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Le Père : loi et jouissance

5. Le signifiant, le désir et la loi

5.4. Le désir inextinguible et intransitif

5.4.4. Le Père : loi et jouissance

Mais comment, dans le cadre de l’Oedipe, le phallus signifiant vient-il à remplacer le phallus de la mère? C’est là qu’intervient le père comme agent de la castration dont on a déjà assez compris qu’il s’agit d’une castration symbolique – une parole - incidant sur un objet imaginaire, opérée par le père réel.

La centralité de la question du père dans la théorie lacanienne prolonge le privilège que la même question reçoit chez Freud. L’importance du père vient du fait qu’il incarne le problème de la sexualité humaine (la sexualité humaine en tant qu’elle fait problème). C’est au père d’assumer la fonction de (dé)connexion entre loi et jouissance: il se trouve sur le seuil où sexuel et sexualité (horde et ordre) se rejoignent

64 Aussi bien le signifiant phallique que le sujet s’inscrivent comme moins-un dans la combinatoire de la batterie signifiante en tant qu’elle est complète: (...) le sujet ne se constitue qu’à s’y soustraire et à la décompléter essentiellement pour à la fois devoir s’y compter et n’y faire fonction que de manque (1966:806-7). Quant au signifiant phallique, il est un trait qui se trace de son cercle sans pouvoir y être compté. Symbolisable par l’inhérence d’un (-1) à l’ensemble des signifiants (1966:819). Sujet et signifiant phallique, qui ne sont pas à confondre, partagent ce sort que, pour accéder au plan de la signification – l’un en tant qu’il assure la signification, l’autre en tant qu’il a à être signifié -, ils ont à être barrés, comme Lacan l’explique dans le Séminaire V (cf. 7.1.). Cela veut dire que, pour avoir une place dans la structure – l’une, celle du signifiant phallique, déterminante ou a priori; l’autre, celle du sujet, déterminée ou a posteriori (et dans la mesure où le sujet reconnaît le signifiant phallique comme la référence de son désir) -, sujet et phallus doivent devenir creux à l’image du signifiant, autrement dit, sans substance, sans chair.

dans une relation de déhiscence. Pour mettre l’accent sur la fonction symbolique du père - et, par là même son rapport privilégié à la parole, à la métaphore, au nom - Lacan dégage les deux figures paternelles qui se trouvent superposées chez Freud: le père qui intervient dans l’Oedipe comme agent de la castration n’est pas le totem mais le père qui énonce la parole, qui représente la transcendance du verbe comme loi. On peut poser la question dans les termes suivants: là où Freud fait du père le trauma de l’Homme, Lacan en fait le sauveur: le Nom du Père libère le sujet de la jouissance écrasante.

5.4.4.1. Père et parenté

Dans le drame oedipien il y a le père réel, le père imaginaire et le père symbolique. Ce dernier est le vrai père, le père qui donne le nom, celui qui introduit le sujet à l’ex-sistence, en le faisant sacrifier la jouissance à l’Autre. Le père symbolique n’est pas le père biologique (réel), celui qui donne la vie. De tout temps la paternité a été conçue comme symbolique (conditionnée par le signifiant), ce dont témoigne son attribution à la rencontre par la femme d’un esprit à telle fontaine ou dans tel monolithe où il sera censé siéger (idem:556). Cette attribution n’a rien à voir avec une supposée ignorance primitive du processus de la procréation (lien entre activité sexuelle et grossesse). Dans la mesure où elle exprime une conception symbolique de la paternité, l’attribution de la procréation au père ne peut être l’effet que d’un pur signifiant, d’une reconnaissance non pas du père réel, mais de ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père (idem:idem). Empiriquement invérifiable, la paternité est une conjecture, disait Freud, elle ne peut être que nommée. La paternité est entièrement comprise dans la sphère des significations.

Le nom que le père transmet et qui survit après sa mort dans le lignage – assimilable à la chaîne signifiante (cf.n.30) - est le symbolique même réduit à sa forme la plus simple. On comprend que les structures de parenté soient la composante essentielle, absolument indispensable, de l’ordre symbolique. Car, plus que de mettre en place des mécanismes pour la circulation exogamique des femmes entre hommes65, la fonction centrale de la structure de parenté est de surposer le plan de la paternité symbolique à celui de la paternité biologique, celui du nom à celui de la vie. Que plusieurs cultures, dont la nôtre, aient comme idéal une coïncidence entre les deux plans (que le mari de la mère doit être le père biologique du sujet), n’empêche pas leur décalage: au contraire, le décalage est supposé dans l’idéal même. Le symbolique est une conjecture. Lacan dira plus tard: c’est du semblant.

5.4.4.2. Père Mort et Loi

Le Nom du Père signifie la préeminence du symbolique sur le réel et du père du nom sur le père de la vie. Le père qui représente le symbolique, c’est-à-dire l’ordre des noms qui s’enchaînent dans le lignage selon la loi, et qui transcende la vie individuelle66, ne peut être qu’un père mort. Lorsqu’il parle du Père Mort, Lacan se réfère au mythe freudien du meurtre du père de la horde:

65 Dans le Séminaire VII, Lacan remarque que si la théorie lévi-straussienne des structures de parenté et de l’interdit de l’inceste explique pourquoi le père n’épouse pas sa fille - elle doit être échangée, donnée à un homme d’une autre famille afin d’établir les rapports sociaux qui font la culture –, elle n’explique pourtant pas pourquoi le fils ne couche pas avec sa mère – puisque c’est la mère qui est l’objet essentiel de l’interdit de l’inceste. Le fait est que l’homme renonce à la mère pour épouser une femme d’une famille différente. Ce sont donc les hommes, pas les femmes, que l’interdit de l’inceste constitue comme signes, comme objets d’échange (Lacan1986:82,92).

66 Un psychanalyste doit s’assurer dans cette évidence que l’homme est, dès avant sa naissance et au-delà de sa mort, pris dans la chaîne symbolique, laquelle a fondé le lignage avant que s’y brode l’histoire (1966:468).

Si l’on considère d’autre part la préférence que Freud a gardée pour son Totem et Tabou, et le refus obstiné qu’il a opposé à toute relativisation du meurtre du père considéré comme drame inaugural de l’humanité, on conçoit que ce qu’il maintient par là, c’est la primordialité de ce signifiant que représente la paternité au-delà des attributs qu’elle agglutine et dont le lien de la génération n’est qu’une part. Cette portée de signifiant apparaît sans équivoque dans l’affirmation ainsi produite que le vrai père, le père symbolique, est le père mort (idem:469).

Et dans D’une question préliminaire..., il écrit:

(...) si ce meurtre est le moment fécond de la dette par où le sujet se lie à vie à la loi, le Père symbolique en tant qu’il signifie cette Loi est bien le Père mort (idem:556).

Nous constatons qu’à ce que Freud désignait comme le parricide primordial Lacan donne le nom de Père Mort. Cette différence de noms entraîne une vision différente sur le meurtre du père. Il souligne que la castration ne peut pas être la punition du crime primitif – parricide et inceste – car c’est justement le Père Mort qui institue la loi (l’interdit de l’inceste). Il écrit dans La signification du phallus:

Ce n’est qu’un artifice d’invoquer à cette occasion un acquis amnésique héréditaire, non pas seulement parce que celui-ci est en lui-même discutable, mais parce qu’il laisse le problème intact: quel est le lien du meurtre du père au pacte de la loi primordiale, s’il y est inclus que la castration soit la punition de l’inceste ? (idem:686).

Les frères n’ont pas tué le père pour pouvoir jouir sans entraves. Bien au contraire, ils l’ont tué pour établir une limite à la jouissance sur laquelle asseoir un pacte. Par conséquent, la castration a une fonction libératrice, apaisante et socialisante.

Là où Freud mettait l’accent sur le sentiment de culpabilité et le besoin de punition qui découle du crime et qui imprègne pour toujours la morale humaine – l’impératif surmoïque -, Lacan présente le Père Mort comme le signifiant de la Loi. Or, la loi, loi de l’interdit de l’inceste qui oriente le désir vers l’Autre, n’est pas à confondre avec le Surmoi dont la fonction est précisément de restaurer la relation incestueuse. Au contraire, la loi décolle le désir de la jouissance. Cela veut dire que le sujet se détache du désir de la mère:

Car le raisin vert de la parole par quoi l’enfant reçoit trop tôt d’un père l’authentification du néant de l’existence, et la grappe de la colère qui répond aux mots de fausse espérance dont sa mère l’a leurré en le nourrissant du lait de son vrai désespoir, agacent plus ses dents que d’avoir été sevré d’une jouissance imaginaire ou même d’avoir été privé de tels soins réels (idem:433-4).

Et à la différence entre parole du père et mots de la mère fait écho celle entre loi et impératif, celui-ci figuré par le totem:

Détournerons-nous notre étude de ce qu’il advient de la loi quand d’avoir été intolérable à une fidélité du sujet, elle fut par lui méconnue déjà quand ignorée encore, et de l’impératif si, de s’être présenté à lui dans l’imposture, il est en son for récusé avant que d’être discerné: c’est-à-dire des ressorts qui, dans la maille rompue de la chaîne symbolique, font monter de l’imaginaire cette figure obscène et féroce où il faut voir la signification véritable du surmoi ? (idem:434).

5.4.4.3. La loi du désir ou loi phallique

Lacan reprend l’idée freudienne selon laquelle l’Oedipe donne forme de drame familial à un trait structural de l’espèce humaine. Aussi la castration correspond-elle au Père Mort: l’avènement de la loi pour l’Homme se répète au niveau subjectif. De même que le Père Mort est un opérateur qui a permis à la horde de se structurer en ordre (culture), la castration est l’opération structuralement nécessaire à l’entrée du sujet dans la sexualité:

(...) l’installation dans le sujet d’une position inconsciente sans laquelle il ne saurait s’identifier au type idéal de son sexe, ni même répondre sans de graves aléas aux besoins de son partenaire dans la relation sexuelle, voire accueillir avec justesse ceux de l’enfant qui s’y procrée (idem:685).

Le père symbolique n’est pas le père de la rivalité oedipienne. Le rôle du rival est joué par le père imaginaire. Celui-ci apparaît à l’enfant de la phase phallique comme un autre objet du désir de la mère, soit comme un autre phallus: le père est un phallus comme Moi, donc il faut l’éliminer. On aura repéré la réversion identification-rivalité propre au stade du miroir. On sait déjà quelles en sont les deux issues possibles: mort de l’autre, image du Moi (a-a’), ou pacte symbolique.

Le père imaginaire est aussi le rival dont l’enfant fantasme qu’il a le pouvoir de jouir sans limite. Son modèle est le père de la horde, la figure obscène et féroce du père vivant et jouissant hors la loi, celui qui est le phallus. Le père de la horde incarne la garantie de la jouissance: il est possible de jouir sans limites, sans avoir à faire à l’Autre. Or, c’est de cette même jouissance que l’enfant oedipien s’assure au moyen de l’identification à l’objet du désir de la mère: il est le phallus, lui aussi. Ce leurre phallique, auquel contribuent les mots de la mère, est le sol de l’impératif surmoïque en tant qu’émergence imaginaire survenue de la faillite de la loi.

De ces miroitements et tensions imaginaires, l’enfant aura à sortir grâce à la coupure de la parole paternelle. C’est cela la castration symbolique: une coupure, une limite, un signifiant, qui destitue le sujet du registre de l’être – je suis le phallus, le père-rival est le phallus – et le fait accéder au registre de l’avoir – je n’ai pas le phallus, le père a le phallus: c’est cela l’authentification du néant de l’existence. Le phallus n’est plus un objet imaginaire (de la jouissance) mais l’objet qui manque (à la mère), c’est-à-dire, un pur signifiant: le signifiant de la jouissance perdue.

La parole du père détache de la jouissance imaginaire le désir subjectif en l’épinglant à la loi. Lacan écrit dans SSDD:

La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir (idem:827)67.

La loi est le poumon de la libido dans la mesure où elle la décoince de la stagnation et de la pression imaginaires et lui assure, sous forme de désir, la circulation et la mobilité dans un ordre signifiant référé au signifiant phallique (l’ordre symbolique est un ordre phallique). Ce décoincement prend la forme d’un retardement: le refus de

67 Lacan écrit dans le même texte: La loi en effet commanderait-elle : Jouis, que le sujet ne pourrait y répondre que par un: J’ouïs, où la jouissance ne serait plus que sous-entendue (1966:821). La jouissance est complètement subordonnée à la loi du signifiant, à la parole même qui la dit entre les lignes. C’est aussi une façon de marquer la différence entre loi et impératif surmoïque (qui s’énonce:Jouïs!), en faisant de la loi ainsi que du signifiant et, par conséquent du désir, un appareil de défense de la structure subjective contre la jouissance.

la jouissance pour qu’elle soit atteinte plus tard – le sujet n’a pas le phallus mais il l’aura - est bel et bien ce que constitue la période de latence (cf.1.1.4.).

La loi du désir – la loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste (idem:852) – est une loi phallique. Cela signifie qu’elle se soutient du signifiant phallique en tant qu’il est l’agent et l’effet de l’annulation de la jouissance sous forme d’objet. Autrement dit, le désir détaché de la jouissance, le désir épinglé à la loi, toujours tendu dans l’érection de sa détresse, n’a d’autre objet que le signifiant. Et comme la loi du désir est la loi du signifiant, on peut dire que le désir est seul face à la loi.

Ce que Lacan va découvrir par la suite c’est que la loi phallique, dans la mesure où elle liquide le rapport du désir à l’objet, et se présente comme le seul objet possible, est aussi étouffante pour le désir que l’est l’impératif surmoïque. C’est là un pas décisif pour l’amenuisement de l’écart entre imaginaire et symbolique et pour une perspective plus développée sur le réel.