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La coordination par la cognition

LE LANGAGE ORGANISATIONNEL

1. La coordination par la cognition

Pour quelles raisons tant d'entreprises d'horlogerie du Jura suisse ont-elles disparu pendant les années 1970-1980? Parce qu'elles ont été confrontées à de graves carences cognitives.

Beaucoup parmi les petites ou moyennes ne connaissaient pas leurs clients finaux. Elles dépendaient d'entreprises plus importantes qui, elles, assuraient les contacts étroits avec le marché mondial et maîtrisaient la compréhension des évolutions technologiques. Ces grandes entreprises avaient joué dans leur région un rôle important de diffusion de connaissances, d'intégration, de transformation d'informations, grâce à la communauté de langage qu'elles partageaient avec les entreprises de taille plus faible.

Or, sous l'effet de mutations technologiques - invention de la montre à quartz - et avec l'émergence d'une concurrence japonaise et américaine agressive, beaucoup de moyennes et grandes entreprises ont disparu, fermées ou rachetées par des groupes dont les fonctions stratégiques étaient souvent localisées ailleurs que dans la région du Jura.

Ne bénéficiant plus, ou en tout cas moins qu'auparavant, des informations que fournissaient leurs fédérateurs naturels, nombre de chefs "d'entreprises ateliers" ont alors accusé un important déficit de connaissance pour l'action. Ils éprouvaient dorénavant de la peine à obtenir des flux d'informations concrètes sur leur propre chaîne de valeur ajoutée, sur les nouvelles exigences du marché ou encore sur les nouvelles formes de la compétition économique globale. Certains ne savaient pas, sur chaque point de valeur ajoutée, qui étaient leurs concurrents, ce qu'ils faisaient, quels étaient leurs atouts, quelles menaces ils représentaient.

La conséquence de ces incertitudes cognitives a été l'affaiblissement progressif de ces entreprises, leur fermeture définitive ou leur absorption dans des groupes internationaux ne résidant pas dans la région. L'industrie horlogère est devenue étrangère au Jura par effet de rupture des mécanismes permettant d'accumuler et de partager de la connaissance entre ses agents économiques. (Michaud 1994).

Une autre observation concerne la localisation des entreprises.

Dans une ville moyenne existaient deux zones industrielles ayant des caractéristiques physiques tangibles semblables (distance du centre ville, desserte routière et ferroviaire, etc.). Ces zones étaient destinées à décongestionner le centre ville et à attirer des entreprises extérieures à la région. Or l'une d'elles était largement saturée, le prix du mètre carré y était très élevé et la demande très forte. L'autre, en revanche, dont les prix étaient pourtant beaucoup plus faibles, restait désespérément vide, car elle était la victime d'une demande insuffisante.

L'explication de telles différences se trouve très largement dans le rejet de l'incertitude cognitive et le besoin d'informations concrètes lorsque des entreprises prennent des décisions. Car elles cherchent à anticiper les événements.

Les entreprises de petite taille attendaient d'avoir des informations concrètes, fiables qu'elles pouvaient comprendre et utiliser. Ces entreprises, en effet, n'avaient ni les moyens ni la capacité de rassembler et surtout de trier et de tester un certain nombre d'informations, qui leur apparaissaient comporter une part trop grande d'incertitude. Les déclarations venant

d'autorités nationales ou locales étaient pour elles abstraites, car non physiquement observables. Une zone industrielle regroupant beaucoup d'entreprises ressenties comme "compatibles", c'est-à-dire qui présentaient des caractéristiques proches de ces petites entreprises, fournissait une information sur la possibilité de survivre dans une zone excentrée. Des références communes et des langages similaires diminuaient l'incertitude cognitive des entreprises de petite taille.

L'acceptation d'un prix plus élevé est donc liée à une caractéristique cognitive de langage. Les entreprises paient l'accès à un système de connaissances tacites générées par les contacts répétés avec d'autres par l'apprentissage et la proximité. Il existe un véritable marché du cognitif, marché qu'ignoraient les développeurs publics en charge de ces deux zones (Hogarth, Méry et Michaud 1980).

Ces deux exemples montrent que la cognition compte pour les entreprises. Plus spécifiquement, la clé du pilotage de l'hybride et du complexe se trouve dans l'existence, au sein de l'organisation, d'un système cognitif partagé.

La cognition partagée permet de faire l ‘économie d'une coordination gérée par le haut, plus généralement d'une coordination assurée de façon exogène. Elle apporte ordre et contrôle, à la fois collectivement et individuellement. Les unités et les personnes peuvent coordonner leurs actes et leurs choix sans ordre venu d'en haut. Le langage pour l'action apporte des signaux qui ponctuent sur un même registre les activités d'une organisation tout en permettant à chaque individu d'agencer son propre travail de façon autonome.

Soit deux unités opérationnelles distinctes, l'une en charge du commercial et l'autre de la R et D. Si aucune passerelle cognitive n'existe entre elles, si elles ne partagent pas de plages de langage communes, elles restent déconnectées entre elles faute de common knowledge. La relation horizontale directe entre elles est remplacée par un mécanisme de coordination assuré par un tiers extérieur. Ce dernier aura une connaissance partielle des deux univers et risque d'être souvent en retard d'un train sur les problèmes.

Tableau 4. La coordination exogène.

Si, par contre, un recouvrement même partiel de leurs langages de l'action respectifs existe entre ces deux ensembles, s'ils partagent de mêmes cognitions, la coordination horizontale de leurs actes et de leurs choix se fait avec un minimum de contrôle tiers ou d'arbitrage extérieur.

Tableau 5. La coordination endogène.

Ce qui est vrai pour le plan horizontal l'est aussi pour les relations hiérarchiques. Toute organisation qui ne connaît pas de recouvrement de langage connaît un embouteillage de problèmes et d'interventions au sommet. Les comités se multiplient qui regroupent autour de la table les parties concernées. Le siège se voit incité à multiplier des intrusions discrétionnaires et détaillées auprès des unités opérationnelles. Le tout ne garantit pourtant pas qu’en découlent davantage de pertinence dans les choix et une vitesse plus grande de réaction.

De telles conditions expliquent pourquoi des comportements de réticence sinon de résistance apparaissent avec force et qu'opposent en maintes circonstances les hiérarchies intermédiaires. C'est en particulier le cas lorsque des initiatives sont envisagées pour faire appel à des vecteurs d'éducation permanente ou à des techniques de consultants afin de faciliter la constitution de réseaux internes et, par ce biais, de constituer des références communes entre les participants. En fait de tels substituts bénéficient de la puissance et du pouvoir à ces hiérarchies qui, souvent, trouvent dans le contrôle de l'information et des langages un atout qu'elles savent valoriser à leur avantage.

La leçon est somme toute banale. Pour gérer les contradictions, le siège ou le centre doit pouvoir réconcilier dans une même configuration de langages et de destins la mise en cause permanente des avantages compétitifs- la régénération - et l'utilisation intelligente des avantages actuellement à sa disposition - l'exploitation. Certes on peut espérer tirer le gros lot que représente la rupture fondamentale par l'invention scientifique fondamentale. Or cette rupture de paradigme reste un fait rare, même à l'échelle d'une décennie. Par conséquent seule la continuité organisationnelle permet de sélectionner des expériences et des discontinuités incrémentales qui, tout en régénérant les rentes, ne supposent pas que l'entreprise se lance dans une politique de la table rase et du pillage de tiers. Que le langage de l'action constitue la clé de cet impératif managérial est peut-être un enseignement qui, pour sa part, est moins banal.

La nature, le contenu et la pertinence du cognitif ne peuvent pas être compris comme un phénomène en soi, interprétable en faisant fi ou abstraction de la situation spécifique à laquelle à un moment donné se trouve confrontée une entreprise particulière.