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Rentes immédiates et rentes de demain

CONCILIER AMBITION ET ACTION

2. Rentes immédiates et rentes de demain

Le fait de positionner l'entreprise sur la recherche d'avantages compétitifs constitue un privilège et une responsabilité de direction générale. Les écoles de gestion définissent un avantage compétitif comme résultant de facteurs nombreux. Les illustrations les plus connues sont la réduction des coûts, la fourniture d'une qualité constante, la mise sur le marché en temps court, l'érection de barrières diverses rendant difficile l'accès au marché à des tiers. De tels avantages ne sont pas absolus, mais relatifs. Ils marquent une différence par rapport à des tiers dans un espace donné. Ils ne sont pas non plus éternels et en soi durables. Le temps redistribue les donnes entre les concurrents.

Les avantages concurrentiels forment en fait la partie visible ou émergée de caractéristiques physiques et culturelles qui, à un moment donné et dans un contexte donné, génèrent des

rentes. Tout avantage est compétitif si et quand il assure une rente. Une ambition stratégique s'énonce donc comme une quête de rentes. Une rente existe lorsque telle caractéristique dont bénéficie une entreprise lui assure une protection temporaire contre la concurrence et lui permet d'obtenir des surplus.

Une rente provient de sources variées. Elle peut être la conséquence d'un don de la nature. Elle peut être héritée d'une inventivité passée. Elle peut refléter une culture, un mode de production, un sens de la ténacité, un climat de confiance et de solidarité entre des collectivités. Elle peut résulter d'une protection qu'une réglementation publique alloue sous la forme d'un monopole ou de droits de douane. Elle est parfois associée à une prise de risque exercée à un moment donné dans le temps, parfois à des expériences s'étant accumulées sur une longue période.

La rente est la source des profits. Elle permet de produire des surplus dont tire parti une entreprise particulière et qui se distingue des autres qui interviennent dans son secteur ou dans son créneau de marché. Quoi faire des surplus est un choix majeur. Faut-il les distribuer et les consommer de suite, ou bien faut-il les thésauriser pour un usage futur, les réinvestir dans l'activité qui les génère ou les dépenser pour d'autres activités? Déterminer le lieu, le moment et la destination d'usage représente un geste crucial pour la fixation des ambitions de l'entreprise. Sa direction générale modèle dans les faits la stratégie par l'usage qu'elle opère des produits de la rente que l'entreprise extrait.

Un siège peut choisir de se caler sur le seul court terme. Le temps long n'est alors pas approprié comme étant son enjeu. Le siège agit ainsi soit par cynisme opportuniste, soit par négligence. Ses dirigeants peuvent se convaincre que demain sera le prolongement à l'identique d'aujourd'hui ou encore parier sur le caractère réactif de l'entreprise.

Les rentes d'aujourd'hui finissent toutes par mourir tôt ou tard. Elles se qualifient notamment selon l'horizon de temps qu'elles allouent à l'entreprise pour les exploiter. Les rentes de demain se préparent bien à l'avance, sauf à les obtenir par prédation ou par raid extérieur (offres publiques d'achat, acquisition de start ups technologiques). Elles supposent de l'investissement. Elles sont caractérisées par de l'incertitude, donc sont affectées, elles aussi, d'un horizon de temps.

La forte compétition se définit comme un contexte caractérisé par le fait que le temps d'exploitation est plus court que le temps de préparation des rentes. La protection du présent se dilue alors même que celle du lendemain n'est pas assurée. L'industrie pharmaceutique fournit un exemple connu d'une activité dans laquelle la rente légalement reconnue représente en moyenne la moitié du temps nécessaire au développement d'une nouvelle molécule.

La rente dégagée par le caractère compétitif d'un avantage l'est soit de manière immédiate soit de manière différée. Une ambition stratégique recouvre un positionnement dans le temps, une durée. Car toute rente connaît un cycle de vie. Sa base est rongée et même détruite sous l'effet de plusieurs facteurs. Les goûts des consommateurs sur le marché changent. De nouveaux compétiteurs font leur apparition. Des technologies émergent qui offrent des alternatives plus efficaces ou mieux valorisées et que les détenteurs de rentes n'ont pas su ou voulu adapter. Des processus de complaisance et de sclérose affectent les entreprises habituées à un profit facile et les organisations devenues trop routinières. Les entreprises vieillissent qu'une histoire trop longue et traversée à l'abri des menaces n'incite ni au renouvellement ni à la combativité.

La direction générale est investie d'un devoir de vigilance face aux rentes dont elle bénéficie sur le moment. Si les surplus issus du court terme ne sont pas investis pour créer de nouvelles sources de profit à moyen terme, l'entreprise aura peu de chances de subsister dans la durée. En sens inverse, si la création de sources de rentes à moyen terme mobilise trop exclusivement l'entreprise à court terme, l'entreprise aura peu de chances d'extraire du présent le profit et le surplus qu'elle pourrait escompter et qui lui permettraient de financer l'avenir en se régénérant.

La capacité de l'entreprise à créer des rentes nouvelles constitue une compétence majeure pour son succès économique à terme. L'observation montre que tous les joueurs ne sont pas égaux de ce point de vue. Dès lors, être capable de créer de nouvelles rentes devient en soi une rente.

En même temps, il ne suffit pas de créer des rentes nouvelles en investissant pour le futur. Encore faut-il exploiter l'existant en tirant le maximum des rentes immédiates. L'entreprise est conduite à donner une égale attention aux deux exigences. Elle doit exploiter tout en régénérant. Le temps n'est pas à une attention et à une compétence asymétriques. Soit en reléguant la préparation du futur à une activité de fin de journée, sinon à des jours prochains. Soit en oubliant que, à la fois, le futur est incertain et que le délai doit être raccourci pour régénérer l'entreprise.

Les ambitions stratégiques d'une entreprise sont complexes par leur nature. Le propos n'est pas académique. Dans la pratique, il suppose que des exigences contradictoires soient satisfaites en même temps. Quelle part des ressources soustraire à la création de valeur à court terme qui soit le soutien de la régénération à moyen terme? Quel pari prendre sur les rentes futures qui soit compatible avec une exploitation économique acceptable? Un centre doit tracer une ligne ou une politique qui permette de satisfaire les deux dimensions : exploiter la rente présente, préparer la rente future. Or la solution sera par nature un schème hybride, un compromis, fruit de jugements intuitifs et de visions implicites en même temps que de raisonnements explicitables et de démonstrations empiriquement fondées. Son pilotage exigera par construction des ajustements rapides en fonction des événements extérieurs. La fixation des ambitions relève ainsi de la complexité. Elle est un art ou un savoir-faire, non pas une science.

Plus précisément, deux gestes importent. L'un est de permettre à chacune des deux dimensions d'obtenir sa part d'attention. L'autre est d'élaborer des dispositifs qui sachent les concilier entre elles. L'entreprise trait la rente actuelle tout en construisant sa destruction à terme, ce dans un contexte d'incertitude forte quant à la date d'occurrence et quant au contenu précis des nouvelles rentes. Elle brûle ce qui fait le succès du moment tout en ignorant de quoi demain sera fait.

Le siège fait ainsi face à une responsabilité qui constitue l'essence de sa fonction et de sa responsabilité. Il assure l'exploitation à court terme tout en préparant la régénération à moyen terme, la probabilité étant forte que les rentes et les avantages compétitifs qui les fondent ne seront pas strictement identiques voire seront différents demain de ce qu'ils sont aujourd'hui. Cette complexité stratégique donne un atout concurrentiel à l'entreprise qui sait la construire et la conduire. Elle constitue pour elle une source de métarente. Ses concurrents n'arrivent pas à l'imiter parce que l'entreprise possède une compétence rare, soit l'art de gérer des contradictions.