loi Aubry : 1) les cadres dirigeants ; 2) les cadres intégrés dans une équipe de travail ; 3) les autres cadres.

Parmi ces autres cadres, expertes et experts dans leurs domaines, on retrouve différentes appellations en lien avec les nouveaux modes d’organisation par projet : la ou le chef de projet, la chargée ou le chargé de projet, la chargée ou le chargé de mission, la consultante ou le consultant… Le statut de cadre manageur a également éclaté afin de distinguer le statut de top manager du statut de middle manager. Le middle manager a la particularité de se trouver entre la sphère décisionnelle du top management et le niveau opérationnel. Sa fonction consiste alors à faire adhérer ses équipes aux décisions prises en amont. Ce poste nécessite de réaliser sans cesse un arbitrage entre son propre système de valeurs, celui de ses équipes et les finalités de l’organisation (Livian, 2006; Payaud, 2006). Au Québec, on parle plus favorablement de gestionnaire. Ce terme souligne davantage le rôle de coordination revenant au cadre. Même s’il possède des compétences techniques, il ne lui est pas demandé de les mettre en œuvre, sa plus-value résidant dans des fonctions d’ingénierie (Gillet, 2010).

Le statut de cadres regroupe donc en France, une multitude de réalités professionnelles qui souvent ne sont pas compatibles. D’une part, les finalités de travail peuvent relever de l’expertise ou du management ou encore de la coordination. D’autre part, il est possible d’être cadres sans avoir aucune responsabilité d’encadrement. Enfin, il existe différents niveaux de cadres, on distingue ceux qui appartiennent au comité de direction et les autres. Dès lors, le statut de cadres ne correspond plus aujourd’hui à ce qu’il représentait à son origine : il a non seulement évolué mais il a également perdu en clarté.

Par ailleurs, l’augmentation générale du niveau de formation de la population active et le durcissement du marché du travail qui amène des titulaires de Master à occuper des postes de techniciens, crée un brouillage des repères entre les niveaux de formation et les activités correspondantes. Le niveau d’études était auparavant un des critères premiers pour distinguer les cadres des non-cadres. D’autres rapprochements organisationnels comme l’arrivée des groupes projets, ces équipes temporaires réunissant des spécialistes venus de tous les services de l’organisation, ont contribué à rendre plus floues les frontières et à remettre en cause le traitement de faveur qui était fait aux cadres. En ce sens, Bouffartigue (2001) identifie trois manifestations d’une remise en question du modèle traditionnel de confiance: « la tendance à la formalisation de la relation d’emploi, l’affaiblissement de l’engagement des employeurs en matière de carrière et le rapprochement subjectif des cadres vis-à-vis des autres salariés » (p. 59). Les cadres deviennent alors des salariés comme les autres, en charge de développer leur employabilité et soumis aux mêmes risques de précarité. Ils jouissent donc maintenant d’un statut qui s’avère plutôt de l’ordre du symbole que d’une réalité professionnelle. Seule une ultime catégorie de cadres bénéficie toujours de cette relation particulière avec son organisation, il s’agit des cadres dits à haut potentiel. Considérés comme pouvant apporter une valeur ajoutée à l’organisation, elles et ils se voient proposer des parcours de formation et de progression spécifiques au sein de l’organisation, l’objectif étant de les fidéliser et de les faire évoluer jusqu’à un niveau de responsabilité proche de celui de la direction générale.

2.2.3. Un positionnement délicat

Les cadres qui n’ont pas été détectés comme étant à haut potentiel et manageant une équipe se voient dans un positionnement délicat au sein de leur organisation. Dans la majorité des cas, ils constituent un relais entre les décisions

stratégiques prises par leur direction et leur mise en application par l’ensemble des salariés sous leur responsabilité. Aussi, ils sont à la fois les représentants de leurs commanditaires auprès de leurs équipes et les représentants des résultats de leurs équipes auprès de leurs commanditaires. Ce positionnement les oblige à mettre en œuvre de manière concrète les objectifs de leur direction, nécessitant un important travail de « traduction, d’interprétation et de conceptualisation des instructions » (Livian, 2006, p. 39). Le cadre se révèle être « un fabricant de cohérence », un « absorbeur d’écarts » (Ibid., p. 40). Il navigue entre des marges d’interprétation dont il ne connaît pas les limites. Sa relation à la stratégie de son organisation est ambivalente puisqu’il n’en est jamais vraiment l’auteur, mais il a en charge de la faire appliquer (et donc de la traduire, de la comprendre et de l’interpréter).

Au regard des compétences mises en œuvre, la légitimité du statut de cadre se construit dans les dimensions les plus critiques de l’activité (incidents, changements techniques et organisationnels…) (Carbadella, 1997). En effet, leur plus-value « est fondé[e] sur des réactions face à des contraintes, des impossibilités, des problèmes inattendus » (Livian, 2006, p. 269). Ainsi, les cadres doivent être sans cesse dans l’anticipation, mais aussi dans le contrôle et appréhender en permanence un éventuel dérapage de la situation. Leur attention est généralement envisagée sous trois formes : « tournée vers l’environnement, comme effort de détection des perturbations, changements, etc. ; tournée vers le collaborateur, comme expression de la relation humaine, de la reconnaissance mutuelle ; tournée vers les résultats, comme souci de contrôler l’activité. » (Ibid., p. 40).

Les dissonances que peuvent générer ces trois composantes ainsi que l’important travail cognitif que demande la fonction de cadre pourraient laisser croire que ces caractéristiques participent à leur épuisement professionnel. Or, il apparait que ce travail cognitif semble au contraire être parfaitement intégré à leur métier :

« Les cadres y trouvent là le terrain naturel d’exercice de leurs compétences, que celles-ci se définissent par rapport aux exigences propres au « métier », aux demandes de [leurs] supérieurs ou aux caractéristiques de [leur] entreprise » (Ibid., p. 277). Il semble que ce soit plutôt l’organisation qui pose problème, par ses manques de moyens, ses changements de priorité et le manque de soutien des supérieurs hiérarchiques.

2.2.4. Une possibilité de mobilité professionnelle

D’après Recotillet et Dupray (2009) chez les cadres, les opportunités de mobilité professionnelle diffèrent selon l’âge et l’ancienneté dans l’entreprise. La propension à changer d’entreprise est plus forte durant les dix premières années de vie professionnelle. Ne pas changer de poste pendant cinq ans devient d’ailleurs la norme après 40 ans. Les mobilités à l’intérieur de l’entreprise se réalisent sur un horizon plus long puisqu’elles plafonnent aux environs de 45 ans. Chez ce public, la mobilité, qu’elle soit interne ou externe s’avère être l’une des meilleures solutions afin d’évoluer d’un point de vue salarial.

En 2015, l’enquête de l’APEC (2016) portant sur les mobilités professionnelles des cadres montre qu’un quart des cadres actifs du secteur privé ont effectué une mobilité professionnelle (plus précisément un changement d’entreprise). Parmi ceux-ci, 60% en étaient à l’initiative. Très souvent les motifs présentés relèvent de l’occasion de gagner en responsabilités et en rémunération. Plus les cadres sont jeunes et plus ils sont nombreux à changer d’entreprise. Cela va de pairs avec les conclusions de Recotillet et Dupray (2009) mettant en évidence que les changements d’entreprise se font plutôt à des âges où se construisent la carrière, soit avant 40 ans. Cette même enquête souligne également que parmi les motifs de mobilité externes

(changement d’entreprise) l’opportunité d’un meilleur salaire apparaît chez les cadres de moins de 40 ans mais pas chez leurs ainés qui mettent plutôt en avant la difficulté de leurs conditions de travail. D’une manière plus générale, l’impossibilité d’évolution au sein de l’entreprise et l’envie de découvrir d’autres horizons sont les leviers majoritairement évoqués par les cadres pour vouloir changer d’entreprise (Ibid.). Cette décision relèverait donc d’une quête de nouveauté et d’une absence d’épanouissement au travail (souvent liés à un climat et à des relations de travail épouvantables ainsi qu’à un contenu de poste insatisfaisant).

S’agissant des mobilités à travers les CSP, les cadres appartiennent aux groupes sociaux les moins mobiles (avec les agriculteurs). Leur faible mobilité résulte notamment de leur position dans la hiérarchie sociale : par définition, il n’y a pour eux pas de promotion possible, seulement des déclassements. Ce type de mobilité est de plus en plus fréquent puisqu’entre 1980 et 1985, les déclassements étaient encore très rares mais leur poids a plus que doublé depuis. Ainsi, la proportion de cadres et de ceux qui occupent des professions intellectuelles supérieures âgés de 30 à 54 ans et ayant connu une mobilité descendante qui n’était que de 2 % entre 1980 et 1985 est passée à 8 % pour les hommes et 9 % pour les femmes entre 1998 et 2003 (Monso, 2006). Par contre, à notre connaissance, très peu de données sont disponibles sur ce type de mobilité. D’une part, parce qu’il s’agit d’un phénomène peu fréquent et d’autre part, parce qu’il est difficile à caractériser. Aussi, une enquête exploratoire préalable au démarrage de la présente recherche a permis de mieux appréhender les éléments en jeu dans ce type de mobilité (Chevallier, 2014).

2.3. Les principaux résultats de l’enquête exploratoire et les caractéristiques du