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5. Le signifiant, le désir et la loi

7.3. Kant avec Sade

7.3.5. Le logos de la science

83 Avec la perte de consistance et d’autonomie du symbolique, le Nom du Père est entré en crise. Il est remarquable que Lacan ne mentionne pratiquement pas ce concept dans le Séminaire XI. Il y fait plusieurs références à son séminaire interrompu la même année scolaire, duquel il n’a fait qu’une séance, et qui s’appelait Les Noms du Père. Avec l’interruption des Noms du Père et sa substitution par Les quatre concepts fondamentaux, le concept du Nom du Père devient latéral et périphérique dans le discours de Lacan. Il faudra attendre RSI (1975) pour qu’il soit repensé dans le cadre de la topologie des nœuds.

Un pas a été fait qui éloigne l’inconscient lacanien de l’inconscient lévi-straussien dont la forme vide, purement logique, rejoint la loi morale kantienne en ce que tous les deux transcendent le subjectif avec ses tendances, plaisirs, pulsions, passions, objets sensibles, bref, tout le matériel phénoménologique concernant la particularité du désir subjectif84. Certes, dès le début Lacan avait souligné le contenu sexuel de l’inconscient freudien pour le distinguer de l’Esprit qu’est l’inconscient lévi-straussien. Mais on a vu à quel point, dans le paradigme phallique, le sexuel, devenu désir sous l’effet de l’Aufhebung, était contraint au défilé du signifiant et se subsumait dans le logos des structures de parenté et du symbolique en général (cf.5.1.). Avec le fantasme, Lacan montre qu’un inconscient purement logique rejoint l’impératif catégorique et met en relief l’insuffisance du structuralisme kantien pour rendre compte de l’inconscient freudien et de la notion de sexuel qui lui est attaché.

Ce pas aura des effets sur la façon dont Lacan envisage le rapport de la psychanalyse à la science. On sait à quel point le premier Lacan s’est engagé à démontrer la scientificité de la psychanalyse. L’algorithme saussurien, fondateur de la science linguistique, réfère le sujet de l’inconscient au cogito en tant que celui-ci est un moment historiquement défini dans lequel le sujet est un corrélat essentiel de la science.

La référence du sujet de l’inconscient au cogito ne signifie pas du tout leur identification. Le premier surgit dans la non-coïncidence entre l’axe de l’énonciation et l’axe de l’énoncé tandis que le second, dans sa transparence auto-réflexive, suppose la coïncidence des deux axes. Ce dont il s’agit c’est de relier la psychanalyse à la science moderne telle qu’elle advient au XVIIe siècle avec la physique mathématique. Que la psychanalyse soit une science au sens galiléen du terme est un pari qui correspond à l’ambition scientifique du structuralisme. Il implique une notion d’objet (la structure) et de démarche scientifique (a-cosmologique) qui rejoignent ceux de la science moderne, c’est-à-dire mathématisée. Chez Lacan, cela implique aussi une notion de sujet et c’est là où le bât blesse.

La constitution de la physique mathématique au XVIIe siècle, avec Galilée, Kepler et Newton, a radicalement changé la notion de nature: devenue un réseau de lois et de déterminations de la matière (la res extensa) – un logos -, la nature comme objet de la science a été dépouillée de ce qui en faisait la physis des Anciens: la substance contemplable, les qualités sensibles, la morphologie. C’est ce que Lacan appelle la démarche a-cosmologique de la science dans laquelle il inclut le champ freudien. Car le sujet de la science est le cogito en tant qu’évidé, par la voie du doute méthodique, de toute représentation et de tout savoir, de tout pathos, réduit à un point évanescent.

Autrement dit, sujet de la science (cogito) et sujet de l’inconscient correspondent au paradigme du sujet barré, le sujet du signifiant, sans substance, sans représentations: le manque-à-être.

Mais nous venons de voir que lorsqu’il s’agit du désir du sujet il faut tenir compte du pathos. Dans Science et vérité (1966), Lacan pose le sujet de l’inconscient comme un point aporétique dans la science. Car le sujet est en effet le corrélat de la

84 Dans L’efficacité symbolique, Lévi-Strauss procède à une comparaison du shamanisme et de la psychanalyse, qui vise à supprimer la dernière différence entre les deux : mythe (supposément) individuel pour la psychanalyse, mythe collectif (ce qui est un pléonasme) pour le shamanisme. Une telle suppression est possible à condition que l’hypothèse d’un fondement physiologique ou bio-chimique du psychisme se vérifie un jour. L’inconscient cesserait alors d’être un mythe (ou un lexique) individuel pour devenir simplement un mythe, c’est-à-dire une structure (une articulation syntaxique). Et dans cette structure mythique, qui correspond à l’universalité du symbolique, aucune place n’est faite à ce qui relève soit de la particularité, soit de la singularité: L’inconscient cesse d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d’une histoire unique, qui fait de chacun de nous un être irremplaçable. Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction: la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les hommes, s’exerce selon les mêmes lois; qui se ramène, en fait, à l’ensemble de ces lois. (Lévi-Strauss1958:224). La philosophie sous-jacente à cette conception des choses est, on s’en doute, kantienne: Hyper-kantien, si j’ose dire, j’englobe la vie morale dans la problématique de la raison pure (Lévi-Strauss2001:224). Petitot soutiendra la même position (cf.11.2.1.).

science mais il est un corrélat antinomique dans la mesure où il est divisé et que c’est justement cette vérité du sujet divisé que la science refoule: elle voudrait suturer la division subjective mais elle n’y arrive pas. De plus, l’objet a, l’objet qui n’est pas tranquille, impose de réviser la question, non suffisamment élucidée, de l’objet dans la science. C’est pourquoi la psychanalyse a un rapport d’exclusion interne avec la science.

Je voudrais souligner que l’affirmation de l’inclusion de la psychanalyse dans le champ scientifique, qui a pour conséquence d’exclure le particulier soit au niveau de l’objet soit niveau du sujet, coïncide avec le développement de l’unité logique de l’inconscient, qui aboutit, comme on l’a vu, à une perversion de la loi dans la mesure où, en sa pureté, la loi n’est autre que l’impératif catégorique85. La problématisation du rapport de la psychanalyse à la science se pose à partir du moment où la question éthique de la loi introduit l’objet a et, avec lui, apporte du particulier, du pathos, à l’inconscient, tout en jetant une lumière différente sur le sexuel freudien. Lacan a toujours assumé que l’inconscient est aussi bien universel que particulier mais maintenant le particulier acquiert un poids qu’il n’avait pas avant, lorsque l’inconscient structuré comme un langage posait l’universalité du symbolique. Comme Alexandre Leupin l’a fort bien souligné, Lacan propose une éthique de la singularité qui résiste à l’expansion surmoïque de la science (Leupin2004:65). En 1975, Lacan introduit la jouissance dans le cogito: l’être ne se supporte pas de la pensée pure mais de la pensée qui est jouissance. De même, l’approfondissement de la notion de réel comme non-rapport, comme complètement dénué de sens (Lacan1976:29), contraste fortement avec le réel de la science. Celui-ci est un réel manipulé par les mathématiques qui en saisissent les lois et, par conséquent, il est reconductible à un savoir, à un discours, à une vérité et finalement à un sens, qui supposent la notion d’univers (promis au savoir et au sens) de la science (cf.10.2.4.)

L’éthique de la psychanalyse blesse profondément l’ambition scientifique du structuralisme. Dans ses conférences aux USA en 1975, Lacan pose que la psychanalyse n’est pas une science et que tout ce que lui, Lacan, a fait, c’est de l’imiter, et il ajoute que ce qu’il fait c’est de la littérature (1976:26,29,34). Je crois que, ce disant, Lacan a choisi l’une des deux solutions au rapport en impasse du structuralisme à la science.

Comme Jean-Claude Milner l’a posé, l’ambition scientifique du structuralisme a consisté à dire que la culture est objet de la science galiléenne sans que pour autant elle doive être ramenée à la nature (Milner2002:195). De cette dénégation, le structuralisme se sortira par deux voies: i) naturaliser la culture pour garder la science galiléenne; ii) renoncer à la définition galiléenne de science. Pourquoi la science ne s’occuperait-elle pas des objets empiriques, des phénomènes, du pathos qu’elle décrirait (sciences molles) au lieu d’engendrer des théories explicatives dont les axiomes seraient mathématisés (sciences dures)? C’est ce que font les sciences humaines. Ce qu’a fait Lacan, c’est finalement renoncer à la définition galiléenne de la science pour la psychanalyse. Nous verrons par la suite que Jean Petitot essayera de réintroduire la psychanalyse dans un champ scientifique redéfini comme post-galiléen

85 Dom Juan pourrait aussi bien illustrer la solidarité entre l’impératif surmoïque et la conception de nature issue de la science moderne. En effet comment comprendre le débat entre Dom Juan et Sganarelle sur la croyance et la Création dans la scène 1 de l’acte III sinon comme un débat entre la croyance aux qualités sensibles du macrocosme et au plaisir qu’elles apportent (Sganarelle) et la croyance aux seules lois mathématisables de la matière : je crois que deux et deux font quatre et quatre et quatre font huit, dit Dom Juan. L’insensibilité domjuanesque, dont on fait normalement une question psychologique ou moraliste, serait à mon avis de l’ordre de cet au-delà où l’impératif catégorique et la science trouvent leur point de convergence en ce qu’ils rejettent l’objet empirique et sensible au profit de la pureté de la ratio (loi ou théorie). Articulant un rapport d’intrication entre science et éthique Lacan écrit: Il suffit de reconnaître le sensible d’un au-delà du principe de réalité dans le savoir de la science, pour que l’au-delà du principe du plaisir (...) s’éclaire d’une relativité plus généralisable. La réalité de l’écart freudien fait barrière au savoir comme le plaisir défend l’accès à la jouissance (2001:357).

(morphodynamique) mais exigeant néanmoins la naturalisation du symbolique (cf.11.2.3.).