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Féminin et pulsionnel

10. Le non-rapport

10.1. Lettre et signifiant

10.3.1. Féminin et pulsionnel

Mais revenons à la jouissance féminine comme ce qui, de la pulsion, échappe au circuit. Cette jouissance pastoute et singulière, qui ne fait pas rapport, sans objet et sans parole n’évoque-t-elle pas la pulsion de mort telle que Freud la caractérisait: déliée, intransitive, silencieuse, inaccessible à la signification (rappelons que le circuit est la

121 Dans RSI (1974-75), Lacan pose cette équivalence entre Dieu et La femme à l’enseigne du Nom du Père, alors qu’en 1958 il la présentait comme forclusion du Nom du Père. Cela donne une idée de l’évolution de ce concept dans la théorie lacanienne.

forme élémentaire qui rend possible à la pulsion d’advenir à la signification). Quel est l’enjeu de cette émigration de la pulsion vers le féminin ? Pourquoi est-ce aux femmes d’assumer le côté indéracinable de la pulsion ?

La pulsion de mort est ce qui de la pulsion hait le monde et le peu de jouissance qu’il procure (d’où l’intransitivité) et cherche, au-delà des paramètres qui délimitent le monde – la complicité des principes du plaisir et du principe de réalité - une jouissance autre, l’Autre jouissance ou la jouissance de l’Autre.

Cette jouissance de l’Autre est celle de l’Autre sexe. Cependant elle n’est pas à confondre avec la jouissance de la Chose. La jouissance pastoute (une à une) n’est pas du tout la jouissance massive de la Chose (toute), celle à laquelle le Surmoi pousse.

De même, la jouissance pastoute est à distinguer de la jouissance surmoïque.

Encore! ne traduit pas Jouis!. La jouissance comptable et discontinue des femmes n’est pas la jouissance continue de la conscience morale:

C’est là surmoitié qui ne se surmoite pas si facilement que la conscience universelle (Lacan2001:468).

L’allusion au Surmoi – la conscience universelle - est indéniable, mais surmontée dans le jeu de mots surmoitié et surmoiter qui indiquent que l’Autre sexe n’a pas avec l’homme un rapport de complémentarité mais de supplémentarité, étant donnée sa jouissance en surplus, pas toute drainée par le phallus, mettant en cause l’universalité de la conscience, soit l’universalité de la loi, soit l’universalité de la jouissance (elle ne se surmoite pas si facilement). La jouissance – pas toute ou rhétoriquement toute - ne s’assure pas d’une loi, elle vacille, au hasard des rencontres, du réel du non-rapport sexuel.

Comparons cette perception de la femme en tant qu’Autre sexe avec celle qui se présente dans le Séminaire VII où l’interprétation que Lacan fait de l’amour courtois détermine la Dame comme figure du Surmoi. La Dame est le partenaire inhumain, cruel, cru122. Pour incarner la loi morale elle est, en tant qu’objet, élevée à la dignité de Chose, c’est-à-dire sublimée: l’objet est dés-érotisé, il devient froid, frigide, impersonnel, exerçant, dès la position transcendante qu’il occupe, l’impératif pulsionel qui s’exprime du Ça veut: Ça veut tout, Ça veut touthomme (que toutom jouisse comme totem).

L’impératif surmoïque est la réponse sans équivoque au Che vuoi? du désir de l’Autre et c’est pourquoi le Surmoi est l’Autre sans barre qui étend le désir jusqu’à le faire consister, et étouffer, comme jouissance dont l’étalon est la jouissance de la Chose. Par contre, le Séminaire XX présente ici et là une perception de l’amour courtois conforme à la définition de la femme comme une femme, une-en-moins. Ce qu’une femme veut devient la cible d’une interrogation, d’une énigme: que veut une femme ? Ayant quitté le registre de l’objet - elle n’est plus un objet sinon dans le fantasme de l’homme -, une femme habite maintenant le registre du signifiant de l’inconsistance (de la jouissance) de l’Autre (sexe): le signifiant du manque de signifiant ou, si l’on préfère, le signifiant d’un non-dit, d’une parole non advenue, mais que la lettre peut inscrire, qui préserve l’énigme du désir de l’Autre, l’Autre radicalement Autre, non susceptible d’être réduit à petit a. Aussi l’amour courtois est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons obstacle (Lacan1975a:65).

Il semble que le registre tragique de la pulsion de mort se trouve remplacé par la légèreté de la pastoute. L’au-delà de la fonction phallique n’implique pas un au-delà du principe du plaisir. Car, bien que les femmes n’y soient pas toutes, elles sont quand

122 De même Antigone, elle aussi inhumaine, implacable, crue, défiant la loi sur le chemin toujours tout droit de la pulsion de mort qui est celui du désir pur (Lacan1986:328-9). Ceci ne veut pas dire que Lacan attribue la même signification à la Dame et à Antigone qui, elle, incarne la persévérance du désir (ne pas céder sur son désir contre la volonté de fer de l’Autre).

même dans la fonction phallique. Mais, que l’au-delà de la fonction phallique n’aboutisse pas à un au-delà du principe du plaisir, cela ne signifie pas non plus que la jouissance pastoute soit reconductible au plaisir hédonique et homéostatique. On ne peut dire des mystiques, que Lacan cite comme exemple de jouissance pastoute, qu’elles se plaisent dans le confort. Mais si l’au-delà de la fonction phallique ne coïncide pas avec l’au-delà du principe du plaisir, qu’en est-il alors de l’affinité de la jouissance féminine avec la pulsion de mort en tant qu’elle est la racine de la pulsion, déliée, intransitive, a-signifiante, immonde, dés-érotisée? On dirait que, grâce à la sexuation, le côté indéracinable de la pulsion se dégage de la violence et du mal, se débarrasse de la lourdeur du Surmoi et perd sa dimension nécessaire et universelle – structurale - pour devenir contingence et singularité.

10.3.2. Sublimation

Si tel est le cas, alors la notion de sublimation doit subir aussi des réajustements.

En quoi la solidarité du féminin et de la lettre intervient dans ces réajustements ?

Dans les Séminaires VII et XX, les mystiques sont évoqués pour illustrer aussi bien la jouissance de la Chose que la jouissance féminine. La sublimation en est l’enjeu.

Dans le Séminaire VII, elle apparaît dans les actes abjects pratiqués par les mystiques pour dépasser le seuil du principe du plaisir et forcer le corps à une jouissance qui fait mal, une jouissance de dé-goût qui liquide le bien du sujet en pétrifiant ses sensations, en surgelant ses choix objectaux. La sublimation est frigide. La Dame, qui toujours refuse de satisfaire les demandes érotiques de l’amant, en lui imposant de nouvelles épreuves (Surmoi), illustre parfaitement la frigidité qui imprègne la sublimation comme élévation d’un objet à la dignité de Chose.

Le Séminaire XX ne parle pas de sublimation. Mais en fait elle apparaît indirectement dans les références à l’art baroque, qui est également une référence importante du Séminaire VII. Lacan y parle de la douleur qui se dégage des formes torturées de l’architecture baroque. Dans le Séminaire XX, il parle plutôt de peinture et de sculpture italiennes, en particulier de la Sainte Thérèse, de Bernin. La statue représente l’extase mystique de la sainte, que Lacan prend comme le modèle de la jouissance non-dite des femmes. La statue est aussi un échantillon de l’art baroque dans la mesure où il se caractérise d’exhiber profusément des corps, notamment des corps de martyrs, évoquant la jouissance à partir du non-rapport sexuel (la copulation n’étant pas représentée). Bien que la douleur soit présente dans le thème des martyrs, il semble que la sublimation quitte le registre de l’abject qu’elle occupait dans le Séminaire VII pour se placer dans celui de l’obscène (cf.8.2.):

(...) nulle part comme dans le christianisme, l’oeuvre d’art comme telle ne s’avère de façon plus patente pour ce qu’elle est de toujours et partout – l’obscénité (idem:103).

Pour sublimer, l’art baroque ne refroidit pas ce qu’il représente et cela en cohérence avec une conception du féminin non pas comme Chose (frigide) mais comme Autre sexe (jouissif).

Étant donné que la jouissance pastoute n’est pas causée par l’objet, on se demande ce que cette autre sublimation, peut devoir à la lettre. Que fait d’autre la lettre, en enlevant au langage la parole et en l’évidant de son être de sens, sinon procéder à la sublimation du langage. Dans le régime pastout du féminin, la sublimation n’est pas élévation au statut de Chose mais littéralisation ou plutôt littoralisation. La lettre est la chose dans le langage, la chose sexuelle, le sexuel qui résiste à la signification. L’effet démondanéisant de la pulsion de mort est passé à la lettre et se manifeste moins comme

séparation entre sujet et monde que comme séparation entre monde et langage. Le féminin a affaire au langage que la lettre débarrasse de ce que le langage même produit:

le fantasme, c’est-à-dire la fiction de mondanéité qui est fiction de totalité.

Démondanéisé, déparolisé, désémantisé, le langage qui est en jeu dans la jouissance féminine est celui dont la structure a été remplacée par la singularité de la lettre et qui est cette face de l’Autre qui ne sait pas : Dieu, le Dieu de vérité (cf.10.1.2.):

Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? (idem:71).

Que la lettre évide l’Autre de son être de savoir (jouir) sépare clairement la jouissance de l’Autre sexe, fondée sur la singularité, de la jouissance de l’Autre, impersonnelle, universelle, toute, représentée par le père de la horde (cf.2.4.1.2.).

Il nous reste maintenant à réfléchir sur la fonction de la lettre dans une théorie du récit qui absorbe entièrement la pulsion dans un mécanisme de régulation et production de la signification tel que celui de la narrativité.

La chair de l’imaginaire