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L’univers axiologique transcendant ou la loi

11. Psychanalyse et théorie narrative

11.3.6. Les valeurs, le Destinateur et le Nom du Père 1. Le thymique

11.3.6.2. L’univers axiologique transcendant ou la loi

La question des valeurs est importante car elle s’organise autour de la figure du Destinateur qui est l’actant en jeu dans le phénomène de l’inconsistance actantielle que je propose d’interpréter comme un effet d’écriture.

Dans Les objets de valeur Greimas se posait la question de l’origine des valeurs :

D’où viennent-elles au moment où elles surgissent pour la première fois comme valeurs virtuelles pour être par la suite conjointes avec les sujets ? où vont-elles lorsqu’elles sont irrémédiablement disjointes des sujets qui les possédaient ? (Greimas1983:29)

Elles ne sont pas créées ex-nihilo, dit Greimas. La pensée mythique postule que l’univers axiologique immanent au récit communique avec un ailleurs axiologique dont le représentant est le Destinateur.

Souvent posé comme appartenant à l’univers transcendant, le Destinateur est celui qui communique au Destinataire-sujet (relevant de l’univers immanent) non seulement les éléments de la compétence modale, mais aussi l’ensemble des valeurs en jeu; c’est aussi celui à qui est communiqué le résultat de la performance du Destinataire-sujet qu’il lui revient de sanctionner. De ce point de vue, on pourra donc opposer, dans le cadre du schéma narratif, le Destinateur manipulateur (et initial) et le Destinateur judicateur (et final) (Greimas, cité in Petitot1985:238).

149 Dans Petitot1985a, elles sont appelées prégnances thymiques.

L’univers axiologique transcendant est un inventaire de valeurs, tout comme la sémantique profonde est un inventaire de catégories sémiques. Cette analogie identifie l’ailleurs axiologique à la sémantique profonde: l’inventaire ou le paradigme des sèmes-valeurs qui se manifestent comme classèmes et sont syntagmatiquement investis dans des objets mis en circulation par les voies de l’actantialité.

Greimas distingue deux formes de communication ou de circulation actantielle des valeurs. La communication intersubjective – la circulation de l’objet de valeur entre les sujets-lieux - est de l’ordre du transfert polémique alors que celle engageant Destinateur et destinataire est souvent une communication participative, un contrat: le Destinateur donne au destinataire un objet de valeur sans que cela implique que le Destinateur soit disjoint de l’objet; c’est ce qui se passe lors de la communication d’une information ou d’un savoir. Le Destinateur axialise une forme de communication verticale qui jalonne en amont (source des valeurs) et en aval (évaluation de la performance du destinataire-sujet) la communication horizontale des objets-valeurs entre sujets et anti-sujets. Ce qui revient à dire que le Destinateur est l’actant qui représente le paradigmatique au sein du syntagmatique.

Comme source du contrat, le destinateur est le représentant, débrayé dans le discours, du système paradigmatique des contenus investis (posés), c’est-à-dire de la taxinomie constituant la composante morphologique de la grammaire fondamentale. La projection par pré-conversion et conversion du paradigmatique se trouve donc internalisée dans le récit comme relation entre la séquence contractuelle et la séquence performantielle.Proposé comme programme narratif au destinataire-sujet, le contrat, s’il est accepté par ce dernier, le transforme ipso facto en sujet performateur (sous condition d’acquisition de la compétence modale) assurant la médiation entre système (paradigmatique) et procès (syntagmatique), et réalisant les valeurs virtuelles (idem:240).

Le Destinateur est l’actant qui représente la conversion, le processus même de la narrativité. Il est la représentation anthropomorphe mais abstraite, au niveau de la syntaxe actantielle, du dispositif même qui engendre ledit niveau à partir de la prégnance sémique (carré sémiotique). Il actantialise la morphogenèse du sens. En ce qui concerne concrètement des valeurs, le Destinateur joue le rôle noologique d’axiologiser les prégnances sémiques, c’est-à-dire de les convertir en valeurs, en les communiquant aux sujets (en leur indiquant ce qu’ils doivent (vouloir) faire). Sans Destinateur, pas d’actualisation des valeurs, donc pas d’actantialisation. Essayons une transposition dans le registre psychanalytique. Représentant de l’univers axiologique transcendant qui encadre la circulation immanente, horizontale et polémique des valeurs qu’il présente aux sujets pour orienter leur désir, le Destinateur évoque l’Autre comme troisième dimension structurant symboliquement un conflit imaginaire autour d’un objet (le désir du sujet est le désir de l’Autre). Sanctionnant la conjonction finale du sujet avec l’objet, le Destinateur incarne la loi. Il garantit le bien-fondé des actions et des états. Il assure la consistance sémantique du monde et légitime la jouissance. Il est l’Autre non barré.

De plus, en tant que représentation du dispositif même de la narrativité, le Destinateur est la fonction qui convertit la pulsion (prégnance sémique) en signification (forme actantielle du sens) et, en cela, il est l’analogue du Nom du Père dont la mission est de faire accéder le sexuel à la sphère du sens. Destinateur et Nom du Père convergent sur deux points: tous les deux représentent la loi; tous les deux assument la fonction phallique d’être condition de la signification, de légitimer la conversion ou la torsion du naturel en culturel. Il n’est donc pas surprenant que le schéma canonique freudien, le schème héréditaire, s’organise autour de la fonction paternelle (cf.11.3.3.).

La définition du Destinateur comme représentant du paradigmatique dans le

syntagmatique évoque celle du Nom du Père comme le signifiant qui dans l’Autre, en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi (cf.5.1.).Tous les deux relèvent de cette circularité caractéristique de l’Autre de l’Autre.

Remarquons que l’analogie s’établit entre le Nom du Père, tel qu’il apparaît dans la phase de la pensée lacanienne fortement influencée par l’anthopologie lévi-straussienne, et le Destinateur, tel que Greimas le définit en recourant à la pensée mythique. Nom du Père et Destinateur sont les signes d’une conception forte et consistante de la structure.

11.3.6.2.1. Destinateur et Nom du Père

Dans Quatre problèmes de sémiotique profonde, essai où il tente d’articuler, dans le cadre de la théorie des catastrophes, deux questions concernant le carré sémiotique et deux questions concernant des catégories sémiques, P.A. Brandt procède à une comparaison entre deux sortes de catégories, placées au niveau du rapport Destinateur-sujet: la catégorie ontique (vie-mort) et la catégorie symbolique (nature-culture). De cette comparaison découle que le rôle du Destinateur dans la catégorie symbolique correspond très précisément au Nom du Père.

Dans le rapport déterminé par la catégorie ontique, le Destinateur signifie au sujet: “voici le parcours qui te mènera à Y”, Y étant un sème naturellement euphorique puisqu’il désigne le lieu où le sujet échappe à la mort. Mais dans le cas de la catégorie symbolique, les choses se passent de façon différente, car le programme proposé par le Destinateur pour convertir le sujet d’un faire réfléchi (il agit en son propre intérêt) en sujet de faire transitif (sujet héroïque) transcende son souci vital:

Mais cette fois, le Destinateur se met à communiquer des messages qui vont à l’encontre de l’évidence naturelle: il sélectionne un sème V, manifestement “bon”, et il en défend l’usage en le déclarant “mauvais”; il sélectionne un sème U, naturellement “mauvais”, et il le déclare “bon”.(...) [interdit de l’inceste]. Le renvoi S1 – s2 fonctionne dans son dire comme une menace (“si tu prends S1, que tu vois comme naturellement désirable, tu vas mourir”), et le renvoi S2 – s1 comme une promesse (“si tu prends S2, que tu vois comme naturellement non désirable, tu vas survivre”) [castration]; les deux véritables actes langagiers mettent en valeur le dire même du Destinateur comme autorité (si je sujet demande la raison de ces inversions, le Destinateur répond: “Parce que c’est la loi”, ou “Parce que c’est comme cela”). La destination devient une manifestation symbolique en ce sens que le naturel est contesté au nom d’une autorité immanente au dire du Destinateur (...) [loi du signifiant]; le rapport du sujet aux “choses” passe désormais par le dire du Destinateur et exige en principe un sacrifice imaginaire de la part du sujet, qui doit renoncer à son propre imaginaire pour se fier à un imaginaire plus pauvre qui lui vient du Destinateur: c’est l’angoisse, et sans doute la crainte de Dieu, qui marque pour le sujet ce passage par la loi [métaphore paternelle]. Le sujet sacrifie immédiatement sa perspective ontique, qui est assumée par l’acte langagier du Destinateur [signifiant phallique]: en se pliant à la loi de cette manière, le sujet renonce à sa lecture (...) et s’en remet, pour ce qui concerne son être, à l’autorité de l’autre [aliénation du désir]. Le vaste champ des échanges ne s’ouvre à l’analyse que par cette étude des actes de destination non-naturels [érotisation/socialisation de la libido].

Quant à l’investissement libidinal d’un objet, il apparaît dans la conversion du sujet de faire réfléchi en sujet de faire transitif. Qu’est-ce d’autre sinon l’Oedipe ? On ne saurait mieux décrire la fonction du Nom du Père comme une problématique de tension entre nature et culture. Et ont ne saurait mieux poser la fonction du Destinateur comme fonction paternelle au sens lacanien. On peut en déduire que non seulement l’Oedipe est un schéma narratif canonique, tout comme Freud l’avait déjà dit, mais aussi que la narrativité est une opération oedipienne150.

150 Il ne faut donc pas s’étonner de ce que la première occurrence de cette puissante instance de narrativité qu’est la formule canonique du mythe tâche de formaliser précisément le mythe d’Oedipe dans “La structure des mythes” (cf.Lévi-Strauss1958).