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V. UNE ACTION SYNDICALE « METROPOLITAINE » : COMMENT

1. Franchir le « tabou de la gestion territoriale » ?

Ce que permet de mettre en exergue le « cas bordelais » est la rareté de l’encastrement des revendications d’entreprises (notamment liées à la défense de l’emploi) dans des propositions interpelant l’action publique locale (en l’occurrence métropolitaine). Ces postures existent, au-delà de Bordeaux – citons par exemple l’action du syndicat de la métallurgie à Lyon – mais ne sont pas fréquentes, en tout cas aux yeux d’observateurs tels que nous. En repartant des institutions et des politiques métropolitaines, les revendications syndicales n’apparaissent que difficilement, contrairement aux « attentes des [chefs d’] entreprises » qui sont très rapidement évoquées par tous nos interlocuteurs. Sans revenir, une fois de plus, sur les difficultés expliquant cette rareté, nous souhaiterions ouvrir des pistes de réflexion sur l’hypothèse d’une stratégie revendicative impliquant des propositions concernant plus systématiquement l’action publique locale.

Les récents conflits concernant des fermetures de sites industriels – ne serait-ce que l’usine Ford de Blanquefort, pour prendre un de nos cas d’étude – soulignent, une nouvelle fois, les impasses du positionnement de l’État qui ne semble plus en mesure de contredire les décisions actionnariales41. Si l’on considère que cette situation résulte d’un processus de long terme de l’abandon effectif par l’État de l’objectif d’entraver les licenciements économiques, et ce depuis les années 1970 (Gourgues, Neuschwander, 2018), ces épisodes inspirent essentiellement un sentiment de blocage et d’impuissance. On peut alors se demander dans quelle mesure l’action publique métropolitaine, sous réserve des limites importantes que nous avons évoquées dans ce rapport, pourrait constituer un objet de revendication et d’action syndicales à renforcer.

En ce sens, la manière dont la CGT Gironde encastre une série de luttes d’entreprise, animées par le souci d’éviter les fermetures d’usine et les licenciements, dans un plaidoyer pour un changement des politiques territoriales, fait écho aux débats, anciens mais actuellement réactivés, sur les capacités syndicales à mener des offensives économiques contre les licenciements et la désindustrialisation.

Dans son ouvrage sur la reprise en SCOP de l’entreprise d’héliogravure Hélio- Corbeilles, dans l’Essonne, Maxime Quijoux (2018) retrace la trajectoire chaotique d’une proposition de reprise d’une entreprise condamnée à la liquidation par ses actionnaires, et portée par des syndicalistes CGT. Au-delà de sa réussite – la proposition de reprise aboutit ; les emplois sont sauvés – et de ses limites – l’apprentissage de la démocratie d’entreprise est complexe ; l’entreprise est vite confrontée à des choix difficiles – l’auteur insiste, d’une certaine manière, sur la « territorialité » de cette aventure syndicale. Si les délégués syndicaux d’Hélio entrent dans un combat économique et gestionnaire contre leurs licenciements, c’est en raison de leur ancrage local : ils cumulent des capitaux liés à leur autochtonie, leurs parcours syndicaux, leur ancienneté dans l’entreprise, mais s’appuient également sur les préoccupations électoralistes de Serge Dassault, à la fois client de la société et maire de Corbeille, soucieux d’éviter le blâme politique qu’induirait la fermeture d’une des plus vieilles entreprises de la ville.

C’est donc largement en dehors de l’entreprise que se noue le succès de ce « syndicalisme de combat économique » (Quijoux, 2018). Dans le même ordre d’idée, la mobilisation contre la fermeture de l’usine Molex, près de Toulouse (Collectif du 9 août, 2018), permet de mesure l’importance de l’enracinement local de la lutte : la défense des emplois est liée à la défense d’un « identité locale », fournissant une ressource pour certains ouvriers – la plupart du temps des hommes, bien insérés socialement – leur permettant de mobiliser les acteurs locaux autour de la lutte. Surtout, ce ferment local rend possible la construction d’un

41 Pour un constat saisissant de la situation, voir : Benoît Floc’h (2019), « L’impuissance de Bercy face à la cascade

discours sur une stratégie économique potentielle permettant de lier maintien de l’usine et avenir du territoire.

Nos propres travaux de recherche sur le conflit de l’usine horlogère bisontine Lip (Gourgues, Kondratuk, 2019) rappellent que cet ancrage territorial du refus des licenciements n’est pas neuf. En effet, la « lutte des Lip » pour le maintien de leur usine prend rapidement l’aspect d’une lutte territoriale : c’est toute la population bisontine qui est mobilisée (notamment lors de l’impressionnante « marche sur Besançon » de septembre 1973), puis toute la région Franche-Comté. Or, dans le cas de Lip, il est intéressant de noter que cette territorialisation de la lutte passe déjà par la construction d’un discours « expert » : le passage de l’usine au territoire prend la forme d’une analyse économique détaillée, suggérant des pistes d’action industrielles à destination des collectivités locales et de l’État42.

La période actuelle semble donc propice à une forme de réactivation (plus qu’à une découverte) de ce registre d’action syndicale. Reprenant la formule de Jean Lojkine, qui évoque le « tabou de la gestion » dans le cas des luttes d’entreprise, nous pourrions évoquer le « tabou de la gestion territoriale ». Formulons ce tabou en une question : le rôle des organisations syndicales interprofessionnelles, implantées localement, est-il de proposer des formes d’action publique « alternatives » ou de prendre part à leur élaboration, dépassant de facto la seule interpellation des acteurs locaux et outrepassant donc leur positionnement actuel ? Ne risquent- elles pas de gaspiller un temps et une énergie précieux dans des batailles expertes, n’intéressant qu’une partie des militants syndicaux, alors que l’implantation dans les entreprises est déjà fragile ? Sans répondre directement à cette question, nous pouvons d’ores et déjà aborder quelques éléments de réflexion.

Le premier élément concerne le rapport à l’expertise. En effet, entrer dans un combat pour la production des politiques publiques implique, bon gré mal gré, la détention d’une forme d’expertise permettant l’encastrement des revendications syndicales dans les « règles du jeu » de l’action publique. Nous l’avons vu tout au long du rapport : les sphères décisionnelles métropolitaines sont marquées par une forte technicité, qui peut être mobilisée par les agents administratifs, politiques et patronaux comme un argument de déligitimation de l’intervention syndicale – forcément « en décalage » avec les dimensions opérationnelles de l’action publique. Toutefois, se doter d’une expertise permettant de « territorialiser » les revendications implique de s’interroger sur le sens même de ce recours à l’expertise. Des travaux récents (Giraud, 2018 ; Lomba, 2018) insistent sur la dimension proprement politique de ce recours : il ne suffit pas de se doter d’une expertise pour rééquilibrer les rapports de force, mais il faut penser la place de l’expertise comme un enjeu proprement politique. En effet, si les « experts » (même situés dans des structures historiquement proches des OS) délaissaient leur travail auprès des syndicalistes, lui préférant une activité de conseil aux directions d’entreprise, si les expertises et contre-

propositions ne sont que très peu prises au sérieux par les décideurs publics et n’entravent jamais la succession des plans de restructuration, si les directions d’entreprise continuent de disposer de moyens d’expertise largement supérieurs à ceux des OS, et si le recours à l’expertise s’apparente à une dépossession des salariés d’une grande partie des débats, alors on ne voit pas bien en quoi il peut apporter des réponses.

Il convient, nous semble-t-il, de déplacer quelque peu le problème. L’accès des OS à une expertise leur permettant de prendre part aux débats sur les politiques métropolitaines n’est pas uniquement l’affaire des OS. Les institutions métropolitaines ont largement démontré leur capacité à puiser dans une expertise territoriale disponible (en l’occurrence celle des réseaux patronaux) : l’heure n’est-elle pas venue d’œuvrer activement pour un pluralisme des points de vue, en soutenant les OS ne disposant que de peu de ressources pour constituer cette expertise ? La CGT a pu expérimenter épisodiquement ce type de soutiens – essentiellement en Rhône- Alpes avec les dispositifs de FRAU – démontrant qu’il est tout à fait envisageable.

Le soutien public au développement d’une sorte de contre-expertise syndicale sur l’action publique locale permettrait de dépasser les asymétries actuelles dans l’accès aux sphères décisionnelles. Il permettrait également d’éviter les discours lénifiants sur la « richesse et la diversité » de la « société civile », en assumant les inégalités structurelles de ressources et d’influence entre les acteurs sociaux situés sur les territoires métropolitains.

Ce soutien public au franchissement du « tabou de la gestion territoriale » n’est d’ailleurs pas spécifiquement urbain. Dans leurs travaux sur les « politiques territoriales alternatives », Vincent Béal et Max Rousseau (2014 ; 2015) soulignent que les villes moyennes et les zones rurales comptent parmi les plus concernées et affectées par le développement de politiques locales néolibérales et par le développement des métropoles. Inclure le cas de Belfort- Montbéliard nous permet de rester attachés à cette réalité, en ne nous concentrant pas exclusivement sur les grandes villes. Or, la production de politiques alternatives, que ce soit dans les espaces urbains ou ruraux, implique le soutien et l’intéressement des organisations syndicales dans la création desdites alternatives. Un même schéma semble en effet à l’œuvre : les organisations syndicales sont déjà présentes, œuvrent déjà pour les salariés et la population, même discrètement43, et constituent une ressource potentielle pour la construction de politiques territoriales ne se limitant pas à la formule « Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence ».

Appuyer le développement d’une territorialisation de l’action syndicale est également une manière de dépasser une opposition ville (faste)/rural (pauvre) (Guilluy, 2014) qui masque l’existence de rapports de classe et d’inégalités structurelles dans tous les territoires44.

43 Voir l’article très éclairant de Raphaëlle Besse Desmoulières (2019), « A l’union locale CGT de Saint-Girons,

‘on en arrive à faire le travail de l’Etat’ », Le Monde, 12 mars.

La ville, et a fortiori la métropole, compte sa part de travailleurs précaires, de populations pauvres, comme dans la métropole parisienne où la dynamique globale d’embourgeoisement s’accompagne d’une très grande division de l’espace social (par quartier, par blocs de rue parfois) qui débouche sur une concentration spatiale des difficultés sociales (Clerval, Delage, 2014). Le monde rural est tramé de son côté par des rapports de classe (Bruneau, Rénahy, Mischi, 2018), face auxquels le travail syndical est une réalité tangible, même s’il rencontre d’importantes difficultés (Mischi, 2016). A Bordeaux, notre enquête montre d’ailleurs comment des revendications syndicales nées dans les zones les plus rurales du territoire métropolitain sont progressivement associées à des revendications territoriales d’envergure métropolitaine. La territorialisation de l’action syndicale peut alors être pensée comme une manière de rappeler la persistance d’intérêts de classe au sein des populations urbaines et rurales, et de dépasser une opposition souvent stérile, masquant difficilement d’autres préoccupations (comme celle d’opposer les « blancs » des campagnes aux « immigrés » des villes). Bien évidemment, l’action syndicale ne peut être pensée exactement sur le même modèle d’un territoire à l’autre : comme nous avons tenté de le démontrer dans notre rapport, la métropolisation présente, à elle seule, une mosaïque de configurations politiques, qui mettent à rude épreuve la détermination a priori de modes d’action reproductibles. Mais s’engager dans une forme de casuistique territoriale, en lien avec les combats économiques et sociaux locaux, peut se présenter comme une aventure tout à fait stimulante pour des organisations syndicales en manque de solutions nouvelles.