• Aucun résultat trouvé

III. LA « METROPOLISATION » POLITIQUE : CREER DES ESPACES

2. Une institutionnalisation des « attentes patronales » ?

Au-delà de cette idée d’une « inaction » métropolitaine, notre travail d’enquête s’est toutefois particulièrement intéressé aux secteurs les plus à même d’intéresser les organisations syndicales, et dans lesquels on pourrait légitimement les trouver impliquées : les choix économiques, pris au sens large, et renvoyant donc à des actions variées concernant la spécialisation productive du territoire, la régulation de la concurrence (au sein du territoire, avec d’autres territoires), le soutien aux entreprises ou la gestion des licenciements (notamment suite à la crise économique de 2008) et plus largement de la main-d’œuvre.

Dans un cadre d’analyse résolument marxiste (Castells, Godard, 1974 ; Brenner, 2002 ; Harrison, 2007), nombre de décisions métropolitaines pourraient être assimilées à une posture « néolibérale » : l’action publique locale concourrait, dans tous les secteurs (logement, transport, culture, fiscalité), à une « politique de l’offre » visant à sécuriser les investisseurs réels ou potentiels du territoire. L’attractivité du territoire pour les détenteurs du capital et les catégories les plus aisées du salariat est ainsi considérée comme le principal critère objectif de développement (Ward, Jonas, 2004).

Comme nous l’avons rappelé en introduction, cette logique d’alignement pur et simple de l’action politique urbaine sur les intérêts capitalistes a toutefois été largement discutée dans la littérature scientifique, et il convient donc de s’intéresser, d’un point de vue empirique, à la manière dont se configurent, au cas par cas, les rapports entre politics et (big and small)

business. Nous avons donc cherché à comprendre, dans chaque étude de cas, comment se

définissaient les projets de développement économique métropolitains, lorsqu’ils existaient. Notre objectif était de saisir la manière dont les réseaux patronaux présents sur les différents territoires étaient concrètement associés à la définition de ces programmes d’action publique.

Nos études de cas nous permettent d’insister sur deux résultats de recherche : l’impossibilité d’identifier un « milieu patronal » homogène cherchant à orienter l’action publique métropolitaine, d’une part ; l’intériorisation d’une forme de « demande patronale » dans la conception même du développement économique portée par les responsables politiques et administratifs métropolitains, d’autre part.

Premièrement, notre enquête confirme des enseignements déjà avancés par de nombreuses recherches en science politique : à l’échelle locale, le périmètre de ce que nos interlocuteurs identifient comme les « acteurs patronaux », dont le rôle s’avérerait déterminant pour le développement économique du territoire, varie fortement d’un territoire à l’autre. Il serait ainsi erroné de considérer que les organisations patronales (MEDEF, CPME) ou les chambres consulaires (CCI, et notamment les CCI métropolitaines) soient systématiquement les interlocuteurs évidents et naturels des élites politiques locales. Ces organisations territoriales connaissent les mêmes problèmes de représentativité qu’à l’échelle nationale (Pénissat, Rabier, 2015), confirmant l’aspect « non hégémonique » des organisations patronales locales

(Giraud, Healy, 2015), incapables notamment d’intégrer des groupes puissants et mondialisés qui ne trouvent pas d’intérêt manifeste à les investir. Ainsi, au-delà des organisations en tant que telles, les figures patronales territorialisées ne prennent pas la même forme d’un cas d’étude à l’autre.

Dans certains cas, comme celui de Belfort-Montbéliard, les autorités publiques s’adressent essentiellement aux grands donneurs d’ordre économiques (en l’occurrence PSA, Alstom et General Electric), dont l’activité conditionne historiquement une large partie des emplois, directement ou via la sous-traitance. L’absence totale du MEDEF et la fragilité du lobbying entrepris par la CPME ne permettent pas de faire exister une autre figure patronale à côté des directions de ces grandes entreprises.

Dans d’autres cas, les réseaux patronaux se structurent dans des groupes ad hoc au carrefour de différentes organisations, comme à Marseille, où le « Club Top 20 » fédère les grands groupes implantés localement, le MEDEF et la CCI, pour revendiquer la mise en place d’une métropole.

Dans d’autres cas encore, c’est l’autorité métropolitaine elle-même qui créé des supports institutionnels pour attirer les réseaux patronaux, toutes organisations confondues, sur le modèle lyonnais de « Grand Lyon Esprit d’Entreprise » ou du « dispositif Grands comptes ». A Bordeaux, la figure patronale est beaucoup plus fuyante et ne semble pas véritablement être démarchée par les autorités publiques (au-delà de partenariats ponctuels), alors même que les responsables de la CCI métropolitaine bordelaise jouent un rôle national de premier plan (voir plus bas). Pour le dire d’une formule, il nous est impossible d’identifier la structuration pérenne et commune d’un lien entre élites patronales et politiques dans la définition de l’action économique des territoires étudiés.

Deuxièmement, et en dépit de la dispersion de la figure patronale territorialisée, nous avons pu constater à quel point l’enrôlement des chefs d’entreprise dans les actions en matière de développement économique est pratiquée comme une sorte de figure imposée dans les institutions métropolitaines. Dans certains cas, comme Lyon et Marseille, cette mobilisation des réseaux patronaux par l’institution est explicite, affichée et même revendiquée. A Lyon, elle répond au schéma d’une véritable « coalition de cause » que nous avons déjà partiellement évoquée : l’entente explicite entre les responsables politiques et les élites économiques lyonnaises autour du rôle de pilotage et de coordinateur confié à la communauté urbaine dès le début des années 1990 contribue à façonner une véritable « politique de l’offre » accompagnant une évolution tertiaire et « cognitive » de l’économie lyonnaise autour d’un agenda valorisant les fonctions de recherche et développement (R & D), créatives et récréatives de l’économie métropolitaine.

A Marseille, la mobilisation du patronat se fait, a contrario, contre les responsables politiques : c’est l’État qui parvient, via la mission conduite par le préfet Théry, à enrôler

l’expertise produite par les organisations patronales et leurs groupes de pression (Club Top 20), dont le rôle est observable dans d’autres projets aixois-marseillais, comme celui de la « capitale européenne de la culture » (Maïsetti, 2015). La mobilisation patronale se fait donc contre les élus locaux, jugés comme incompétents et nuisibles au développement local.

Toutefois, sorti de quelques séquences spécifiques des cas lyonnais et aixois-marseillais (élaboration d’une stratégie économique, création de la métropole), il n’est pas rare que les « attentes » des chefs d’entreprise soient évoquées et convoquées par les acteurs politiques et administratifs sans que le patronat, ou ses organisations représentatives, ne soient engagés dans une réelle mobilisation. Le cas du projet de métropolisation des métropoles Nantes-Rennes est à ce titre saisissant : lorsque le projet d’un renforcement d’une action publique conjointe entre les deux villes se structure, les acteurs patronaux sont immédiatement évoqués par les leaders politiques et administratifs, au nom du renforcement d’une coopétition économique indispensable à la compétitivité internationale des deux métropoles. Les CCI ou les patrons appartenant à la filière agro-alimentaire répondent alors à un projet d’enrôlement dans une métropolisation politique qu’ils n’ont jamais réclamée. Au-delà des quelques réalisations (essentiellement des exercices de prospective) qu’impulse cet enrôlement, les acteurs patronaux abandonneront le projet d’une coopération Nantes-Rennes aussitôt refermée la parenthèse politique qui l’avait rendu crédible.

Dans un registre différent, on identifie dans le cas de Belfort-Montbéliard une dislocation des liens entre les grands donneurs d’ordre économiques du territoire et les élites locales, qui brouille l’expression des attentes de ces derniers en termes de politiques publiques. Ce brouillage s’inscrit dans un processus plus large de « déterritorialisation » de ces entreprises dont la mondialisation ne cesse de s’accentuer : les sièges sociaux se déplacent ; l’encadrement ne vit que temporairement sur le territoire et ne s’y attache pas ; les élus ont de moins en moins de liens interpersonnels avec les équipes en charge des sites productifs.

Cette réalité bien connue de l’implantation industrielle rurale (Mischi, 2016) n’épargne pas nos cas d’étude. A Belfort et Montbéliard, l’homologie sociale qui unissait depuis longtemps les responsables politiques et les grandes usines du territoire s’est disloquée. Les élites intercommunales locales tentent tant bien que mal d’anticiper et de satisfaire des demandes en provenance des poids lourds industriels23, qui ne s’expriment plus en dehors de courtes séquences de crise ou des projets de restructuration. A ce propos, Vincent Béal, Rémi Dormois et Marie Garrel évoquent une attitude « prédatrice » de la part du groupe PSA, visant à « faire peser sur les collectivités territoriales le coût de cette restructuration du site de Sochaux et de la création d’un parc fournisseur ».

23 Essentiellement par l’intermédiaire d’une politique d’infrastructure dans l’espace médian entre les

intercommunalités constituées du pôle métropolitain (échangeur autoroutier, hôpital, gare TGV), qui aggrave par ailleurs les problèmes de déclin des deux villes-centres.

Dans le cas lyonnais, on retrouve ce schéma d’une intégration ponctuelle des problèmes des grandes entreprises du territoire, dans le contexte de la crise post-2008 : confrontées à une vague importante de licenciements, les réseaux patronaux saisissent la communauté urbaine pour les accompagner. Il est alors impressionnant de constater que ces courtes séquences d’action publique, où l’autorité locale joue le rôle de « pompier », ne modifient pas le sillon néolibéral adopté par l’institution : la gestion de la crise et des licenciements n’entraine aucune remise en cause ni aucun débat sur la stratégie lyonnaise de « politique de l’offre » et de soutien aux filières.

Les « intérêts patronaux » occupent donc une place pour le moins étrange. Ils sont davantage invoqués comme registre ultime de justification des choix économiques métropolitains, que portés par un lobbying manifeste. Il arrive ainsi que les patrons ne soient pas réellement « présents » dans la fixation des priorités d’action publique, se revendiquant pourtant d’une concertation avec les « milieux économiques ».

A Lyon, on retrouve cette configuration dans la détermination du PMIe : alors même que les besoins des entreprises sont placés au centre du plan, l’observation de la concertation concrètement conduite pour son élaboration indique une très faible présence des chefs d’entreprise du secteur marchand (tout au plus un représentant de la CCI métropolitaine), tandis que les représentants des différentes administrations territoriales, étatiques et du secteur de l’insertion forment l’écrasante majorité des participants. A Marseille, dans le prolongement de leur alliance avec l’État dans la création de la métropole, les réseaux patronaux mobilisés se voient accordés une place de choix au sein du conseil de développement. Pourtant, disposant d’autres canaux d’influence et de dialogue, et notamment des dispositifs de gouvernance économique en voie de consolidation, ces représentants patronaux ne savent pas réellement quoi faire de cette prépondérance dans une arène consultative dont ils doutent de la portée décisionnelle (comme tous ses membres d’ailleurs).

Dans certains cas, plus rares, les réseaux patronaux peuvent même aller jusqu’à critiquer le peu de place qui leur est accordée par les acteurs politiques et administratifs. A Lyon, à partir des années 2010, le pilotage du développement économique bascule ainsi dans un « entre-soi » regroupant quelques grandes figures patronales autour de la présidence et de l’administration de la communauté urbaine. Cette centralisation du pilotage de l’action publique par la technostructure inquiète le MEDEF qui redoute une bureaucratisation et une technicisation des débats, qui coupent l’administration d’un contact réel avec les chefs d’entreprise.

Les représentants du milieu patronal peuvent également se plaindre de ce que les élus font du « fait métropolitain », et ce quels que soient les territoires. C’est notamment le cas du président de CCI France. Ce dernier, originaire de la région bordelaise, fondateur d’un cabinet

d’expert-comptable en expansion, et acteur central des réseaux de CCI métropolitaines24, nous tient ce type de discours : les CCI auraient « inventé » un modèle de développement économique basé sur l’échelle métropolitaine, que les élus saborderaient peu à peu. En entretien, il nous présente une sorte de « doctrine » métropolitaine, fondée sur la « coopétition » : confrontés à une concurrence internationale féroce, les entrepreneurs doivent se structurer à l’échelle territoriale et nationale pour que chaque territoire dispose de grands projets compétitifs à l’échelle mondiale – formation universitaire, organisation des filières et des branches, spécialisation productive – conduits et organisés par les CCI. Il milite toutefois contre une intégration régionale des chambres – enjeu central de son élection à la tête de CCI France en février 2017 – et prône une répartition des rôles entre des chambres métropolitaines engagées sur l’attractivité internationale, le lien aux grands groupes, et des échelles intermédiaires de CCI (départementales) chargées de maintenir une haute qualité de service pour les entreprises et d’assurer la cohérence et la coordination des projets locaux. Dans ce schéma, le territoire français ne dispose, en réalité, que de quelques territoires métropolitains, qui doivent « être capables d’être la locomotive [du développement économique], la partie visible, ce que l’on vend », même s’ils doivent « être conscients que si derrière, on se fait entourer d’un désert, on a tout perdu »25.

Vu depuis cette doctrine, deux menaces pèsent sur le schéma porté depuis plus de dix ans par les CCI : l’entêtement technocratique de l’État qui veut les régionaliser, sur le modèle des Haut-de-France et de l’Ile-de-France, pour fournir aux régions réformées un instrument d’action publique économique, mais aussi les élus locaux engagés dans une « course à la métropole ». Ces derniers dévoieraient, en quelque sorte, le sens même de la métropolisation du territoire, en s’autoproclamant tous à la tête de territoires métropolitains :

« Alors pourquoi tout le monde veut être métropole ? Regardez la labellisation french tech. qui a été lancée. C’était un label métropolitain. Et là pareil, le gouvernement a lancé ça. Chaque métropole a essayé de concourir, pour avoir la french tech. La plupart l’ont eu d’ailleurs. Mais il n’y avait au niveau public aucune coordination entre les french tech. Aucun lien entre eux. Nous, au niveau consulaire, dans notre association de métropoles, on a dit : ‘Non mais attendez, la connexion des french tech. En général, les chambres sont au milieu de ce process : ‘On va l’assurer. On va la mettre en place.’ Et on l’a fait. Bon, aujourd’hui, les politiques ont voulu reprendre la main. Là aussi, le concept de métropole a été galvaudé. » (Président de CCI France, Paris, 20 novembre 2018)

24 Son parcours au sein des organisations patronales est marqué par l’enjeu métropolitain. Elu président du MEDEF

de Gironde (2005-2011), puis d’Aquitaine (2009-2010), membre du Comité exécutif national (2009-2011), il est élu à la présidence de la CCI de Bordeaux en 2011 (réélu une fois, suite à la transformation métropolitaine de la CCI en « CCI Bordeaux Gironde »), ce qui lui permet d’être élu président de l’Association des CCI métropolitaines (ACCIM, qui regroupe 14 CCI métropolitaines), poste qu’il occupe entre 2013 et 2017 (réélu en 2016).

Le président de CCI France considère ainsi que le pilotage politique de la métropolisation réduit à néant l’idée d’une « coopétition » appuyée sur la spécialisation productive du territoire, et définie par les CCI elles-mêmes, pour revenir à une forme de concurrence directe peu opérante et risquée.

Sur la base de nos cinq cas d’étude, il est alors impossible de confirmer l’hypothèse d’un alignement pur et parfait entre élites politiques, administratives et économiques. Exception faite du cas de Lyon, où cette dynamique de coalition est observable et a joué un rôle évident dans la détermination des priorités productives du territoire, les autres cas d’étude révèlent des configurations variées, aléatoires, éphémères et changeantes. Il n’existe pas de lobbying patronal homogène réclamant toujours plus de métropolisation, pas plus qu’il n’existe de patronat soudé dans chaque territoire observé. Par contre, on assiste bel et bien à une réification des « attentes des chefs d’entreprise » qui sont désormais totalement intériorisées par les agents administratifs et reprises comme un mantra par nombre d’élus.

C’est à partir de cette configuration d’ensemble que la place des organisations syndicales dans le fonctionnement des institutions métropolitaines peut être abordée.