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La force des communautés cognitives

L’ARCHITECTE COGNITIF

4. La force des communautés cognitives

Au concret, les entreprises relèvent rarement d'un type pur de diffusion de la connaissance. Elles sont souvent des systèmes hybrides. C’est le cas pour Agro.

Cette entreprise ne suit vraiment aucune des trois approches figurant dans la typologie ci- dessus. Plus exactement, tout se passe comme si elle en menait deux sinon trois de front .

Une partie des cadres se situe dans un contexte où domine clairement un processus d’accumulation tacite. C’est le cas notamment de ceux qui assument la charge des fonctions commerciales.

Une autre partie relève d’une approche par la codification : un exemple en est fourni par GMA, soit le service de développement des matières actives. Plus précisément, cette codification ressemble plutôt à une fausse codification dans la mesure où elle ne définit pas les routines de façon précise. Son contenu cognitif reste faible en ce sens qu’elle ne débouche pas sur des informations concrètes utilisables par chaque niveau. Seule la technique d'évaluation par EVA fournit quelque chose qui soit tangible.

A quoi s’ajoute la fait que l’articulation explicitée, pour sa part, reste assez largement absente, même si le siège manifeste par ailleurs des velléités pour la voir adoptée.

L'entreprise se heurte à une limite. Les pratiques, notamment celles du siège, laissent une place trop privilégiée à une approche : séduire les cadres en tant qu’individus, les mobiliser sur le seul registre de leurs émotions affectives. Or la mobilisation par l’affectif et la persuasion par la séduction charismatique ne font en général guère fonction de substituts durables et opératoires à des systèmes cognitifs. La raison en est évidente : le cognitif se véhicule dans une organisation à travers le registre des comportements, des expériences, non pas à travers celui des attitudes et des croyances. Le feedback sur les conséquences des choix qu'opèrent les individus dans l'exercice de leurs tâches et le recours au couple des sanctions et récompenses, morales autant que matérielles, qui le prolonge, demeurent des vecteurs peu mobilisés par les cadres dirigeants.

Le métissage d’approches variées et tronquées reste faible, car peu activé. En effet, les types de réseaux existant dans l'entreprise ne le favorisent pas. La connaissance se diffuse mal parce que les réseaux fonctionnent selon des logiques hétérogènes. Ainsi l’accumulation tacite se fait à l’intérieur de réseaux cloisonnés entre eux, dont chacun reste fermé sur lui-même. L’information qui circule dans un réseau est de nature redondante - elle reproduit un répertoire ancien et étroit qu’elle ne renouvelle pas par des apports venus de l’extérieur - en même temps qu’elle n’est pas appropriable par des tiers étrangers au réseau ainsi constitué. Elle ne sert qu’à renforcer l’identité de tels réseaux et à distinguer encore plus leurs membres du reste de l’organisation.

Dans Agro, la connaissance reste stockée à la périphérie, dans les services commerciaux, par la fonction de vente. Leurs interfaces immédiates, par exemple avec la fonction de marketing dans les grands pays, sont réduites. Les conflits de pouvoir, les jeux d’autonomie réciproque ou les jalousies entre corporations recouvrent des ruptures et des discontinuités dans les modes de gérer la diffusion de la connaissance, donc de qualifier cette dernière.

Le management cognitif d’une organisation passe par le fait de structurer les réseaux et de conditionner les capacités d’écoute entre eux. Cette fonction est la sienne. Elle ne se sous- traite guère à un service fonctionnel. Elle ne se satisfait ni de la mise en place de technologies de communication informatique ou audiovisuelle ni du recrutement d'animateurs psychologues. Elle produit des langages de l’action qui sont classables sur un continuum. A l’un des extrêmes se situent des langages qui sont exogènes par rapport à l’entreprise qui les portent. Ils se caractérisent par le fait que le niveau de connaissance qu’ils véhiculent est réduit au minimum, soit à des instrumentalisations étroites. Ils sont portés par des modes de

pilotage de l’organisation qui font appel à la codification discrétionnaire. En résulte un niveau de prévisibilité négligeable.

A l’autre extrême figurent des langages endogènes, c’est-à-dire produits par l’activité collective de l’organisation. Ils véhiculent un common knowledge qui est fait de corridors d’action à la fois balisés et larges que sécrètent et entretiennent des interactions permanentes entre ses membres. La production d’articulations explicites entre fonctions et entre niveaux de l’entreprise crée ou favorise l’émergence de communautés cognitives fortes. Elle est associée à une capacité de prévisibilité élevée en interne mais aussi face au monde extérieur. Quant à l’accumulation tacite, elle se situe plus près de l’articulation explicite que de la codification discrétionnaire, car elle est produite de manière endogène par l’organisation. En revanche, elle offre une capacité de prévisibilité plus limitée ou contenue.

Le thème de la communauté cognitive permet de reformuler le rapport qui s’établit entre les paradigmes d’action dont une entreprise se dote et les capacités d’improvisation ou de variation dont elle fait preuve.

L’improvisation fournit à l'organisation des solutions opératoires nouvelles et flexibles autour d'une trame commune. Elle s'exerce et se modèle largement en fonction du terrain et des contextes locaux. Pour que la trame commune existe, elle doit être nourrie et balisée par les cartes cognitives que portent les acteurs. Lorsque les processus de cognition internes à l’organisation sont faibles ou sont discontinus, les acteurs qui sont au contact du terrain ne savent pas ou plus comment inscrire leurs choix singuliers dans un corridor d’action collectif ou stratégique. Ou bien celui-ci s’avère être trop flou ou bien il se présente comme trop étroit. De son côté, le sommet de l’organisation ne sait pas comment rendre concrets les messages à implication stratégique qu'il émet puisqu’il connaît mal les contextes spécifiques auxquels ils s’appliquent. L’entreprise affronte une situation de double incertitude cognitive, faute de recouvrements et de relais de traductions successives entre son siège et sa base. La rupture avec le terrain accentue la diminution des possibilités d’improvisation.

Le type 3 ou modèle organisationnel mercenarial est à cet égard paroxystique. Une entreprise qui se positionne sur des paradigmes d’exploitation et dans un horizon de court terme se satisfait parfaitement de chaînes cognitives limitées. Un langage partagé lui est peu utile. Elle peut se contenter de corridors d’action étroits, donc de capacités d’improvisation faibles. Recruter des mercenaires pour occuper les postes dirigeants, accepter des taux de roulement élevés du personnel, ne pas disposer de cadres ayant une connaissance de l’organisation et de son contexte externe sont autant de facteurs qui offrent des avantages relatifs, mais à une condition : qu'ils se compensent par le recours à des routines, par l’adoption de "bonnes pratiques" plus ou moins banalisées et uniformes. La nature exogène des vecteurs de prévisibilité que mobilise l’entreprise est associée dans le type 3 à des capacités d’improvisation qui sont réduites à leur plus faible niveau.

Dans certains cas, la destruction de l’endogène existant et de la capacité d’improvisation passée peut se révéler nécessaire. Un repositionnement de l’entreprise sur un modèle de type 3 permet en peu de temps de provoquer un choc culturel. Il aide à la destruction immédiate d’un capital de traditions et de procédures accumulé au fur et à mesure de son histoire. La table rase qu’opère le recours à de l’exogène sur le plan du personnel et des cognitions est alors associée à une situation dite de crise. Si la régulation sociale dans l’organisation s’affaiblit, si la communauté cognitive se distend, l’atteinte de résultats économiques à court terme (la survie) ou un repositionnement stratégique à brève échéance (une modification de la menace)

impose des recentrages ou des restructurations parfois dramatiques que des mercenaires assument. En attendant, savoir improviser et fabriquer de la complexité organisationnelle restent des compétences qui sont absentes et négligées.