DEPUIS L ’O CCIDENT
3. A UTOUR DE L ’ IDÉE DE FŪRYŪ
3.3 Une impossible définition ?
Depuis ses premières attestations dans le Man’yōshū, le terme fūryū traverse un millier d’années de littérature japonaise, trouvant place dans une multitude de textes de natures diverses, prose ou poésie, rédigés en chinois ou en japonais, de genre noble ou moins élevé. Malgré ce survol étymologique et les nombreux exemples avancés, son sens reste flou tant il semble dépendre des sensibilités esthétiques des époques et des milieux où il est employé. Il paraît difficile de lui trouver un seul synonyme univoque, mais ne peut‐on pas néanmoins tenter de fixer quelques repères dans l’étendue de son champ sémantique ? Suivons un instant l’essai de Kuki Shūzō puisque telle est sa visée.
246 Haruo SHIRANE, « Bashō Myth East and West », in ID., Traces of Dreams: Landscape, Cultural Memory, and the Poetry of Basho, Stanford University Press, 1998, pp. 30‐51. (je traduis de l’anglais)
Kuki modélise géométriquement la notion de fūryū au moyen d’un octaèdre doté d’un centre 0 et dont les six sommets représentent une propriété, formant trois paires bivalentes : hanayaka 華 やか (magnificent) et sabita 寂びた (sobre), futoi 太い (brut) et hosoi 細い (fin), ogosoka 厳か (solennel) et okashii 可 笑 し い (piquant). La première paire représente une valeur esthétique purement qualitative. C’est la « couleur » du poème, la
nuance dans laquelle le poète perçoit son objet (rappelons que l’étude de Kuki porte sur le haikai même s’il n’exclut pas une portée plus large). La deuxième possède en plus une dimension quantitative. C’est l’esprit dans lequel est appréhendé l’objet ; soit qu’il soit saisi dans les grandes lignes, qu’il en fixe les contours, soit qu’il s’attache aux détails. La troisième paire ne représente pas une valeur purement esthétique : le poids du solennel relève d’une dimension éthique et spirituelle alors que la légèreté du piquant se rapporte à l’intellectuel et au cognitif.
Au‐delà de sa pertinence, l’intérêt de cette modélisation est d’abord qu’elle donne du crédit à la thèse d’Okazaki qui stipule l’identité fūryū = beau. En effet, le volume intérieur de l’octaèdre représente visuellement l’extension sémantique de fūryū qui semble englober toutes les autres notions poétiques. Kuki en énumère quelques unes vers la fin de son article, qu’il situe toutes à l’intérieur de la figure : wabi dans le triangle 0 – sobriété – finesse ; makoto serait le cœur du polyèdre, le point 0 ; mono no aware serait représenté par le triangle sobriété – finesse – magnificence ; yūgen par la pyramide supérieure de la figure qui pointe vers le solennel ; etc. Mais ce n’est pas tout : peut‐être en raison de cette polysémie dérangeante, la conceptualisation de Kuki fait aussi ressortir ses ambigüités inhérentes. Précisément, fūryū ne semble‐t‐il pas pouvoir désigner à la fois tout et son contraire ?
Pour s’approcher d’une définition globale, la méthode des paires bivalentes paraît donc séduisante. Elle soulève néanmoins un doute. Que fūryū ait une large extension sémantique, si large qu’elle inclut des valeurs diamétralement opposées, soit. Mais le polyèdre de Kuki est bien trop parfait. Si l’on pouvait représenter chaque occurrence du terme dans la littérature japonaise par un point à l’intérieur de la figure, n’obtiendrait‐on pas des nuages de densité fort différente ? Autrement dit, n’est‐il pas nécessaire de pondérer ces valeurs ? Kuki lui‐même reconnaît que, historiquement, fūryū s’est plutôt exprimé dans la pyramide 0 – sobriété – finesse – piquant. C’est‐à‐ dire, pour prendre des repères qui coïncident avec l’évolution étymologique esquissée ci‐dessus, la veine d’un fūryū contemplatif à la Bashō (wabi, sabi = sabita « sobriété »
chez Kuki) serait plus importante que celle d’un fūryū sensuel (miyabi, basara, kōshoku = hanayaka « magnificence »).
Ce déséquilibre est perceptible dans l’acception moderne du terme (disons grosso modo depuis le XXe siècle). Voici par exemple les définitions de deux dictionnaires contemporains. Nihon kokugo daijiten 日本国語大辞典, 2e édition (2001), la référence en la matière : 先人の遺風。伝統。余沢。流風。 上品で優美な趣のあること。優雅なおもむき。みやびやかなこと。また、そのさま。詩歌を作り、 その趣を解し、あるいは趣味の道に遊んで世俗から離れることにもいう。風雅。文雅。 美しく飾ること。数寄をこらすこと。意匠をこらすこと。華奢。また、そのもの。 ‐ Coutumes, tradition, bienfaits, exemple édifiants des anciens. ‐ Ce qui a un charme distingué et élégant. Cet état. Ou encore : composer de la poésie et comprendre ce charme ou se détacher du monde ordinaire en s’adonnant à des passe‐temps de ce genre. ‐ Décorer joliment. Faire preuve de goût et d’inventivité. Faste. Ce qui présente ces caractéristiques. Shin meikai kokugo jiten 新明解国語辞典, 5e édition (1997), plus proche de la sensibilité des usages contemporains : 利害打算を超えた世界の事柄に心の交流や安堵が具現し、その間だけ煩わしい俗世間的交渉から解 放されて余裕を楽しむこと(様子)。〔かつては詩歌絵画などの制作・鑑賞がその主流とされた〕 紋切型・実用的ではなく、個性的な趣味や創意工夫によって、豊かさが感じられること(様子)。 ‐ Jouir de la liberté que procure le fait de trouver un apaisement émotionnel dans un univers qui transcende la prise en compte d’intérêts personnels et où l’on se sent libéré des relations avec la société ordinaire contrariante. Cet état de jouissance. (Autrefois il était principalement lié à la création et l’appréciation de poésies ou de peintures)
‐ Ce qui, au‐delà du stéréotype et de toute utilité, dégage un sentiment de richesse par son goût individuel et son originalité créative.
Mettons de côté le sens éthique originel du terme. Les deux tendances majeures semblent également représentées, mais bien que les définitions donnent une place au fūryū classique (miyabi) ou au goût pour le faste (basara), elles occultent complètement la dimension sensuelle, voire érotique, de fūryū comme une esthétique liée au monde du spectacle et de la prostitution.
Ce côté est également absent chez Kuki. De même, Satō Haruo, bien qu’il fut le seul parmi les participants à la table ronde à percevoir une dimension sensuelle dans fūryū, entend sensualité au sens de jouissance que procure l’émotion artistique. Pour lui, fūryū s’enracine dans les concepts de sabi shiori et mono no aware et s’exprime le plus pleinement dans le haikai et la peinture monochrome. Seul Mushanokōji Saneatsu s’avance à faire le lien entre fūryū et plaisir charnel, mais avec une certaine réticence :
女道楽も風流と見てゐる人がある。しかし女の友と風流をたのしむことは出来ることもあるが、性 的慾望は風流を害するものだ。
Certains considèrent le libertinage comme fūryū. Mais s’il se peut que l’on jouisse de fūryū en compagnie des femmes, le désir sexuel nuit à fūryū.
C’est un fūryū qui transcende la chair et qui rappelle les personnages de Saikaku évoqués plus haut, mais Mushanokōji marque bien la distance avec cette opinion (« certains considèrent », « il se peut que »).
Le grand mérite de l’étude d’Okazaki est d’avoir fait ressortir cette tendance sensuelle de fūryū. Dans son désir de réhabilitation, il se pourrait qu’il pêche un peu par exagération. Il n’est toujours pas certain que l’on puisse donner un poids équivalent aux deux tendances : seule une nouvelle enquête approfondie de l’évolution étymologique du terme permettrait de déterminer l’importance culturelle du fūryū libertin. Mais il me paraît clair qu’un glissement s’opère autour du début du XXe siècle. On verra plus loin que les contemporains de Rohan, ceux qui affirment une certaine affinité avec le terme, l’emploient encore dans toute son étendue polysémique. Or dans la table ronde évoquée par Satō Haruo, le sentiment de rupture est net : ils ne cessent de parler du « fūryū des anciens ». Et Kume Masao a une remarque intéressante à ce sujet. Il y voit une volonté d’accomplissement et poursuit en déclarant que le narcissisme sensuel (kankaku no jikotōsui 感覚の自己陶酔) serait l’expression de l’esprit décadent moderne, une nouvelle forme de fūryū. Autrement dit, se perdre dans le plaisir sensuel, n’aurait pas existé dans le fūryū des anciens, et ne serait donc, en un sens, pas vraiment fūryū. Pareillement, Akutagawa Ryūnosuke écrivait dans un petit recueil d’aphorismes, intitulé simplement Aforizumu アフオリズム248, dont une partie, dédiée à Satō Haruo et Kume Masao, porte sur fūryū : « Fūryū est une décadence pure. » et « Cent ans de poussière ont donné à fūryū la patine d’une antiquité. Balayez la poussière ! Balayez la poussière ! ». En faisant de la décadence (à prendre comme une valeur esthétique positive) une création moderne, Akutagawa et Kume nient son historicité dans l’idée fūryū. Ainsi semblent‐ils contribuer à imposer l’idée que fūryū c’est d’abord et avant tout un fūryū à la Bashō.
Dans l’optique de définir fūryū par des valeurs antagonistes, on ne peut faire abstraction de son historicité. Fūryū n’est jamais contradictoire pris dans un contexte spécifique, mais si l’on fait la somme de toutes ses acceptions, il devient un objet hybride insaisissable. Le survol étymologique proposé ci‐dessus a déjà fait la part de l’histoire. Pour une définition synthétique, il faudra changer d’angle pour tenter de repérer quelques invariants. Kuki Shūzō tente également cette solution. En effet, avant de se lancer dans des spéculations géométriques, il énonce ce qu’il considère les trois moments décisifs du fūryū : détachement du monde (rizoku 離俗), absorption dans le beau (tanbi 耽美) et (retour à ou fusion dans la) nature (shizen 自然).
Un des traits constant de fūryū apparaît dans ce qu’il semble toujours relever d’une propension à échapper à l’ordinaire et au vulgaire (zoku 俗) : c’est le premier moment.
248 In Shundei 春 泥 V‐7 (1930). Akutagawa Ryūnosuke zenshū 芥 川 龍 之 介 全 集 (Œuvres complètes d’Akutagawa Ryūnosuke), vol. 12, Iwanami shoten, 1978, pp. 262‐263.
La tentation est forte de l’interpréter comme une forme d’érémitisme, mais la « retraite » du fūryūjin n’est pas à prendre au sens religieux, elle est plus virtuelle que réelle : c’est un mépris affiché des valeurs communes et des conventions, la revendication à une liberté intellectuelle et sociale. Fūryū n’existe que dans ce rapport dialogique avec le commun et le vulgaire (zoku).
Pourtant, si le sens religieux est faible, il n’est pas dépourvu de toute dimension éthique. Rizoku implique le détachement du profit immédiat, de l’utilité, du matériel, pour jouir du beau. C’est le deuxième moment de Kuki : une fois détruites les valeurs communes, il faut y mettre quelque chose à la place et ce quelque chose, c’est le beau. Il faut interpréter ce beau dans un sens large : peu importe qu’il s’agisse de luxe, de concupiscence ou de dépouillement. Le fait est que fūryū implique la jouissance esthétique – c’est en ce sens qu’il faut entendre la sensualité (kankakuteki 感覚的) dont parle Satō Haruo –, mieux une esthétisation de la vie. Ce deuxième moment est tout aussi crucial que le premier. Le mouvement premier de destruction est contrebalancé par une impulsion plus positive. Sans quoi, on tomberait dans ce que Satō Haruo nomme la religion ou la philosophie, c’est‐à‐dire les pratiques ascétiques de renoncement au monde ou le nihilisme. Il reste, selon lui, cette croyance en la vie chez le fūryūjin qui le distingue du moine ou du nihiliste. Car on peut éprouver un certain dégoût pour la société mais croire en l’homme. Le point de départ serait identique : un éveil à l’impermanence (mujōkan 無常観). Mais pour marquer la différence, souligner l’importance de l’art pour le fūryūjin, Satō crée le néologisme mujōbikan 無常美観 (contemplation esthétique de l’impermanence). Il accorde sans doute trop d’importance à mujō, ce qui lui fait dire que fūryū s’enracine dans sabi shiori et mono no aware (deux concepts esthétiques qui relèvent de mujō), et s’exprime dans les arts les plus proches du silence et du vide que sont respectivement le haikai et la peinture monochrome. Il faut voir plus large, car ce qui compte n’est peut‐être pas tant l’art que la manière. Le fūryūjin peut tout aussi bien dédier sa vie à la poursuite de l’art de l’amour (shikidō 色道). Même basara est une sorte d’« art » de vie, mêlant clinquant, provocation et anticonformisme. Ainsi, le fūryūjin n’est pas un dilettante. Ce qui différencie le « thé du riche » de celui d’un fūryūjin, rappelle Satō, c’est précisément que ce qui n’est qu’un loisir (dōraku 道楽) pour le premier, le second en fait le sens même de sa vie. Ce côté art pour l’art est poussé jusqu’à l’extrême, jusqu’à une esthétisation de la vie. Pour le fūryūjin, la poursuite du beau est un choix de vie ; fūryū est une esthétique et une éthique à la fois. Suffit‐il pour autant de mener une vie d’esthète pour être un fūryūjin ? Rien n’est moins sûr. Pour prendre des exemples proches, on peut certainement qualifier Nagai Kafū ou Tanizaki Junʹichirō de fūryūjin – c’est d’ailleurs le point de vue de Satō Haruo. Mais le terme ne me paraît pas approprié pour Mishima Yukio, qui pourtant, et peut‐être
encore plus que ses deux aînés a voué sa vie à la poursuite du beau. Qu’est‐ce qui différencie donc l’esthète du fūryūjin ?
Le sentiment de communion avec la nature, dirons la plupart. C’est le troisième et dernier moment de Kuki. C’est aussi le moins convaincant. La nature serait la synthèse des deux autres moments. Et l’art produit dans l’esprit fūryū serait très proche de la nature. Mais Kuki se voit contraint très vite de nuancer. Puisqu’il y a art, il y a forcément intervention humaine, artifice. Il doit concéder que la poursuite d’une beauté artificielle, humaine, fait aussi partie de fūryū et que l’art du thé ou de l’amour en sont les formes d’expression les plus notoires. Le cas du thé est discutable, car il relève d’un goût pour le rustique qui se situe dans la perspective du retour à la nature taoïste, mais kōshoku ou basara n’ont certainement aucun lien avec elle. La nature n’est donc qu’une partie de fūryū, celle qui remonte au fengliu taoïsant. On peut en outre expliquer la place prépondérante qu’elle semble tenir dans la conception moderne du terme par le fait qu’avec l’urbanisation et l’industrialisation, l’homme se l’est aliéné, et ressent, plus que jamais, le besoin de renouer un contact. Mais pour revenir à l’exemple avancé ci‐dessus, ni Kafū ni Tanizaki ne sont des fūryūjin en ce sens là.
Je crois que, depuis Meiji au moins, l’enracinement dans la tradition nationale devient une composante déterminante. Ce qui avait mené Kuki à mettre en avant la nature comme élément constitutif de fūryū, ce n’est pas seulement la tendance à survaloriser un fūryū à la Bashō, mais également une certaine forme de patriotisme. S’il peine à considérer comme fūryū un art qui ne serait pas lié à la beauté naturelle, c’est aussi parce qu’il postule l’amour inné des Japonais pour la nature. Satō Haruo raconte également que lorsqu’il était intime avec Tanizaki, ils parlaient souvent de ce qu’il restait aujourd’hui du fūryū des anciens, de ce fūryū qu’on ne trouve pas dans l’art occidental. Pareillement, on verra plus loin Natsume Sōseki évoquer ce « ton fūryū qu’il serait vain de tenter de le rencontrer en langue occidentale ». C’est sans doute cela qui manque à un esthète comme Mishima, la volonté de s’inscrire dans une esthétique traditionnelle. Fūryū au XXe siècle a ainsi tendance à incarner la tradition.
Fūryū semble toujours rétif à la définition. Dans la plupart des cas, il est sans doute préférable de se référer à tel ou tel aspect : détachement, faste, sensualité, sobriété… Le terme lui‐même est peu conceptualisé ; ce n’est souvent guère plus qu’un qualificatif usuel. Mais quand il se rapproche le plus d’un concept, quand il devient un idéal de vie esthétique, on peut extraire de toutes les tendances qu’il représente le plus petit dénominateur commun qui peut s’énoncer de la sorte : s’émanciper de l’ordinaire pour vouer sa vie à la poursuite du beau. Et j’ajouterai que, pour la période moderne, il faut que ce beau soit légitimé par la tradition. Kuki remarque, en jouant sur les mots, que si d’un côté fūryū implique la créativité personnelle dans un mouvement de libération
par rapport aux conventions, de l’autre, une fois constitué, par imitation et habitude, il se fige en styles (fū 風) et en écoles (ryū 流). L’esprit de fūryū devrait sans cesse introduire des innovations dans les formes anciennes, mais je pense qu’avec la modernité, fūryū tend à se figer, à prendre la poussière, comme dirait Akutagawa.