DEPUIS L ’O CCIDENT
4. F IGURATIONS DU MOI
4.3 Autodérision romanesque
Beaucoup des personnages qui peuplent les romans de Rohan peuvent se lire comme des projections de ses fantasmes sur le fūryūjin. On examinera dans le chapitre suivant comment ceux‐ci intègrent des éléments nouveaux caractéristiques de la pensée de Meiji que sont les notions « modernes » d’artiste et d’amour. Mais pour l’instant, je m’en tiendrai à ce qui fait le cœur du concept de fūryū chez Rohan – liberté, détachement, errance, nonchalance – ainsi que définit par exemple dans les premiers vers de ce poème intitulé Jukkai 述懐 (Épanchement)316 :
315 Haikai mondō 俳諧問答 (Dialogue autour du haikai, 1694) ; cité par FUKUMOTO Ichirō 復本一郎, s.v.
« karumi かるみ », in Nihon daihyakka zensho 日本大百科全書, éd. DVD, Shōgakukan, 2004.
316 Yomiuri shinbun 読売新聞, 11 octobre 1889. Sous ce titre sont en fait rassemblés un poème de Rohan et
la réponse en écho de Nakanishi Baika 中西梅花 (1866‐1898). Ce sont des poèmes de forme nouvelle, mais qui conservent le double heptasyllabe du mètre classique. En outre, ils s’inscrivent dans une recherche
銭はあらずも 身は風流の Sans argent, mais libre (fūryū) 一味の閑に 世を過してよ Il traverse la vie avec un soupçon de nonchalance ちりゆく花に 雨も恨みず Sans en vouloir à la pluie qui disperse les fleurs はかなき月に 雲を喞ちも Ni pester contre le nuage qui voile la lune くちに荘子が 十万の法螺 Sur sa bouche, les myriades d’affabulations de Zhuangzi はらに門左が 百千の綺語 Dans son cœur, les milliers de belles paroles de Monza a 竹の葉末に ねぶる蝸牛は L’escargot qui somnole sur la feuille de bambou ひそかに笑ふ 屈原のやぼ Rit doucement de la gaucherie de Qu Yuan (RZ XIII 39) _____ a S’agit‐il de Chikamatsu Monzaemon ?
Dans cette perspective, on trouvera dans l’univers romanesque de Rohan quelques rares personnages qui sont expressément associés au mot fūryū. Je n’en vois que deux : le poète vagabond Ginchōshi de Tsuyu dandan (1889) et le fantôme d’O‐Tae de Taidokuro (1890). D’autres, bien qu’ils ne soient pas qualifiés comme tel, relèvent de cette même esthétique du détachement : le sculpteur pèlerin Shuun de Fūryūbutsu (1889), l’ermite Genkō de Fūjibumi (1890), le poète nihiliste Kaihi de Kekkōsei (1891), le moine Saigyō de Ka fūryū (1892)… Mais ce qui frappe dans l’œuvre de jeunesse de Rohan est qu’il ne fait pas qu’imaginer des fūryūjin, il aime aussi se projeter directement dans ses textes, en tant que « Rohan ». J’en relèverai trois – Taidokuro, Higurashi monogatari, Kenkai Suikoden –, où le personnage est suffisamment caractérisé pour démontrer que, contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre, il n’incarne jamais pleinement l’idéal de fūryū. Il se présente plutôt comme ce que j’appellerai un « homme qui se pique de fūryū » (fūryūgaru otoko 風流がる男), pour reprendre une expression qu’il utilise lui‐même dans une lettre adressée à son ami d’enfance Chizuka Reisui : « Quel avenir pour l’homme qui se pique de fūryū ? » 風流がる男行く末は何になるべ きや (14 juillet 1890, RZ XXXIX 19). Le suffixe ‐garu (« prendre un air de ») résume parfaitement tout le côté affecté de fūryū et illustre, à mon sens, la lucidité de l’auteur qui se prête au jeu de l’autodérision.
stylistique pour introduire la rime dans la poésie japonaise. Le poème, dont une seule strophe est citée ici, est composé de quatre quatrains qui riment en o‐o‐u‐o, a‐o‐a‐o, o‐o‐u‐o, (e)‐o‐a‐o.
4.3.1 Taidokuro
Taidokuro 対髑髏 (Face au crâne)317 marque un tournant dans l’œuvre du jeune Rohan : c’est le premier texte publié où il se met en scène nommément (le protagoniste s’appelle « Rohan »). Cette nouvelle se distingue donc des œuvres à caractère autobiographique examinées jusqu’ici (poésie et journaux de voyage). Elle se différencie également d’autres fictions à la première personne – on peut citer par exemple vers cette époque Suikyōki 酔郷記 (Paradis d’ivresse, 1890) ou Fūryūgo (Éveil à l’amour, 1891) –, où rien n’indique que l’instance narrative qui assume le « je » soit assimilable à l’auteur. Il n’y a pas d’ambigüité ici puisque le personnage se présente d’emblée comme le dénommé Rohan. En ce sens, on peut raisonnablement supposer qu’il a largement contribué à façonner l’image de l’auteur dans l’esprit du lecteur de l’époque318. D’autant plus que c’est dans cette fiction qu’il livre pour la première fois le secret de son nom de plume.
Face au crâne met donc en scène un voyageur nommé « Rohan ». En avril 1889, il se trouve aux sources thermales de Chūzenji pour convalescence. Une fois rétabli, il décide de poursuivre sa route au‐delà du col Komura, malgré les avertissements de l’aubergiste. Un guide l’amène jusqu’au col enneigé puis lui indique la direction pour rejoindre le village d’Ogawa avant de le quitter. Épuisé, perdu, Rohan arrive à la tombée de la nuit près d’une cabane illuminée au bord d’un étang. Une jeune et belle femme prénommé O‐Tae le reçoit avec faste. Mais elle n’a qu’un seul lit et, quand elle lui propose après de longues palabres de s’y coucher ensemble, Rohan prend peur, car il craint d’avoir affaire à un être maléfique. Il récite en son cœur un extrait d’un texte taoïste intitulé la Cessation des désirs pour chasser de son esprit les pensées érotiques qui s’y bousculent. Elle insiste ; il refuse. Finalement, ils s’accordent pour passer sagement la soirée à discuter. O‐Tae lui raconte alors l’histoire de sa vie. Elle a perdu assez jeune
317 Publié en trois livraisons les 3, 18 janvier et 3 février 1890 dans la revue Nihon no bunka 日本之文華 (RZ I 135‐167) sous le titre Engaien 縁外縁 (Liaison contre destin). Cette nouvelle est souvent considérée
comme l’un des chefs‐d’œuvre de jeunesse de Rohan ; voire le chef‐d’œuvre pour Tanizaki Junʹichirō par exemple (Jōzetsu‐roku 饒舌録 (Chronique volubile), paru de février à décembre 1927 dans Kaizō 改造). On en trouvera la traduction intégrale en annexe. Il existe en outre une traduction anglaise par Chieko IRIE
MULHERN (« Skull »), dans KŌDA Rohan 幸田露伴, Pagoda, Skull & Samurai – 3 Stories by Rohan Koda,
Rutland /Tōkyō 1985, et allemande par Diana DONATH (« Begegnung mit einem Totenschädel »), dans KODA Rohan 幸田露伴, Begegnung mit einem Totenschädel – Zwei Novellen aus dem Japan des Jahrhundertwende, Berlin 1999.
318 Pour être précis chronologiquement, il faut signaler que l’œuvre a paru pour la première fois en
janvier et février 1890, sous le titre Engaien, dans une revue relativement peu connue et que c’est lors de sa parution en volume, en juin de la même année, qu’elle gagnera une large audience. La genèse de cette œuvre sera examinée en détail au chap. 5.2.
son père, puis à la mort de sa mère, elle reçoit un testament qui lui découvre son tragique destin. Cette révélation la conduira à refuser toute proposition de mariage. Elle commence même à négliger son apparence, en vient à détester les hommes. Or un jour, un jeune aristocrate vient lui demander sa main. Elle décline son offre, mais devant l’insistance du jeune homme, elle en tombe peu à peu amoureuse. Pourtant, liée par ce mystérieux destin, elle se sent contrainte de le repousser, jusqu’à la mort du jeune homme languissant. Elle s’enfuit alors à moitié folle et échoue dans ces montagnes où elle rencontre un ermite qui lui montre la voie de l’Éveil. Elle y vit maintenant dans un état de béatitude absolue, emplie d’un amour infini pour toute la Création. Devant l’insistance de Rohan, elle explique finalement que, dans le testament, sa mère lui demande de renoncer au monde si elle ne veut pas que sa descendance partage le même destin ténébreux. Puis le matin se lève, la femme et la cabane disparaissent pour ne laisser qu’un crâne blanchi sur le sol. Parvenu au village le plus proche, Rohan se renseigne sur la disparition d’une jeune femme dans les environs. On lui fait l’horrible description d’une femme ravagée par la lèpre319 courant à demi‐folle vers les montagnes.
Voici en quels termes Rohan décrit son alter‐ego : 我元来洒落といふ事を知らず数寄と唱ふる者にもあらで唯ふらふらと五尺の殻を負ふ蝸牛で ゞ む しの浮れ心 止み難く東西南北に這ひまはりて覚束なき角頭の眼に力の及ぶだけの世を見たく、いざゝらば当世 江口の君の宿仮さず宇治の華族様香煎湯一杯を惜み玉ふとも関はじよ、里遠しいざ露と寝む草まく らとは一歳ひ と ゝ せ陸奥の独り旅夜更て野末に疲れたる時の吟、それより露伴と戒名して頓や がてて脆くも下枝し づ ゑ を落なば、摺附木となりて成仏する大木の陰小暗お ぐ らき近辺あ た りに、何の功をも為さゞる苔の碧みを添へん 丈の願ひにて、囈言ね ご とにばかり滴水し づ くとくとく試みに浮世そゝがばやと果敢なき僭上せ ん ぜ う是れ無分別なる妄 想の置所、我から呆るゝ程定まらぬ魂魄宙宇に彷徨さ ま よ ひし三十年来、自ら笑ふ一生定力で う り きなく行蔵多くは 業風 ご う ふ う に吹ふ かると古人の遺されし金句に、歳の市立つ冬の半夜蝙蝠騒ぐ夏の夕暮などは胆を冷し骨を焚 く感じを起す事もありしが三日坊主の一時い つ と き精進、後はゆつたりのつたりにて Par nature, je n’entends pas ce qu’on appelle l’esprit ni ne claironne mes goûts artistiques. Je ne suis qu’un simple escargot de cinq pieds qui ne peut tenir en place et rampe du nord au sud et d’est en ouest poussé par le désir de voir autant du monde que permettent les yeux incertains de ses antennes. Or donc, je ne me soucie guère qu’une dame d’Eguchi d’aujourd’hui me refuse le gîte ou qu’un aristocrate d’Uji rechigne à me donner un bol de thé parfumé. Loin des villages, dormons avec la
rosée, sur un oreiller d’herbes. C’est un poème que je composai une nuit où je m’étais arrêté épuisé
dans un coin de campagne lors d’un voyage en solitaire dans le Michinoku. Dès lors, je pris le nom de Rohan, « compagnon de la rosée », dont le seul désir, une fois tombé de la branche, est de faire
319 Le bacille de Hansen fut découvert en 1873, classant alors la lèpre parmi les maladies contagieuses et
infectieuses. Au Japon, les ouvrages de Hansen sont introduits sérieusement autour de 1893. À l’époque où Rohan écrit son roman, la lèpre était donc encore largement considérée comme une maladie héréditaire. Dans le mystérieux testament, la mère d’O‐Tae révèle probablement à sa fille qu’elle est condamnée à mourir de la lèpre et lui enjoint de ne pas se marier pour éviter le même sort à ses descendants.
scintiller le vert de la mousse inutile au pied sombre de l’arbre qui lui au moins finira sa vie en allumettes. Mais en secret, je caressais le rêve insensé de nettoyer goutte à goutte le monde. Mon âme erra ainsi dans l’univers sans jamais se fixer pendant trente années. « Pas de repos dans la vie pour qui se moque de soi, car la plupart de ses actions sont dirigées par le vent du karma. » Il arrivait parfois que cette maxime d’un ancien me glaçait les tripes par une nuit d’hiver au marché de fin d’année ou me brûlait les os par un soir d’été quand les chauves‐souris s’ébattent. Mais ma ferveur de moine du dimanche ne durait qu’un instant. Puis je retrouvais mon aisance et ma légèreté. (RZ I 137)
Portrait parfait du voyageur fūryū, qui puise, à travers un riche jeu intertextuel, à ce mythe de l’ermite‐poète vagabond incarné par Bashō et Saigyō. En effet, une première allusion est faite à la rencontre entre le moine Saigyō et la « dame d’Eguchi ». Dans l’épisode original320, Saigyō est surpris par une averse alors qu’il se rendait au temple Shitennō et demande le gîte dans une maison close d’Eguchi. Devant le refus de la courtisane prénommée Tae, Saigyō compose ce poème : Il est déjà ardu d’abandonner le monde, et pourtant, vous me refuseriez un abri temporaire ? 世の中を厭ふまでこそ難からめ 仮りの宿りを惜む君かな. Et la femme de rétorquer : Sachant que vous avez quitté le monde, je pensais simplement : Ne laissez pas votre cœur dans un abri temporaire ! 家を出づる 人とし聞けば仮りの宿に心とむなと思ふばかりぞ. Impressionné par son habileté poétique, Saigyō décide finalement de passer la nuit chez elle. Cet épisode sera à nouveau évoqué plus tard dans le récit, quand l’héroïne O‐Tae ouvre sa porte à « Rohan » en prétextant : « puisque vous n’avez pas renoncé au monde, je ne puis vous dire de ne pas laisser votre cœur dans un abri temporaire » 世捨人にもあらぬ御方に仮 の宿りに心止むなとも申し難ければ. L’identité du nom des deux femmes est évidente (leur nom s’écrit d’ailleurs avec le même caractère 妙) et fait ressortir avec d’autant plus de force la parenté entre « Rohan » et Saigyō. Une autre allusion la renforce : quand « Rohan » déclare caresser « le rêve insensé de nettoyer goutte à goutte le monde », il reprend ces vers de Bashō : À la rosée goutte à goutte, comme je voudrais nettoyer le monde d’ici‐bas 露とくとく心みに浮世すすがばや. Bashō qui a lui‐même composé ce poème sur le site où Saigyō aurait construit une cabane et chanté : Goutte à goutte, tombe l’eau pure, de la mousse entre les rochers, jusqu’à ce qu’elle sèche, a‐t‐elle perdue sa demeure ? とくとくと落つる岩間の苔清水くみほすほどもなきすまひかな…
De cette figure mythique, Rohan retient surtout une certaine désinvolture : il peint son alter ego comme un voyageur sans entraves, un vagabond curieux, un escargot, pour reprendre sa métaphore, avide de parcourir le monde et qui ne se fixe jamais à un
320 Cette rencontre est brièvement évoquée dans le florilège de poèmes de Saigyō, Sanka‐shū 山家集 (Recueil d’une cabane de montagne), ainsi que dans l’anthologie impériale Shin Kokin waka‐shū 新古今和歌集
(Nouveau Recueil de waka d’hier et d’aujourd’hui, 1205). Cette dernière précise le nom de la « dame » : « Tae la courtisane » (yūjo Tae 遊女妙). L’épisode connaîtra plusieurs développements, notamment dans le recueil de fables bouddhiques longtemps attribué à Saigyō Senjūshō 撰集抄 (Morceaux choisis, XIIIe siècle), puis
endroit. Celui‐ci a certes pris le nom (kaimyō 戒名) de « Rohan », comme quelqu’un qui entre en religion, et il avoue caresser en secret le rêve de purifier le monde. Ce qui souligne son côté bonze. Mais il concède incontinent que sa foi de « moine du dimanche » est très limitée, et au final, c’est bien la désinvolture qui définit ce personnage. Il se présentera d’ailleurs plus tard à O‐Tae comme un « sans‐souci ignorant égayé par les monts et rivières » (我は何とも知らず山に浮れ水に浮るゝだけ の気軽).
« Rohan » partage ainsi à première vue les traits typiques du voyageur fūryū qui caractérisent quelques uns de ses premiers personnages, en particulier le poète Ginchōshi 吟蜩子 (« Cigale fredonnante ») de Tsuyu dandan 露団々 (Gouttelettes de rosée) 321. C’est l’un des seuls protagonistes du roman à satisfaire la condition émise par
Bunseimu au mariage de sa fille, ne jamais éprouver de sentiment de déplaisir. Voici comment est décrit cet original, en des termes, soit dit en passant, assez proches de ceux employés dans le poème de Rohan cité plus haut, Jukkai (Épanchement) : 其 行おこなひを察すれば飄々として雲水の如く、富貴も名誉も好まざるにはあらざれど敢て求めず、酒を 喜び白湯に甘んじ、錦もきれど葛もいとはず、花を愛すれども首の骨の痛きまでも眺めず、月をめ づれど我身の老を喞つにもあらず、唯何となく世を送り来りし偏人。自ら風流の細水ほ そ みになくや 痩 蛙 やせかはづ と、吟じ捨てたる四大仮合のうき身を扮や つして、いでや庾嶺の月梅、洞庭の風水に遊ばんと、 或日の興に乗じて故郷を出し On imagine sa conduite insouciante comme celle d’un moine itinérant. Il ne méprise pas la richesse ni la gloire mais ne les recherche pas outre mesure, se réjouit quand il y a du saké mais sait se contenter d’eau chaude, porte parfois des habits de brocart mais ne dédaigne pas une étoffe grossière, aime les fleurs mais ne les contemple pas à se tordre le cou, apprécie la lune mais sans se plaindre de sa vieillesse a ; bref, ce n’est qu’un original qui traverse la vie sans soucis. Vêtu de cette