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Une multinationale en situation de forte compétition

LES LANGAGES EN PRATIQUE

1. Une multinationale en situation de forte compétition

Une entreprise fortement décentralisée en business units et appliquant des principes de quasi- marché interne fournit un exemple empirique intéressant pour illustrer ce que sont des schèmes cognitifs à l'œuvre dans une organisation. Son modèle de gestion interne en effet relaxe les contraintes transitant par la seule pyramide hiérarchique ou émanant du recours privilégié aux procédures formelles. La coordination entre les fonctions et entre les services repose sur des principes transactionnels qui font appel à des logiques d’utilitarisme strictement économique et financier. L'entreprise Agro relève de ce cas de figure.

3 Des détails méthodologiques sur la démarche permettant d'observer le terrain sont fournis dans

l'annexe 1. Il n'est pas besoin de procéder à de vastes et longues investigations pour situer leslangages en actes. Cette compétence se situe à la portée du praticien qui sait écouter son organisation et qui active un minimum d'intuition analytique

Cette multinationale française occupe plus de 15.000 personnes implantées dans 80 pays. Filiale d’un groupe pharmaceutique et chimique, elle fabrique et vend des produits issus de la chimie et de la biologie (voir annexe 2 pour une présentation plus détaillée).

Son marché est mondial. Elle compte des sites industriels, des laboratoires et des filiales commerciales implantés sur les cinq continents. Ses clients sont des distributeurs spécialisés qui, à leur tour, desservent les agriculteurs et le grand public. Elle se classe parmi les plus grandes de son secteur. Elle est considérée comme économiquement saine et financièrement rentable. Le secteur dans lequel elle évolue se caractérise notamment par le coût financier élevé de la mise sur le marché de nouvelles molécules et la visibilité extrême de leurs risques pour la faune, la flore, les sols et les populations.

Agro œuvre sur un marché profondément instable, qu'agitent des vagues de fusion, que dynamisent des innovations technologiques accélérées, et dans lequel la concurrence devient de plus en plus féroce. Dans un tel contexte, la capacité qu’elle manifeste au quotidien à coordonner entre elles toutes les fonctions qui interviennent d'amont en aval, de l'innovation au service technique après vente, devient un facteur décisif du succès.

Agro adopte un dispositif formel qui combine trois volets.

La responsabilisation et l’autonomie des unités opérationnelles sont poussées très loin. La direction générale se cantonne dans la fonction d'architecte du dispositif et d'édiction de critères de performance financière et économique. Elle contrôle un petit nombre de compétences souveraines (voir annexe 3). C'est ainsi que certains réseaux commerciaux disposent d'une capacité industrielle propre leur permettant de conditionner les produits qu'ils vendent sur le marché extérieur.

Par ailleurs Agro a recours à des mécanismes de quasi-marché afin de baliser les décisions et transactions entre ces unités. Ainsi les réseaux commerciaux ont la liberté de fixer leur gamme de produits et leurs prix publics, d'acheter ou pas des produits aux usines de l'entreprise, de négocier avec l'amont le prix des nouveaux produits, Les unités sont liées entre elles par des interfaces de type client à fournisseur. Les services fonctionnels facturent leurs prestations aux services opérationnels qui s’adressent à eux. Il n'est pas interdit de faire appel à des fournisseurs tiers s’ils s’avèrent moins chers. Font exception deux fonctions seulement. D’une part, la R&D ne forme pas une business unit. Pour l'essentiel, son riche budget est financé par des subventions fournies en direct par le budget de la direction générale. D’autre part, les molécules dites stratégiques n’ont pas le droit de sous-traiter leur production à des usines externes à l'entreprise.

Enfin sont regroupées dans une même business unit, appelée GMA (groupe de matières actives), des fonctions de marketing stratégique, d'industrialisation (les usines étant par ailleurs des centres économiques autonomes) et de management de projet concernant les innovations de base , soit les nouvelles molécules (voir annexe 4).

A l'exception donc de la R&D, chaque fonction est à la fois autonome et soumise à des critères performatifs de rentabilité financière à court terme. Chaque service, chaque fonction, chaque cadre est censé faire prévaloir son seul intérêt sectoriel à court terme dans ses interfaces avec l'amont, l'aval et avec les collègues. Un scénario de l'égoïsme généralisé, sinon de l'externalisation sur des tiers, gouverne donc la gestion interne.

L'égoïsme généralisé du design formel coexiste avec un corps social qui est sensible ou sensibilisé à des logiques de solidarité et de loyauté, ainsi qu’à des impératifs d'humanisme dont l'entreprise serait l'épicentre. Les personnels quittent peu leur entreprise en cours de carrière. Ils sont embauchés très tôt et restent loyaux. En même temps, peu de cadres sont recrutés ad hoc à l'extérieur au-delà de l'âge de trente ans. La direction d'Agro porte une grande attention aux questions sociales. La politique du siège est traversée de références à une volonté d'éviter les licenciements, de faire évoluer les personnels en interne par la formation, d'appliquer des attitudes de respect à l'égard des personnes et d'écoute mutuelle. De fréquentes enquêtes d'opinion réalisées en interne montrent un niveau d'attachement exceptionnel des salariés à l'égard de leur entreprise et de son métier, ainsi que des taux de satisfaction élevés en ce qui concerne le moral, l'intérêt du travail ou les conditions de travail.

Dans quelle mesure une forte identité communautaire peut-elle coexister sous un même toit avec un mode d’organisation qui maximise les logiques opportunistes ? Quelle dynamique, celle du centrifuge ou celle du centripète, influence-t-elle en définitive le plus les choix quotidiens des fonctions et les comportements des cadres?

Un examen attentif du fonctionnement d'Agro montre une situation très contrastée. Elle se résume ainsi :

- trois sous-ensembles principaux émergent. L’un est constitué par la recherche. L’autre trouve son épicentre à GMA des matières actives. Le troisième rassemble la fonction commerciale, soit les réseaux de ventes à travers le monde,

- chacun de ces trois pôles forme un univers cognitif en soi, qui se distingue des deux autres par des langages qui lui sont propres,

- l'entreprise connaît un degré fort limité d'intégration horizontale d'amont en aval,. Cette succession de silos cognitifs se manifeste par des divergences fondamentales entre les critères de décision économique et stratégiques que prennent en compte les cadres. Agro fait penser à même orchestre qui verrait ses diverses sections d'instruments se livrer à des improvisations différentes autour d'une partition commune assez succincte.

Autrement dit, et là réside le défi du cas d’Agro, une entreprise peut à la fois favoriser en son sein l’émergence de réseaux cognitifs et maintenir juxtaposés des langages hétérogènes.