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11. Psychanalyse et théorie narrative

11.1. Pulsion et récit

L’élaboration freudienne de la pulsion comme cause ultime de toute activité laisse flotter l’idée de la pulsion, et donc du corps sexué, comme assise du sens (2.4.1.1.) et, du point de vue sémiotique, comme base de la forme narrative du sens.

C’est là une idée étrangère au structuralisme dialectique de Lacan. Il ne pouvait que rejeter les connotations (morpho)génétiques, substantielles et surtout biologiques qui lui sont associées et qui font de la pulsion un substrat à partir duquel émerge la structure narrative du sens. Pour lui, la structure, qui n’est pas d’ailleurs à confondre avec la forme, n’a pas à émerger, elle est toujours déjà là et c’est sa combinatoire signifiante qui produit le sens; la structure est extérieure au sujet et incide sur son corps et sur sa sexualité: la pulsion n’est pas cause, elle est l’effet sur le corps du fait qu’il y a un dire.

La causalité psychique se trouve dans le signifiant et la pulsion fait sens dans la mesure où l’incidence du signifiant l’articule en représentation (refoulement). Quant au circuit pulsionnel autour de l’objet a, il ne semble pas que Lacan ait jamais mentionné sa potentialité signifiante. Il n’est d’ailleurs pas un état préalable au refoulement, il est l’effet du refoulement (automaton). Le sens ne (pro)vient pas du corps mais du rapport structural entre signifiants ou de lalangue (Lacan2001:516). Le sens n’a pas d’origine sexuelle, il agit sur le sexuel, le capture dans son filet symbolico-imaginaire.

Cependant, la sémiotique narrative, surtout dans sa version morphodynamique (cf.11.2.2.,11.2.3.1.), qui entend défaire les contradictions et les ambiguités du structuralisme des années soixante et soixante-dix, récupère la définition de pulsion comme causalité psychique pour présupposer que les processus sémiotiques ont une assise corporelle et que le récit a des racines pulsionnelles, donc des fondements métapsychologiques.

Signalons que Lévi-Strauss, dont l’étude des mythes constitue une des sources dans lesquelles Greimas a puisé pour élaborer sa théorie narrative, a tenu compte de la fonction de la pulsion dans ce dispositif de production du sens qu’est la pensée mythique123. Dans La Potière Jalouse, il considère que les pulsions pré-génitales – qu’il rebaptise caractères oral et anal - sont des catégories de la pensée mythique et constate qu’elles sont l’outil par excellence de son opération principale: l’inversion des termes.

Or, l’opération d’inversion des termes ressemble au mécanisme réversible de la pulsion.

Lévi-Strauss explique que, dans les mythes américains, l’opposition oral-anal intéresse les orifices corporels et, selon que ceux-ci se trouvent ouverts ou fermés, on aura trois fonctions: rétention, absorption, incontinence. Ceci permet d’établir un tableau à six cases : rétention/avidité/incontinence orales, rétention/avidité/incontinence anales, tableau dont certaines cases ont été établies par déduction transcendentale (non pas par observation et expérience). À partir de là, les mythes américains épuisent tous les états de la combinatoire oral-anal par inversion des termes. Exemple: l’oiseau qui défèque par la bouche et/ou aspire par l’anus; le décapiteur décapité; les perforeurs perforés (ou l’ inverse); ou encore, le corps entre dans un tube qui le contient, un tube qui était

123 En tant que mécanisme producteur de sens la pensée mythique est inhérente au fonctionnement de l’esprit (psyché). Dans la mesure où la pensée mythique utilise les rapports logiques des structures narratives pour produire du sens elle est une instance de narrativité psychiquement intrinsèque et nécessaire; elle est le mode de fonctionnement de l’esprit humain. Mais l’activité psychique, y compris l’inconscient, ne se réduit pas à l’activité narrative en tant qu’elle produit des significations. Le psychisme inconscient est plus vaste que la pensée mythique; et ce qu’il faut garder présent à l’esprit c’est que tout de la pulsion n’est pas drainé par les dispositifs de production de signification (refoulement, pensée mythique, carré sémiotique).

contenu dans le corps en sort. La bouteille de Klein est la forme topologique de ces mythes. Qu’est-ce d’autre sinon la réversibilité actif-passif, dedans-dehors, du circuit pulsionnel, sa double torsion ?124 Par ailleurs, Lucien Scubla a démontré de façon persuasive que la structure topologique de la formule canonique du mythe, équation qui mathématise la loi de production des formes mythiques, est celle d’une double torsion (Scubla1998).

Certes, en faisant de la pulsion une catégorie de la pensée mythique, Lévi-Strauss a essayé de subordonner la psychanalyse à l’anthropologie, d’en faire une branche125. Mais indépendamment de la polémique qui traverse la Potière Jalouse, on constate que la fonction de la pulsion dans un mécanisme producteur de structures narratives comme la pensée mythique semble indiquer que la forme narrative du sens est l’effet de la structure topologique de la double torsion.

11.1.1. Lettre et inconsistance de l’actantialité

Outre l’idée de la forme narrative du sens et de son enracinement pulsionnel, donc sexuel, la théorie narrative peut puiser chez Freud une autre idée: l’élaboration narrative bute contre des impasses qui la mettent en échec. Le paradigme en est le récit de rêve: raconter un rêve est une tâche impossible à accomplir. Plus racontable que le rêve, le souvenir achoppe pourtant lui aussi contre le réel qui désarticule sa logique narrative. Il y a un centre vide au coeur de la narrativité autour duquel la logique narrative se dégrade en répétition. Lorsque la remémoration s’approche de plus en plus d’un centre où tout événement paraîtrait devoir se livrer – précisément à ce moment, nous voyons se manifester (...) la résistance du sujet, qui devient à ce moment-là répétition en acte (Lacan1973:61). Le centre vide est le lieu où la pulsion n’arrive pas à se lier, à s’articuler en représentation et à accéder à la signification. C’est l’ombilic du rêve (cf.9). L’échec du récit est coextensif à l’échec du refoulement. Il marque la résistance du sexuel au sens (au rapport, à la structure, à la fiction, aux processus sémiotiques comme la narrativité).

Or, chez Lacan, cette résistance, cette entrave, cette objection que le sexuel oppose au sens, s’appelle la lettre. Placée dans le domaine de la sémiotique narrative, la fonction de la lettre est d’entraver la narrativité comme émergence de la forme du sens.

De par son affinité avec la jouissance pastoute, elle pose que cette entrave est d’ordre sexuel, au sens où le féminin s’en charge : le sexuel au-delà du phallique.

Il reste à savoir si l’introduction de ce concept lacanien étranger à la théorie narrative y trouve quelque écho. Est-ce qu’il y a, chez Greimas ou Petitot, un point de la théorie où la lettre puisse trouver sa place ? Nous trouvons chez Petitot l’idée que les univers romanesques et tragiques doivent davantage à la pulsion que ne le font les mythes et les contes. La présence plus sensible de la pulsion dans ces récits est repérable dans l’inconsistante de l’actantialité, marquée par la faiblesse ou l’absence du

124 L’aspect temporel de la réversion n’a pas échappé à Lévi-Strauss. Trente ans avant la Potière Jalouse, dans La structure des mythes (1955), où il analyse le mythe d’Oedipe, il dit que la théorie freudienne du double traumatisme (l’après-coup du trauma dans le fantasme) donne une expression plus précise et plus rigoureuse de la formule canonique du mythe qui est l’équation qui mathématise la production de récits par la pensée mythique.

125 Selon Lévi-Strauss, la psychanalyse n’a pas le droit de réclamer la découverte de la pulsion car des catégories comme l’oralité et l’analité existent depuis toujours dans la pensée mythique; tout au plus peut-elle les avoir redécouverts. Ce n’est pas sa première tentative de subordination de la psychanalyse à l’anthropologie.Dans L’efficacité symbolique (1958) Lévi-Strauss trace un parallélisme entre shamanisme et psychanalyse, qui procède aussi par inversion des termes: dans la cure shamanistique, le médecin fournit le mythe et le malade accomplit des opérations; dans la cure analytique, le médecin accomplit des opérations et le malade produit son mythe. L’enjeu de cette analogie est d’inscrire la psychanalyse dans le champ de la magie (shamans et sorciers sont les prédécesseurs des analystes), en lui enlevant ses prérogatives modernes et scientifiques, et de faire de l’inconscient, réduit aux lois structurales de la pensée mythique, un objet de l’anthropologie.

Destinateur (cf.11.3.6.3.). Plus de pulsion équivaut à moins de structure. Ce phénomène établit une ligne de partage entre mythes et contes d’un côté, et univers romanesques et tragiques de l’autre. Étant donné que cette ligne de partage coïncide avec l’opposition oral-écrit, on peut conclure que les récits qui vérifient l’inconsistance de l’actantialité comme signalant un plus de pulsion sont des récits littéraires. Par récits littéraires, j’entends : i) des récits produits par écrit, et par là s’opposant aux mythes et aux contes (lesquels, évidemment peuvent être transcrits); ii) des récits qui utilisent l’écriture non pas comme simple registre du discours mais comme exercice de la lettre, comme exploitation de sa fonction d’objecter à la parole, au fantasme, à la mise en place de la structure narrative. Une fois logée dans la sémiotique narrative, la lettre peut être définie comme le reste de la pulsion qui ne rentre pas dans le dispositif de la narrativité et le dérange. En outre, la lettre est apte à fonder la distinction entre deux narrativités différentes : la mythique et la littéraire. Autrement dit, la lettre permet de cerner une spécificité du récit écrit dans laquelle l’écriture n’est pas quelque chose qui vient du dehors s’ajouter au récit mais qui l’affecte à partir de l’intérieur de la narrativité même.

J’avancerais que la narrativité écrite se caractérise par l’empêchement de la formation du récit comme un tout, ce qui revient à dire qu’elle objecte à la mise en place de l’univers de la fiction - ce dont l’inconsistance de la structure actantielle est l’effet et la marque.

11.1.2. Structure et écriture (Lévi-Strauss)

À l’appui de cette hypothèse, on constate que l’écriture est mal venue dans l’étude lévi-straussienne des mythes et des sociétés qui les produisent. C’est qu’en concevant la structure comme un univers, Lévi-Strauss ne peut pas faire place à la lettre.

Aussi exclut-il l’écriture du plan structural pour la rejeter dans celui de la diversité phénoménologique et de la particularité psychologique, c’est-à-dire le plan d’où la rationalité est absente. Lévi-Strauss a pourtant utilisé l’écriture comme critère pour distinguer deux types de sociétés: froides et chaudes. Les sociétés froides, qui ne pratiquent pas l’écriture, sont celles où tous les aspects de la vie sociale sont organiquement liés, où le lien social est bien plus fort et serré que dans les sociétés chaudes – les décisions sont prises à l’unanimité -, parce que les rapports entre individus sont concrets, faits de communication en présence, fondés sur la parole vivante et les mythes126 – ce que Lévi-Strauss appelle hauts niveaux d’authenticité. D’où la métaphore de l’horloge – la petite mécanique régulière - en opposition à celle de la machine à vapeur, appliquée aux sociétés chaudes. Deux traits caractérisent particulièrement les sociétés qui pratiquent l’écriture: la production d’entropie et le clivage interne qui instaure l’inégalité sociale et l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette condamnation marxiste et moraliste de l’écriture, sans doute discutable,127 révèle a contrario le pouvoir qu’a la lettre de défaire les totalités, en l’occurrence la totalité du corps social, sa compacité unanime. En fait, bien plus qu’un critère économique ou moral, c’est à un critère relevant des moyens de communication128 qu’il faut référer l’effet disruptif qu’a l’écriture sur le lien social: elle

126 (...)tout mythe, si loin qu’on remonte, n’etant jamais connu que pour avoir été entendu et répété (Lévi-Strauss1985: 249).

127 La conception de l’écriture comme instrument de pouvoir, d’asservissement et même de perfidie est mise en récit dans Tristes Tropiques (La leçon d’écriture) et a été minutieusement commentée par Derrida dans Grammatologie.

128 Je suis l’enseignement de Jack Goody dont l’anthropologie de l’écriture pose que les différences dans les moyens de la communication sont d’une telle importance qu’il est légitime d’en rechercher les conséquences sur les développements de la pensée (Goody1979:48). Il ne s’agit pas d’inscrire une ligne de partage entre mentalités. Si les cultures adoptent des démarches intellectuelles et cognitives différentes, dit Goody, cela n’est pas dû à une différence essentielle au niveau de la pensée ou des mentalités mais à une différence dans les moyens matériels de communication, notamment l’introduction des diverses formes d’écriture. Aussi l’opposition oral-écrit ne recouvre-t-elle pas une opposition d’essence et a priori entre cultures froides et chaudes,

introduit dans une société un circuit long et discontinu de communication dans lequel destinateur et destinataire sont absents l’un à l’autre (niveaux inauthentiques).

La perception du mythe comme étant immédiatement traduisible implique que la lettre doive être éliminée de la structure, surtout de la structure conçue comme quelque chose de statique, équilibré et harmonieux. Le principe selon lequel la traduction est une trahison ne s’y applique pas car, étant une activité des lois de l’esprit, transcendant la diversité des langues et des cultures, le mythe peut être transposé de langue en langue sans que le sens en soit altéré. Il n’est pas passible d’analyse philologique puisque la communicabilité des significations anthropologiques qu’il véhicule n’est pas susceptible d’être entravée par la lettre de la langue dans laquelle il est énoncé. Pur sens, ou pure forme narrative du sens, le mythe échappe au problème posé par la traduction d’un texte et qui est l’impossibilité de traduire (à) la lettre: on ne traduit, on ne transpose que des significations. Si un tel problème ne se pose pas pour le mythe c’est que justement il n’a rien à faire avec l’écriture. Et s’il n’a rien à faire avec l’écriture, c’est que sa structure articule un univers de sens qui représente ou reproduit le sens de l’univers. Paradigme du récit, le mythe se caractérise par la consistance de la structure actantielle, assurée par un Destinateur solide (cf.11.3.6.). C’est dire que le haut degré de structuration de la narrativité mythique draine toute la pulsion en signification. Par contre, la narrativité littéraire ne la draine pas toute.