DEPUIS L ’O CCIDENT
3. A UTOUR DE L ’ IDÉE DE FŪRYŪ
3.5 Fūryū selon Rohan – remarques préliminaires
Satō Haruo, qui souligne l’importance de la sensibilité (recherche de la jouissance esthétique) comme constituant de fūryū, déclare percevoir cette dimension chez tous les écrivains qui méritent à ses yeux l’appellation de fūryūjin – Nagai Kafū, Tanizaki Junʹichirō, Murō Saisei, Kitahara Hakushū, Natsume Sōseki, Izumi Kyōka –, tous sauf un, Kōda Rohan, qui lui apparaît comme une énigme car son fūryū serait plus spirituel que sensuel. C’est‐à‐dire, si l’on suit sa pensée, qu’il serait le fūryūjin le plus apparenté au moine ou au nihiliste dans les limites qu’autorise le terme sans perdre sa substance. L’idée n’est pas sans fondement, aussi, avant de la nuancer, il vaut la peine de s’interroger sur son origine.
Satō n’a pas tort parce que l’on sait que Rohan aime se donner des airs de moinillon zen en parsemant ses romans de termes empruntés à la métaphysique bouddhique. Mais ce n’est pas tout. La frontière entre le bonze et l’écrivain est réellement ténue dans ses années de jeunesse. Il avait toujours été fortement attiré par la vie contemplative : il s’était familiarisé depuis longtemps avec le canon bouddhique, s’était intimement lié avec un moine zen durant son séjour en Hokkaidō et, peu après son retour à Tōkyō, il était si souvent plongé dans la lecture de soutras que son père avait cru un instant qu’il se ferait religieux. Et en 1890, l’année de toutes les remises en question, il est à deux doigts de passer à l’acte. Il se rasera le crâne d’ailleurs, mais continuera d’écrire.
Mais plus subtilement, le fūryū de Rohan exprime une forte aspiration à transcender le monde ordinaire parce qu’il se définit aussi par rapport au changement dans sa conception qui s’esquisse à son époque. Rohan n’est pas sourd aux voix critiques qui s’élèvent pour stigmatiser l’inadéquation de cette esthétique aux exigences d’une conscience morale et politique moderne. En effet, quand Ishibashi Ningetsu dénonce,
dans Fūryū to wa nani zo (Qu’est‐ce que fūryū ?), l’égoïsme cruel de l’homme qui se réclame de fūryū, toujours prompt à sacrifier son devoir et ses sentiments envers ses proches sur l’autel du détachement, suivi de près par l’éditorial de Jogaku zasshi intitulé Fūryū o ronzu (De fūryū) qui envenime le débat en critiquant son inutilité et son immoralité intrinsèques, Rohan se sent personnellement visé. Son nom n’est pas mentionné, ni explicitement, ni de manière voilée, et rien n’indique qu’à cette époque il fut systématiquement associé à fūryū. Et pourtant, il ne tarde pas à répliquer avec un essai : Ichiwan no cha o Ningetsu‐koji ni susumu 一碗の茶を忍月居士に侑む (Un bol de thé pour le Vénérable Ningetsu)268. Petit extrait, au passage, de sa rhétorique grandiloquente : 嗚呼悲しい哉、居士が認めし風流は是真乎是偽乎、是風流の骨中の髄か是風流の毛に住む虱か、居 士は風流の真向に一刀を下せしか風流の影に土足をかけしか、我は風流が居士に罵しられたるを傷 まずして居士が風流を解せざるかと憐れむ。他日居士若し世の冷風烈雪に逢ふこと漸く多くして、 若年なりし忍月の描きたる楽園の夢既に全たく亡びんとするの時に到らば、恐らくは一点の霊光忽 然として居士が眉間より出む。然らずんば居士が臨終の時、末期の水に無風流の悲しき味を悟ら む、其時遅し其時遅し。居士若し妄断の魔となるを肯んぜずば、須らく風流の二字に向ツて毎朝一 炷の香燼つ くる間の工夫を積むべし、君等が二日位の論は未だ一本のマッチの価をも定むる能はざるも のならむ。 Ah, quelle tristesse ! Le fūryū que considère le Vénérable [Ningetsu], est‐il vrai ou est‐il faux ? Est‐ ce la substantifique moelle de fūryū ou le pou caché dans sa fourrure ? Le Vénérable a‐t‐il porté un coup fatal au cœur de fūryū ou a‐t‐il foulé de ses pieds son ombre ? Je ne m’afflige pas qu’il injurie fūryū, mais je m’attriste qu’il n’en ait pas compris le sens. Si un jour, après s’être longuement frotté
aux vents glacés et aux neiges violentes, les rêves paradisiaques du jeune Ningetsu se trouvent complètement brisés, un trait de lumière mystérieux jaillira sans doute d’entre ses sourcils. Sinon, sa dernière heure venue, pris dans le déluge final, il réalisera la triste saveur de son manque de
fūryū. Mais il sera trop tard, bien trop tard. Vénérable, si vous refusez d’être victime du démon du
jugement arbitraire, vous devriez trouver le temps de brûler un bâtonnet d’encens tous les matins devant l’autel de fūryū. La théorie que vous avez publié pendant ces deux jours ne vaut certainement pas plus qu’une allumette.
Dans les lignes qui suivent, Rohan oppose plus sérieusement à Ningetsu les exemples de Saigyō, qui fut, dit‐il, aimé par ses proches même après avoir pris la tonsure, et Bashō, qui fut adoré par ses disciples bien après sa mort. Il entrevoit ainsi une profonde humanité dans ces personnages, mais il déclare ne pas être encore en mesure de les comprendre vraiment. Il évoque plutôt le cas du moine zen et maître de thé Baisa‐ō 売茶翁 (1675‐1763). Entré en religion à l’âge de onze ans, il quitta les ordres à la mort de son maître et gagna sa vie en vendant du thé. Son retour dans le monde séculier était aussi un acte de protestation contre la corruption qui régnait dans la société monacale. Rohan décèle une grande « chaleur » (on 温) dans ce cœur qui douta de la voie dans laquelle il s’était engagé et préféra poursuivre seul sa recherche personnelle. Il y voit l’essence de fūryū.
L’intérêt de sa réplique n’est pas tant dans les modèles qu’il avance. Ils ne font que réaffirmer son penchant pour une esthétique érémitique. Tout est dans la manière dont il les discute. Il tente de mettre en avant leur profonde humanité afin de répondre aux critiques extérieures. En se laissant entraîner dans le débat autour de l’implication ou non dans le réel du fūryūjin, Rohan montre une certaine crispation et sa conception de fūryū tendra à se focaliser autour ce paradigme, au détriment peut‐être de sa richesse sémantique initiale. Mon intention n’est pas de nier l’importance de cette question (elle sera d’ailleurs largement traitée), mais il faut être conscient de cette précipitation pour ne pas projeter abusivement ce schéma interprétatif sur l’analyse de fūryū chez le jeune Rohan.
Il me semble ainsi que, avant Okazaki, l’idée que l’on se fait du fūryū selon Rohan hérite du déplacement de sens vers une esthétique érémitique qui affecte la notion au XXe siècle. Satō Haruo n’est pas le seul. Pour Yanagida Izumi, l’aspiration à la transcendance est une clé de lecture majeure pour ses premières œuvres269. Okazaki lui‐même qui, dans la foulée de son étude étymologique, a également réévalué la dimension sensuelle dans la conception de fūryū selon Rohan, la situe principalement dans une perspective de transcendance (un amour sublimé dans la veine des fūryūjin de Saikaku). Dans les deux chapitres suivant, on veillera en élargissant notamment le cercle d’investigation à d’autres genres littéraires, le kanshi et le récit de voyage, à restituer pleinement la richesse sémantique du terme, qui ne relève pas seulement d’une esthétique érémitique, mais contient aussi une part de kōshoku au sens érotique (désir non sublimé), de basara au sens d’affirmation tapageuse de son individualité, et d’autres éléments encore.
La seconde remarque de Satō porte sur la relation de fūryū au genre romanesque. Il considère sa réunion de romanciers contemporains comme la chose la plus éloignée de fūryū qui soit, parce que chacun de ces trois termes s’opposent à « solitude », « poète » et « autrefois » qui en constitueraient la véritable essence. La poésie contre le roman. Parce que celle‐ci serait moins marquée par le sceau de la volonté humaine (Satō conçoit ici la création poétique comme inspiration) tandis que celui‐là prendrait précisément son sens dans la représentation des conflits nés de cette même volonté. Autrement dit :
バルザツクと芭蕉とこの二人は文学の両極である。 Balzac et Bashō sont les deux pôles de la littérature.
Les écrivains romantiques japonais ont ceci de remarquable qu’ils ont tenté de concilier une sensibilité esthétique traditionnelle (parfois exprimée par le mot fūryū) avec une pensée moderne d’inspiration chrétienne. Mais leur domaine d’expression privilégié
reste la prose lyrique et la poésie, c’est‐à‐dire un moyen d’expression associé à fūryū. On comprend mieux dès lors que Rohan, qui a fait du « roman moderne » son domaine d’élection, se trouve confronté à une contradiction fondamentale. Son long roman, Fūryū Mijinzō, qui se voulait à la fois balzacien et fūryū, restera précisément inachevé… Dans son appréhension de fūryū, Rohan se trouve ainsi pressé par les exigences de son temps et doit trouver comment courtiser la modernité.