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DEUXIÈME CHAPITRE CADRE DE RÉFÉRENCE

2. LE SENS DU TRAVAIL

2.2. Une approche philosophique du sens du travail

La question du sens que peut procurer une activité professionnelle a notamment été traitée par Arendt (1961). Il est proposé de présenter ses différents travaux puis de les critiquer au regard des évolutions du contexte professionnel des sociétés hypermodernes.

2.2.1. La distinction homo faber animal laborans

Le mot travail tire ses origines du latin tripalium désignant l’instrument de torture, faisant référence à l’activité du bourreau. Dans le monde grec, le travail exprimait un rapport de subordination, une privation de la liberté individuelle suscitant le mépris (Thélot, 2008). Au Moyen Age, ce concept évolue vers l’idée de tourment, de souffrance; il engendre de la pénibilité et de la répétition, c’est pourquoi il est dévalorisé. Mais, il s’avère devenir une nécessité pécuniaire à laquelle on ne peut échapper. Le rapport social d’esclavage puis celui de servage sont plus particulièrement rapprochés du terme latin labor qui a donné le mot français «labeur» (Faes, 2011).

À partir des XVIIe et XVIIIe siècles, les philosophes des Lumières feront

évoluer la notion de travail comme une réponse à la pauvreté et à l’oisiveté. Peu à peu, le travail est associé à l’idée de richesse mais également au bonheur, une notion qui a pris sa source auprès des aristocrates et des intellectuels qui consacraient leur vie à des travaux désintéressés. Ce type de travail, en tant que réalisation personnelle leur permet de s’accomplir, de prendre du plaisir à la tâche. Ainsi, le travail se dote de deux formes distinctes selon qu’il est source de réalisation personnelle ou de souffrance : lorsqu’il engendre une activité de création, de fabrication, il est caractérisé par la poièsis, ou encore l’homo faber (Arendt, 1961) entendu dans la manière où l’individu fabrique des objets qui le révèlent comme un être capable de maîtriser la nature et de se libérer de ce qui asservit l’animal. Lorsque l’activité s’avère difficile, le travail devient labor et, lorsqu’il se révèle être une nécessité, l’homme devant travailler pour obtenir de quoi subsister, comme l’animal, il est assujetti aux besoins élémentaires de la vie : il est animal laborans. Le travail est alors distingué selon sa finalité : il aurait du sens lorsqu’il est homo faber et lorsqu’il est animal laborans, le travail n’aurait pas de sens. Arendt (1961) le distingue également en termes d’œuvre (c’est le produit final) et d’action (l’activité par laquelle nous nous manifestons dans nos rapports avec autrui, les échanges sociaux que produisent le travail). Ainsi, même dans une société moderne, le travail peut encore prendre la forme d’une activité dénuée de sens et donc pénible.

2.2.2. Approche hypermoderne de la dualité homo faber et animal laborans

La forme hypermoderne du travail reprend cette classification des finalités du travail. Cependant Faes (2011) y apporte une nuance :

En lui-même, le labeur a un sens puisqu’il est fait pour entretenir la vie, satisfaire les besoins de la vie, et il peut être intentionnellement accompli dans ce but par l’homme qui assume la nécessité. Cependant, le labeur est aussi ce qui n’a pas de sens, car pour un homme, vivre pour vivre n’a pas de sens. Il exige que sa vie ne consiste pas seulement à assurer sa survie.

Or trop souvent, pour le travailleur aujourd’hui, le travail ne peut avoir d’autre sens que celui d’entretenir la vie. (p. 31)

Ainsi, pour Faes (2011) « le travail ne peut être une activité qui a du sens par elle-même, elle ne peut avoir de sens que par un autre et dans l’activité d’un autre » (p. 27). Selon cet auteur, la notion de sens dans le travail irait bien plus loin que la relation duelle entre le travail et l’individu qui le réalise. À cet égard, il met en évidence que cette relation est au moins triple entre le travail, l’individu qui le réalise et le retour qu’une tierce personne pourrait en faire. En effet, les conclusions des travaux de Bajard et Perrenoud (2014) traitant des formes de rétributions non monétaires observées chez des céramistes et autres artisans d’art dans des espaces du travail indépendant, connus pour la précarité de leur activité de travail, soulignent une « plus-value symbolique» du travail, envisagée tout à la fois comme processus, résultat et objet fini. Il s’agit principalement d’un type de rétribution reposant sur un jeu de valorisation du travail et de son résultat.

Sennett (2000) rappelle que dans l’anglais du XIVe siècle, un job était « un morceau ou un bout de quelque chose qui pouvait être charrié à l’entoure » (p. 9). Aujourd’hui, le mot job est couramment utilisé afin de qualifier une activité professionnelle, mettant en évidence le fait qu’une majorité d’adultes accomplissent des tâches parcellaires, des travaux morcelés dont ils ne connaissent que peu la finalité. De plus, la dématérialisation des tâches ou encore le travail de plus en plus virtuel ne laisse aucune trace de l’activité réalisée. Or, « l’œuvre, c’est le produit d’un travail accompli, celui dont on peut être fier et qui conforte l’identité professionnelle de celui qui l’a fait» (Aubert, 2004b, p. 97). Ainsi, il semble qu’il n’y a plus aucune relation entre le travail bien fait et la reconnaissance que l’on peut en attendre ou la poursuite de l’activité économique. La valeur est alors plus attachée à la qualité de l’œuvre et l’adulte est dépossédé du sens de son action, il a l’impression de produire un travail sans qualité (Sennett, 2000). C’est pourquoi il est intéressant d’effectuer une distinction plus fine que la dualité work/labor et de sens/non-sens afin de prendre

en compte à la fois la reconnaissance du travail par un tiers mais aussi, la reconnaissance de son travail par le travailleur lui-même.

2.2.3. La société hypermoderne comme accélérateur de la perte de sens au travail Tel que mentionné auparavant, la société hypermoderne dans laquelle évoluent les cadres a contribué à la transformation de chacun des éléments significatifs qui constituaient leur travail. De Gaulejac (2005) met en évidence que l’acte de travail est de moins en moins connecté à la réalisation d’un produit concret ou d’un service spécifique et la rémunération n’est plus directement liée à la qualité ou à la quantité de travail fourni. Pour lui, le collectif de travail ne fonde plus un sentiment d’appartenance dans la durée et l’organisation du travail est en permanente réorganisation. Il prétend que la valeur du travail n’est plus attachée à la qualité de l’œuvre, de l’objet réalisé ou de l’activité concrète mais qu’elle s’inscrit dans l’adhésion à un système de pensée. Cette mutation du monde du travail a contribué à la perte du sens même du travail, et dépourvu de sens, le travail se réduit à n’être qu’un emploi. C’est ce que De Foucault et Piveteau (1995) appellent la crise du sens se traduisant ainsi :

La crise de l’emploi ne prend sa vraie dimension que rapportée à la fragilité croissante des liens sociaux. Mais celle-ci ne se comprend, à son tour, que si on la relie à une autre crise, celle d’une société qui ne parvient plus à se donner des objectifs individuels et collectifs mobilisateurs.

La quête de temps et du toujours plus vite propres aux sociétés hypermodernes ne permettent plus de développer une habileté, un savoir-faire. La nécessité de rester employable et les mobilités professionnelles que cela induit vont à l’encontre de l’exercice d’une vocation. Ainsi, si l’œuvre ne peut plus produire de sens, alors le sens du travail est essentiellement basé sur la manière dont il est réalisé, et notamment sur les rapports que le travail permet d’entretenir avec autrui mais aussi sur la reconnaissance que peut exprimer autrui vis-à-vis du travail réalisé.

Le travail apporte un sens à celui qui le réalise mais le contexte dans lequel il est réalisé peut néanmoins lui ôter tout sens. Aussi, même si l’environnement de travail et l’activité de travail sont en totale contradiction, ils peuvent tout de même produire du sens. Ceci met en évidence l’existence d’une certaine subjectivité concernant la notion de sens du travail. Différentes dimensions du travail sont aussi à prendre en considération pour traiter de manière objective ou subjective le sens : il est nécessaire de distinguer le sens du travail (portant plus spécifiquement sur l’activité exercée) du sens au travail (portant davantage sur l’environnement de travail) des finalités du travail (animal laborans ou homo faber). Il faut également considérer l’œuvre, le produit final comme une manière d’avoir recours à un savoir-faire, une pratique reconnue et transmissible. De plus, l’environnement de travail (le sens au travail) ou l’action, est à prendre en considération d’une part par le fait que l’individu appartient à un groupe social et qu’il recherche à l’intérieur de celui-ci mais aussi à travers autrui, de la reconnaissance pour son travail.

Jung, Jaffé, Cahen, Le Lay et Burckhardt (1981) considèrent que le sens est un produit de l’activité humaine. Frankl (1969) rappelle que le sens est quelque chose qui se découvre, qu’il est issu d’une ou de plusieurs expériences et c’est ce qui en fait un processus vivant, à travers diverses expériences permettant d’observer différents stimuli perçus à partir desquels le sens va se construire. Aussi, il faut envisager le sens dans une perspective constructiviste (Weick, 1995) visant à éclairer une situation présente à partir de repères établis par le passé. Le sens est alors issu d’un processus de construction.

2.3. Le processus de construction de sens à travers la théorie du sensmaking