DEPUIS L ’O CCIDENT
2. K ŌDA R OHAN ET LE MONDE DES LETTRES AUTOUR DE 1890
2.3 Repères intellectuels
Bouddhisme, confucianisme et taoïsme sont les pensées qui ont profondément marqué la vision du monde de Rohan. L’influence du bouddhisme fut particulièrement forte dans ses jeunes années, mais il ne semble pas tellement s’intéresser aux hommes qui l’ont incarné, du moins, aucun moine n’a semble‐t‐il fait l’objet de ses recherches érudites : il avait plutôt une attirance esthétique pour l’imaginaire qu’il véhicule ou intellectuelle pour certains concepts fondateurs de ce système de pensée. Il n’est pas pour autant dépourvu de maîtres à penser. S’il ne fallait n’en retenir qu’un seul, le nom du poète Matsuo Bashō s’imposerait naturellement.
Rohan s’initie aux haikai de Bashō au début des années 1880, quand il vivait chez son frère aîné qui tenait de temps en temps des réunions poétiques chez lui. Dès sa première œuvre publiée, Tsuyu dandan 露団々 (Gouttelettes de rosée, 1889), il exprime sa 183 Bien qu’à manipuler avec circonspection (puisque jusqu’en 1872, il n’y eut pas de recensement de la population systématique et moderne), les données qui nous sont parvenues sont frappantes : le nombre de temples, compris entre 460ʹ000 et 500ʹ000 dans les dernières décennies d’Edo, se trouva réduit à 71ʹ962 en 1876. Et encore : 75ʹ926 moines en 1872, contre 19ʹ490 en 1876 ; 6ʹ068 nonnes et 1872, contre 1ʹ067 en 1876. Voir à ce propos Martin COLLCUTT, « Buddhism : the threat of eradication », in Marius B. Jansen, Gilbert
Rozman (éd.), Japan in transition – From Tokugawa to Meiji, Princeton, Princeton University Press, 1988, 142‐ 167 (tabl. p. 162)
184 Alors que Rohan travaillait en Hokkaidō, son père, touché par un sermon du pasteur presbytérien
Uemura Masahisa 植村正久 (1858‐1925), qui édita plusieurs revues d’obédience chrétienne et collabora à la première traduction de l’Ancien Testament (1887), avait renoncé à sa foi en le Soutra du Lotus (Hokke‐kyō 法華経) – une école de la secte Nichiren 日蓮宗 – et converti toute sa famille au christianisme. Il tentera en vain de convaincre Rohan. Celui‐ci n’éprouvait cependant aucune hostilité à l’égard de cette religion. Il allait souvent à l’église écouter des sermons et lut la Bible. Il se rapprocha également de quelques fidèles auprès desquels il perfectionna un peu son anglais.
dette intellectuelle en couronnant chacun des chapitres par un poème de Bashō. Multipliant les citations directes ou les références à l’image mythique du moine poète itinérant qu’il incarne (au même titre que Saigyō, qui fut aussi, mais dans une moindre mesure, un personnage cher à Rohan185), il semble particulièrement attaché à l’homme, à sa vie ; il avait même projeté un temps la rédaction de sa biographie, entreprit l’établissement d’une chronologie, mais ce projet restera inachevé et ne donnera naissance qu’à quelques essais comme Bashō to Kikaku 芭蕉と其角 (1890). D’un autre côté, alors qu’il rencontre en 1890 ses premiers doutes d’écrivain, il voit dans la poésie tardive de Bashō la sincérité et l’abnégation qui lui font défaut. S’il avait déclaré vers cette époque qu’il n’était pas encore en mesure de saisir le poète186, il n’aura de cesse d’approfondir sa lecture, publiant des essais, rééditant des textes, participant à une recherche collective, Bashō haiku kenkyū 芭蕉俳句研究 (Recherches sur les haiku de Bashō, 3 vol., 1922‐1926), et surtout, peaufinant depuis 1920 un commentaire magistral qu’il acheva au crépuscule de sa vie : Bashō shichibu‐shū 芭蕉七部集評釈 (Commentaires du « Recueil de poésie de Bashō en sept parties »).
Plus sporadiquement, on peut évoquer quelques noms qui reviennent sous la plume de Rohan entre 1889 et 1895. Ihara Saikaku, d’abord. Rohan avait été introduit à la lecture de son œuvre peu après son retour de Hokkaidō en 1887 par son ami Awashima Kangetsu. Il avait lu ses romans majeurs et tenté de faire revivre son rythme particulier dans l’écriture de nouvelles comme Issetsuna 一刹那 (Un instant, 1889) ou son œuvre de consécration Fūryūbutsu 風流仏 (Le Bouddha d’Amour, 1889), dont Tsubouchi Shōyō regrettera qu’elle pousse la fièvre pour Saikaku à un paroxysme. Dans la foulée, Rohan lui consacra plusieurs essais, mais rapidement, il semble peu apprécier qu’on l’associe à un épigone de Saikaku et fait plusieurs déclarations de reniement. Malgré tout, il conservera un certain goût pour cet auteur, compilant par exemple avec Ozaki Kōyō une sélection de ses œuvres, Saikaku bunsui 西鶴文粋, en 1903.
Qu’en est‐il des autres auteurs de gesaku ? Comme la plupart de ses contemporains, Rohan les avait lu avec beaucoup d’enthousiasme. Surtout Bakin. Tanehiko également. Il eut une période durant laquelle il se passionna pour les sharebon, publiant un catalogue recensant environ deux cents titres, Konnyakubon mokuroku 菎蒻本目録 (avril 1891).
D’après Yanagida Izumi, il faudrait également réévaluer l’importance de Li Bai pour le jeune Rohan187. Ce n’est toutefois que plus tardivement qu’il fait l’objet de ses
185 Il lui consacrera notamment une nouvelle, Futsuka monogatari 二日物語 (Histoire de deux jours, 1898‐
1901).
186 Ichiwan no cha o Ningetsu‐koji ni susumu 一碗の茶を忍月居士に侑む (Un bol de thé pour le Vénérable Ningetsu), in Yomiuri shinbun 読売新聞, 30 avril 1890, RZ XXIV 67‐69.
investigations. Notamment en 1904, dans une conférence, Gadai to shite no shisen 画題と しての詩仙 (Le Poète immortel [=Li Bai] comme sujet pictural), où il présente une courte biographie et ses réflexions sur quelques poèmes.
Dans l’ensemble, Rohan ne fut pas très loquace sur ses lectures de jeunesse, mais dans deux brèves lettres, il donne quelques indications sur ce que furent les ouvrages qui le marquèrent. La première fut publiée en janvier 1906 dans la revue Shinkōron 新公論 ; il cite les classiques confucéens (jusho 儒書), les classiques bouddhiques (bussho 仏書) ainsi que Jijoron 自助論 (1871), plus connu sous le nom de Saikoku risshi‐hen 西国立志編 (Récit de ceux qui en Occident allèrent au bout de leurs aspirations). Il s’agit de la traduction par Nakamura Masanao du Self‐Help de Samuel Smiles, un catalogue de biographies de personnalités qui firent carrière grâce à leur persévérance, qui devint l’un des best‐ sellers de l’ère Meiji. Dans la seconde, publiée en septembre 1906 dans Chūgaku sekai 中 学世界, il cite les « quatre livres » (Shisho 四書), qui forment le canon confucéen, le Shūi 周易, le Livre des mutations des Zhou, Jijoron, et Hōtokuki 報徳記 (Rétribution de la vertu, 1856), la biographie de Ninomiya Sontoku, dont il publiera en 1891 une version simplifiée dans une collection de littérature pour la jeunesse. Ces deux derniers ouvrages furent deux précieux soutiens à l’idéologie du gouvernement de Meiji : l’un incarnait à la perfection l’esprit carriériste de l’époque, l’autre fut cité comme modèle de frugalité et de dévouement dans les écoles primaires.