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Modèles organisationnels et dynamiques du renouvellement

LE LANGAGE ORGANISATIONNEL

4. Modèles organisationnels et dynamiques du renouvellement

La typologie présentée ci-dessus permet d'établir un lien fort entre le modèle organisationnel de l'entreprise, d'une part, et, d'autre part, la nature des dynamiques ou origines - endogènes ou exogènes - de son renouvellement et de sa régénération. Les modèles sont classables sur une sorte d'échelle stylisant le degré relatif de dynamique endogène propre à chacun. Ils se distinguent les uns des autres de façon radicale par leur aptitude respective à véhiculer du langage endogène.

Le modèle organique ou type 1 forme clairement la configuration dans laquelle l'endogène prime. A l'opposé se situe le modèle mercenarial ou type 3. Il marque, quant à lui, une primauté de l'exogène et, corollairement, un refoulement de l'endogène. Quant aux deux autres modèles organisationnels, respectivement celui de l'autarcie, ou de type 2, et celui de la fragmentation, ou de type 4, ils se situent de manière intermédiaire entre les deux premiers. Plus précisément, le type 4 tend à relever plutôt de l'exogène et le type 2 à favoriser plutôt de l'endogène.

S'agissant du pilotage et de la survie économique des entreprises, ces deux derniers modèles accompagnent et rendent compte de contextes qui se qualifient plutôt par un faible degré de compétition perçue. Ils n'entrent donc pas dans le champ de la forte compétition. C'est la raison pour laquelle ils retiendront moins l'attention par la suite. Elle sera pour l'essentiel donnée aux seuls modèles organisationnels organique ou de type 1 et mercenarial ou de type 3 qui, pour leur part, renvoient à des environnements perçus et vécus comme incertains, instables et fortement concurrentiels.

La forte compétition met ainsi les entreprises et leurs dirigeants au pied du mur. Le choix se situe en effet entre deux modèles organisationnels qui sont radicalement différents : le modèle organique et le modèle mercenarial, soit entre deux configurations que traversent des dynamiques de renouvellement radicalement incompatibles et opposées : soit de l'exogène fort, soit de l'endogène pur.

• Socialisation exclusive par le groupe des pairs statutaires • Individualisme et évitement mutuel : coopération faible • Segmentation et spécialisation : autonomies juxtaposées • Centralisation et procéduralisation des façons d’agir • Importance des jeux "politiques"

• Vision inexistante d’un but collectif en matière d'action

D'autre part, si la typologie charrie une perspective de contingence, c'est-à-dire si elle laisse entendre qu'il existe des choix ou des assemblages de contexte, de positionnement et d'organisation qui sont plus soutenables ou viables en termes de survie et d'efficacité pour l'entreprise, elle n'implique pas pour autant qu'existe par définition une relation de causalité entre les divers descripteurs qui serait une sorte de loi d'airain. Tout au plus doit-elle pour le moment être traitée comme, statiquement, indiquant des concomitances ou des co-variations entre la nature de l'univers, le type de politique et le mode de management interne de l'organisation. Néanmoins, il paraît utile de donner quelques repères quant aux processus dynamiques qui favorisent l'apparition des langages pour l'action, en particulier à la lumière d'apports puisés dans la science économique.

Dans la situation qui est celle d'un modèle organique ou de type 1, l’entreprise s’expose à terme à une certaine instabilité. Le succès, notamment sous la forme de la création de rente, tend à favoriser l’émergence de situations de facilité et de sentiments qui rassurent. Les avantages compétitifs, quelle que soit leur nature, poussent l'entreprise à les exploiter, donc à structurer l'organisation et à la segmenter pour atteindre les meilleurs résultats à court terme ou simplement pour jouir des positions acquises. Il ne reste de l'endogène que des formalités, des références, non plus des principes pour l'action. L'habitude se prend d'externaliser les conséquences de ses propres erreurs et des dysfonctionnements internes sur des tiers payants. Enfin des phénomènes de clan s’installent et des pratiques basés sur des « petits arrangements locaux » apparaissent.

Cette dérive typique de beaucoup de sociétés privées se retrouve dans le secteur public quand disparaît la source de tension, le sentiment d'urgence et de devoir qui tend les énergies et identifie des objectifs relativement clairs (objectifs en général quantifiables et faciles à comprendre et à partager). Certes l'innovation pure continue à être une valeur sacrée et reste un impératif absolu. Pourtant elle prend sa source non plus dans les besoins du marché ou de la collectivité, mais dans la volonté de groupes particuliers qui visent à satisfaire des buts d'accomplissement personnel, de défi technique ou de tour de force scientifique qui ne traduisent aucune référence réelle aux besoins. Au confort s’ajoute la facilité qui s’assimile au refus de prendre des risques. La pérennité étant apparemment assurée, on se contente d'une gestion calée sur le court terme et sur des objectifs personnels ou particularistes.

Cette situation n'est pas, sauf circonstances très particulières, soutenable. Il arrive que des rentes offertes par la nature (par exemple le pétrole) ou par la collectivité (un monopole public) perdurent. Pourtant, dans la plupart des cas, la rupture arrive quand des circonstances nouvelles perturbent une organisation peu capable de renouvellement parce que trop bien adaptée à un environnement particulier. Cette thèse est notamment soutenue par l’école dite d’écologie des populations. Pourtant les cas d'entreprises qu'elle invoque se caractérisent par le fait que la situation est créée par l'organisation elle-même au nom du principe d'efficacité (Hannan and Freeman 1989). En revanche, la théorie des catastrophes analyse correctement les mécanismes de la rupture. Ils revêtent la forme d’un processus au cours duquel un système se dégrade lentement tout en conservant une apparente santé jusqu'au moment où se produit le choc majeur (Thom 1991). Ce dernier peut résider dans l'apparition de concurrents différents dotés de capacités nouvelles. Il peut être aussi le fait de mesures de dérégulation prises par des autorités étatiques qui ne disposent plus des ressources et des capacités à protéger et à garantir l'existence d'organismes coûteux pour la collectivité. Il peut être enfin dû à une autre entreprise qui fusionne ou absorbe.

Pour tirer parti des actifs existants et pour répondre aux attentes des actionnaires exigeants, les dirigeants d’entreprise vont segmenter, restructurer et surtout se débarrasser d'actifs et de ressources, qu'il s'agisse d'unités, de personnel ou de biens. L'objectif à court terme est de réduire les coûts. Dans la confrontation entre le chiffre d'affaires et les charges financières, il est toujours plus facile dans l'instant de comprimer les dépenses monétaires, notamment en matière de personnel,que de trouver de nouveaux marchés ou d’offrir de nouveaux produits. Dans une seconde phase, et afin d’optimiser le rendement de ce qui reste, l’entreprise fait alors appel à des professionnels externes. Ceux-ci, qui n'ont ni mémoire de l'entreprise ni histoire commune avec elle, appliquent des recettes connues, des prétendues bonnes ou meilleures pratiques, qui sont donc exogènes par rapport à l'organisation. La coopération entre professionnels assure la cohérence ponctuelle nécessaire. Dans ces conditions, il n'y a nul besoin d'endogène. Les ambitions autres que les objectifs financiers et les critères quantifiés atteignent des niveaux de généralité qui les rendent opérationnellement difficiles à traduire dans l'action, d'autant plus qu'elles ne sont plus ni soumises ni relayées par des chaînes cognitives partagées.

Si la rentabilité extraite de telles mesures peut être forte, le nouvel ensemble va cependant se trouver confronté à l'épuisement progressif des rentes économiques qui ont été achetées et des actifs existants. Le renouvellement peut se faire par l'exogène : vente d'unités défaillantes et achat d'unités porteuses de rentes nouvelles qui auront été créées par d'autres. « Il y a bien des chances pour que la concurrence bienfaisante du type classique fasse place à une concurrence déstructurante, une guerre au couteau ou simplement à des luttes pour prise de contrôle menées sur le terrain financier » (Schumpeter 1942).

Le renouvellement peut également se faire d’une tout autre manière, soit par l'endogène. Par contraste avec un processus dominé par la coopération entre des mercenaires professionnels (qui ne sont pas unis par la construction de formes de solidarité à long terme et qui ne perçoivent pas dans l'entreprise une communauté de destin), cette manière consiste dans le fait de retrouver des valeurs de socialisation. En d’autres termes, elle s’attache à reconstruire des langages partagés qui, parce qu'ils sont spécifiques, permettent le développement depuis l'intérieur.

Le modèle de marché au sens de Walras ou de Pareto n'existe pas dans cette perspective. Aucun marché économique en effet ne fonctionne sans que soient présentes et satisfaites un certain nombre de pré - conditions organisationnelles, institutionnelles et culturelles. La concurrence ne signifie pas une compétition parfaite et un optimum social. Les entreprises sont confrontées à un jeu, à un processus qui consiste à établir un compromis permanent qui porte certes sur les variables du marché mais aussi surtout sur leur configuration organisationnelle interne. Les sociétés modernes ne se réduisent donc pas à des sociétés de marché. Elles forment des économies organisationnelles dans lesquelles les entreprises peuvent alors créer et créent de la valeur (Goshal, Bartlett et Moran 1999).

Pour les entreprises qui se positionnent sur des paradigmes d'exploitation, le marché doit constituer la référence pour chaque partie de l'organisation. Partant de ce qu'elles perçoivent des comportements des consommateurs, de la concurrence et des attentes des actionnaires, elles simulent en quelque sorte le marché en interne s'attribuant un rôle comparable au joueur aux enchères de Walras. Une large décentralisation est alors possible et peu risquée si préexiste un tel cadre. Car des structures suffisamment segmentées et petites permettent de mieux contrôler l'autonomie en attribuant les ressources selon un modèle de marché, c'est-à- dire en fonction de la performance financière. La décentralisation est associée à un univers

taylorien, le centre ayant pour tâche de segmenter, de fixer les objectifs financiers et d'attribuer les ressources en fonction des résultats.

Les structures décentralisées vivent ainsi essentiellement dans l'exogène. Les produits, les procédés, les ressources stratégiques de marché leur sont largement extérieurs, leur rôle étant d'en obtenir le meilleur rendement en jouant le rôle d'atelier de production ou de service commercial. Dans un tel cadre, la décentralisation ne signifie pas du tout pour ses allocataires un accroissement de leur pouvoir spécifique. Le rôle de la périphérie, qu’il soit de production ou commercial, reste étroitement bordé et appauvri, et les tâches demeurent très largement des tâches d’exécution. En fait, le centre sous-traite à la périphérie les décisions humainement difficiles à prendre, à argumenter et à mettre en œuvre.

Le renouvellement dans un tel système est lui aussi vécu largement comme exogène, les nouveautés étant soit achetées sur le marché (fusions, acquisitions), soit appuyées sur des processus scientifiques généraux extérieurs à l'entreprise. Cette dernière simule ainsi pour elle-même le processus biologique de destruction créatrice (Schumpeter 1942). L’accent est mis sur l’efficacité opérationnelle, l’exécution et la conformité procédurale. La combinaison et la recombinaison des actifs sont largement vécues comme exogènes à l’ensemble et en conséquence traitées dans des cellules centralisées et souvent isolées cognitivement du reste de l’organisation.

Existe en effet une contradiction entre le travail de développement anarchique fait d’essais et d’erreurs, voire de faillite, et une organisation dite efficace selon les canons du taylorisme (notamment par élimination des doubles emplois). Comme le montre la théorie sociologique des organisations, les chances de succès dans le cas d'un développement endogène augmentent lorsque se multiplient des zones de duplication et de recouvrement à l'intérieur de l'entreprise (Landau 1969). Cela dit, la duplication reste synonyme de redondance et de gaspillage si elle est jugée à la seule aune de l’efficacité à court terme et sous le seul angle des coûts apparents (Jacobs 1969).

D'autres entreprises, par contre, placent délibérément hors marché, au moins pour un temps limité, une partie de leurs activités. Cette mise hors marché permet de jouer des temps longs, de ne pas avoir l'obligation de résultats à très court terme, de prendre des risques et d'avoir des frontières plus floues, c'est-à-dire une segmentation moins nette et moins bureaucratique, qui permet l’établissement de partenariats avec des tiers extérieurs sur un modèle de langage commun partagé. Ainsi est-ce au sein de ce type d'entreprise que la recherche et développement scientifique peuvent à la fois greffer leurs racines dans le monde scientifique et établir leurs antennes sur le terrain en captant et en interprétant des signaux faibles à travers ceux qui vivent au contact des consommateurs.

Pour connecter ou mettre en correspondance les secteurs situés hors marché et ceux situés dans le marché, il faut que se développent des pratiques et des compétences qui permettent de produire ou d’offrir des ponts, des traductions, des négociations, des compromis organisationnels, tous supposant l’existence de langages endogènes, c'est-à-dire de structures cognitives partagées. Ces structures cognitives se manifestent au quotidien en fonction des problèmes posés et des occasions de rencontres. Les connaissances, les mémoires accumulées, les intuitions ne peuvent que très difficilement se structurer officiellement et se conserver dans des fichiers. Elles ne s’expriment qu’en fonction des circonstances, elles ne peuvent pas faire l’objet d’archivages décidés en dehors du système organisationnel qui les génère.

La décentralisation, dans cet univers, se présente de façon significativement différente de celle associé au modèle taylorien de marché. Elle comporte certes des procédures et des critères financiers servant à l’allocation des ressources. Cependant la marge de jeu dont dispose la périphérie est plus étendue. La relation forte entre ce qui est hors marché et marché se construit à base d’expériences communes. Elle permet à la fois la traduction des messages stratégiques du centre et la codification forcenée de l’information venant du terrain. Cette façon de faire réclame du tacite, de la complicité, de la confiance, conditions pour substituer à un système de procédures formelles des comportements convergents fondés sur des cognitions partagées, des négociations et des arrangements circonstanciels. Les coûts de transaction, il faut le noter, ne s’y montrent pas plus lourds que dans le modèle exogène. En revanche, ils se situent ailleurs et font partie d’un système où chacun partage une connaissance quant aux comportements et aux anticipations des autres.

Le common knowledge, c’est-à-dire la connaissance intégrale et partagée par tous les acteurs, se définit par la compréhension et la certitude que l’autre raisonne de la même façon que soi et partage les mêmes références. Il est une des conditions du fonctionnement d’un système de concurrence et de marché. Le non-respect de ce critère provoque des bulles, des déviations qui, loin de se corriger elles-mêmes et automatiquement, peuvent susciter des ruptures et des explosions. Dans le domaine économique comme dans le domaine militaire, la connaissance partagée définit la capacité à gérer des situations dynamiques où la règle ne peut suffire face à l’ignorance ou à la très forte incertitude (Raghavendra 1995). La difficulté est que l’établissement d’un réseau à base de connaissance partagée réclame beaucoup de temps et une forte capacité organique, soit d’articulation entre ses composants.

Cette hypothèse sur la connaissance partagée permet de mieux expliquer la floraison de procédures simplificatrices et de corridors de liberté réduits qui est associée à des situations où existent de la mise sous pression, une concurrence forte et une stratégie d’exploitation. Dans la mesure où, pour faire baisser les coûts à court terme, l’entreprise opère des coupes importantes dans les actifs humains et se débarrasse d’unités, le maillage social est déchiré et la mémoire latente est amputée. Le management dirigé par des personnes n’ayant qu’une mémoire limitée et des réseaux réduits repose sur une simplification abusive du système afin de permettre l’application de procédures et de normes largement standardisées. Or l’activité dans un univers dynamique est toujours complexe et la complexité se gère difficilement par des procédures simples.

Cette régression dans l’univers de la complexité explique pourquoi la création endogène et le leadership qui reposent sur des ambitions partagées deviennent problématiques dans ce type de situation. La connaissance partagée nécessaire à l’endogène réclame le souvenir de l’histoire, car seule celle-ci permet de connecter les êtres et les idées. Or cette exigence s’avère devenir contradictoire avec la quête de la maximisation et de l’optimisation dans la mesure oùu ces dernières encouragent presque toujours l’oubli de l’histoire (Nelson et Winter 1982).

Les systèmes d’exploitation et de transformation, enfin, divergent profondément sur la référence ultime des politiques d’entreprises. L’idéal d’exploitation est lié aux exigences théoriques d’actionnaires exogènes à l’entreprise qui attendent des résultats, une rentabilité, sans prêter attention à la façon dont les dirigeants recombinent et reconfigurent les actifs, qu’ils assurent par ailleurs ou non la survie et l’intégrité du groupe.