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Une nouvelle rationalité pour la psychanalyse

11. Psychanalyse et théorie narrative

11.2. Lacan avec Petitot

11.2.3. Une nouvelle rationalité pour la psychanalyse

Avant la refondation de la sémiotique narrative en 1985 (retour à Greimas avec la théorie des catastrophes), Petitot écrit en 1981 un long article sur la psychanalyse lacanienne, Psychanalyse et logique, où il dégage les raisons pour lesquelles la psychanalyse s’est trouvée dans l’impasse scientifique que Lacan définissait comme rapport d’exclusion interne de la psychanalyse à la science.

Pour Petitot cette impasse est désastreuse et découle de la subordination du théorique au clinique. Sa critique à la pratique analytique est dévastatrice. Il parle de décadence, de mystagogie, de dogmatisme, de duperie politique. En revanche, l’intérêt théorique de la psychanalyse reste intact à condition qu’on veuille bien la déterritorialiser dans une rationalité nouvelle, élargie et refondue (Petitot1981:232).

132 L’explication théorique ne consiste pas seulement dans la schématisation, telle que Kant l’a posée, mais inclut aussi la modélisation. Celle-ci consiste à inverser les procédures d’abstraction et de subsomption conceptuelles qui conduisent de la diversité phénoménale aux concepts, aux catégories et aux principes unificateurs, et à redescendre au niveau de la réalité phénoménale. La distance entre donnée empirique et objet théorique (mathématisé) n’est pas infranchissable.

Pour cela, il faut i) naturaliser l’inconscient freudien, en réinterprétant la métapsychologie freudienne dans un cadre bio-anthropologique; ii) procéder à la schématisation des a prioris lacaniens, comme le concept de signifiant, afin de constituer l’objectivité de l’inconscient. La nouvelle rationalité inscrit ainsi la psychanalyse dans une démarche théorique qui répète le motif transcendantal kantien sur des ordres non physiques de réalité, en l’occurrence psychiques, symboliques. C’est ce que Petitot appelle la constitution d’objectivités alternatives à travers la relativisation de l’invariant transcendantal kantien. Le constat du fait qu’il n’y a pas d’objectivité absolue doit conduire non pas à sa déconstruction comme imaginaire mais à sa relativisation. Petitot attribue à Lacan d’avoir établi, à travers le principe selon lequel il n’y a pas de science sans sujet133, l’impossibilité du but de la science moderne (kantienne): la constitution absolue de l’objectivité. La psychanalyse est donc dans une condition de pré-disposition pour procéder et se soumettre à ce renouveau critique.

Lacan n’avait-il pas dit que le structuralisme devait refaire l’esthétique transcendantale

?

Nous prétendons que l’esthétique transcendantale est à refaire pour le temps où la linguistique a introduit dans la science son statut incontestable: avec la structure définie par l’articulation signifiante comme telle (Lacan1966:649).

Donner un contenu mathématique à la logique dialectique du symbolique, en faire une logique transcendantale, c’est accepter que le structuralisme, qui postule la priorité des lieux sur les termes, est une nouvelle philosophie transcendantale.

Là où le bat blesse, au moins du point du vue lacanien, c’est que, pour appliquer le motif transcendantal à des ordres hétérogènes de réalité, il faut les naturaliser comme des ordres de type physique, de façon à ce que le symbolique se rapproche le plus possible de l’objet physique au point d’en émerger, partageant avec lui le même fondement d’être. Ceci entraîne, dans le cas de la psychanalyse, l’ontologisation de l’inconscient, sa substantialisation. La déterritorialisation de la psychanalyse dans une rationalité nouvelle implique que, pour la réintroduire pleinement dans la sphère scientifique, il faut lui faire à rebours la démarche a-cosmologique qui l’inscrivait dans la science. Là où, pour Lacan, la scientificité exigeait l’amaigrissement de l’être (littéralisation, dé-ontologisation), pour Petitot, en revanche, elle exige sa prise en chair.

Nous avons affaire à deux perceptions différentes de la science et de son histoire. Dans celle de Petitot la morphodynamique apparaît comme un tournant épistémologique que Lacan n’a pas thématisé mais qu’il aurait anticipé.

11.2.3.1. L’épistémologie morphodynamique

Qu’est-ce que la morphodynamique? Résultat du développement de la morphogenèse134 et de la théorie des catastrophes que René Thom élabore à partir des années 60, la morphodynamique développe une nouvelle conception du rapport entre forme et matière qui la situe au-delà du conflit entre science moderne et aristotélisme.

Elle part du principe que la forme est scientifiquement objectivable et vise à la compréhension physico-mathématique de la genèse et de la dynamique (stabilité,

133 Pourtant Petitot sépare l’identification du sujet de l’inconscient au sujet de la science de son corrélat éthique de la vérité comme cause, la vérité dont la science ne veut rien savoir. Selon lui, la vérité comme cause est une antinomie dont les deux termes retombent l’un hors de l’autre. La psychanalyse pâtit d’une conception matérialiste de la vérité qui, toujours selon lui, a fait son temps.

134 La morphogenèse est une théorie naturaliste des processus de production des formes naturelles qui permet de commencer à comprendre le processus d’ organisation de la matière et sa structuration qualitative en formes.

transformation, succession) des formes, refondant les abordages perceptifs, cognitifs, sémantiques, phénoménologiques et sémio-linguistiques du concept de forme.

La prééminence de la notion de forme dans l’oeuvre de René Thom135 souligne la nouveauté que la morphodynamique représente par rapport au paradigme scientifique moderne introduit au XVIIe siècle par la physique mathématique. La démarche a-cosmologique de la science galiléenne a mis fin à l’ontologie qualitative du cosmos aristotélo-chrétien. Le développement physico-mathématique de la mécanique des forces a fait oublier la dynamique des formes pendant plus de trois cents ans. Le résultat en est que le concept de forme a été pensé de façon alternative et rangé du côté subjectif comme construction psychologique, comme apparence. Aussi, une fausse évidence s’est-elle installée d’un conflit irréductible entre une phénoménologie des formes et une physique de la matière; et la forme se constitue comme le refoulé de la science moderne : elle est l’impossible à objectiver. Kant a thématisé et légitimé cette objectivation impossible de la forme. Dans la Seconde Partie de la Critique de la Faculté de Juger, Kant considère que la contingence de la forme des êtres organisés est une énigme pour la science, puisque la production de formes par la nature n’est pas explicable mécaniquement. L’idée d’une dynamique de l’intériorité substantielle de la matière est d’ordre nouménal, donc non-susceptible de connaissance objective. Scientifiquement impossible, la forme n’existe que dans le champ esthétique: elle est nécessaire à notre faculté de juger. Et le manque d’objectivité des formes naturelles est solidaire du sentiment esthétique qui est un supplément de subjectivité (la valeur signifiante).

Justement parce qu’elles ne sont pas mécaniquement explicables, les formes naturelles sont signifiantes et subjectives, si bien qu’un manque physique est comblé par un supplément sémiotique (le sujet symbolise par le biais de la nature). Le morphologique ne peut pas être jugé de façon déterminante mais seulement réflechissante (§75), c’est-à-dire régulateur, subjectif et analogique (le jugement esthétique est dépourvu de concept). En effet, la désignation d’esthétique transcendentale couvre la relation, ou plutôt la non-relation, entre la constitution de l’objectivité et l’ordre morphologique (la structure morphologique qualitative de l’apparaître phénoménologique). Cette non-relation est ce que le romantisme d’Iéna et ce que Jean-Luc Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe appellent l’absolu littéraire auront poussé jusqu’au bout (Petitot1985:71-6).

En assumant que la forme est scientifiquement objectivable, la morphodynamique fait deux choses: i) elle inverse la démarche a-cosmologique de la science galiléenne et restitue au monde ses qualités sensibles et son relief morphologique; ii) elle refonde le concept même d’objectivité au-delà de la coupure épistémologique de la science moderne. Petitot explique en Physique du sens que la morphodynamique peut défaire l’un des préjugés les plus tenaces de la science moderne: celui selon lequel il faut arracher l’objectivité idéale et exacte de la science aux données originaires, qualitatives et inexactes du monde, car le monde donné aux sens n’est pas le monde réel (le réel c’est l’impossible, disent Koyré et Lacan). Ce préjugé conduit à l’aporie de l’objectivisme : on ne peut pas, d’un côté, liquider l’apparaître afin de fonder l’objectivité physique et, de l’autre, postuler que cette objectivité explique causalement l’apparaître. On a là une utilisation métaphysique, non

135 Thom signale que le postulat morphogénétique selon lequel la forme émerge de l’intériorité substantielle de la matière (qui n’est pas la materia extensa de la science moderne) modifie profondément l’épistémologie des disciplines structurales, lesquelles, orientées par le dualisme forme-matière, postulent que les structures émanent d’une forme relationnelle qui se plaque sur une matière amorphe. Bien que procédant à une réhabilitation de l’ontologie qualitative et substantielle d’Aristote, Thom refuse son postulat selon lequel la forme se réalise dans la matière, tout en lui étant ontologiquement étrangère. Un autre point de divergence entre Thom et Aristote: il n’ y a pas pour Thom d’antinomie entre mathématique et qualité, la mathématique pouvant expliquer la qualité. Cette position a des conséquences épistémologiques relevantes, étant donné que la science moderne fait sienne cette même antinomie en se bornant à inverser les valeurs des termes (les mathématiques abolissent la qualité). En outre, Thom rouvre la question ontologique, en posant le problème de la relation entre mathématique et réalité, entre mathématique et être (Thom1991:173).

critique, de la catégorie de cause qui suppose implicitement que l’objectivité physique mathématiquement déterminée est une objectivité-en-soi, nouménale. Husserl disait que la science plane comme dans un espace vide au-dessus du monde de la vie tout en prétendant être apodictiquement valable pour ce monde (cité in Petitot1992:24). Or, le monde intuitivement pré-donné, immédiatement perçu et linguistiquement décrit, constitue un présupposé incontournable de toute la pratique scientifique. La chose physique, dit Husserl, n’est pas étrangère à ce qui apparaît corporellement aux sens, mais s’annonce déjà dans cet apparaître même (idem:24-5). Dans la même ligne de pensée, Merleau-Ponty dira que la science suppose la foi perceptive mais ne l’éclaire pas, et présuppose le monde mais ne le prend pas pour thème: (...)la science a commencé par exclure tous les prédicats qui viennent aux choses de notre rencontre avec elles (1964:31). Il faut donc remondaniser la science en inversant sa démarche a-cosmologique et c’est cela la tâche de la morphodynamique qui fournit pour la première fois un lien entre l’objectivité physique mathématiquement déterminée et l’apparaître phénoménologique linguistiquement décrit. Le morphological turn doit son nom au fait que le morphologique est le tiers terme qui fait la synthèse entre tradition galilléenne et tradition néo-aristotélicienne. Ajoutons que, selon Petitot, la critique lacanienne de la science moderne, en autorisant la constitution d’objectivités alternatives, participe déjà du tournant morphodynamique qu’il pose au centre de la science post-moderne.

11.2.3.1.1. La question phénoménologique

Que la couche morphologique de l’être puisse faire la médiation entre le physique et le linguistique permet en plus de trouver la solution à la question phénoménologique.La question phénoménologique est la désignation de l’état actuel de la science clivée entre sciences de la nature et sciences humaines: d’un côté les sciences expérimentales fréquemment formalisées et dont l’édifice théorique culmine en des théories mathématiques; de l’autre, les analyses logico-formelles des langages qui décrivent le monde phénoménologique et sa structuration qualitative. Ce clivage renvoie à la science moderne et à sa division du monde entre monde réel, celui de l’ objectivité physique, et monde donné aux sens, celui de la forme qualitative de l’apparaître. Il conduit à deux positions antagoniques: celle de l’ontologisation de l’objectivité physique avec réduction de l’apparaître à une apparence subjective et relative (c’est le cas, entre autres, d’Einstein); celle de l’ontologisation de l’apparaître avec destitution du catégoriel et du synthétique a priori dont la valeur ontologique est remplacée par un statut purement grammatical (c’est le cas, entre autres, de Carnap). Cette dernière position correspond au nominalisme du linguistic turn du XXe siècle (Wittenstein, empirisme logique, philosophie analytique).

Selon Petitot, le linguistic turn approfondit la scission entre monde réel et monde donné aux sens, dans la mesure où il présuppose que la forme du monde est purement linguistique et sans fondement ontologique et que les deux problématiques que sont la physique et la logique ne se rencontrent pas. D’un côté l’a priori mathématique (l’objet), de l’autre, l’a priori linguistique (phénomène). Du point de vue nominaliste, seules les propositions sont articulées, jamais la substance. Celle-ci est uniquement sémantique et étrangère à la matière. L’individuation des phénomènes et l’organisation des états de choses sont de l’ordre du nom et du mental, c’est-à-dire proviennent de la façon dont le langage recoupe les formes dans la réalité : la forme du monde est linguistique.

On se demande quelle est la position de Lacan dans ce cadre. Bien que Lacan pense que la forme du monde est linguistique, il n’est pas un nominaliste. Il ne pense

pas en termes aristotéliciens, selon lesquels la forme vient se plaquer sur une matière amorphe. Il ne pense ni en termes de réalisation de forme dans la matière ni en termes d’émergence de la forme à partir d’une matière. Il est un réaliste créationniste pour qui le langage a créé le monde ex-nihilo, à partir de rien, le rien étant le réel (cf.8.1). En rejetant la notion de substance, Lacan frôle le principe nominaliste selon lequel les lois et les connexions structurales n’articulent pas la substance de l’intérieur, que la seule articulation possible du monde est la forme d’un langage et qu’il n’y a donc pas d’homologation possible entre langage et monde (le réel n’est pas rationnel). Mais il s’en écarte dans la mesure où il pense qu’il y a un nexus entre langage et réel.

Dans son opposition au linguistic turn, le morphological turn réintroduit une nouvelle occurrence du très vieux débat entre réalistes et nominalistes autour de la question du rapport entre langage et monde. Mais la polémique de Petitot avec Lacan n’est pas celle qui oppose réalistes et nominalistes. Comme je l’ai dit plus haut, elle oppose deux réalismes différents (l’un étant substantiel, l’autre vide, l’un concernant le monde, l’autre l’immonde) et deux matérialismes différents (l’un qui hérite de la notion de materia extensa créée par la science moderne et l’autre aristotélico-leibnizien lié à la materia intensa, substantielle). Forcément cette différence retentit au niveau du rapport entre langage et monde. Que la forme linguistique du monde émerge de la matière ne signifie pas que le linguistique émane directement du physique. Il revient au morphologique de faire la médiation entre langage et monde et d’assurer la communauté de structures des deux niveaux de réalité: le mondain et le linguistique. La morphodynamique s’occupe alors de deux niveaux d’émergence des formes: le niveau morphologique proprement dit, dans lequel les formes sont reconnues, et qui précède le second niveau, celui du langage où se manifeste la forme du sens136. La morphodynamique s’approprie ainsi les disciplines ayant affaire au langage et au sens, en leur faisant surmonter le stade métaphysique spéculatif. Cela lui permet de pointer l’issue de la question phénoménologique et de proclamer l’unité du champ scientifique.