DEPUIS L ’O CCIDENT
3. A UTOUR DE L ’ IDÉE DE FŪRYŪ
3.1 Origines chinoises
Le mot fūryū [chin. fengliu] 風流, littéralement « écoulement du vent » mais cette acception est rarissime, semble émerger dans la Chine des Han postérieurs 後漢 (25‐ 220). Sa signification s’étend et se modifie considérablement avant son introduction au Japon, mais on peut retenir deux acceptions majeures : l’une éthique et l’autre esthétique.
Au sens primitif, fengliu désigne la transmission (liu 流 ) des coutumes ( feng 風 ) anciennes (cette acception est liée au sens dérivé de feng comme influence morale et culturelle suivant l’image du vent qui fait plier l’herbe). Il faut ici entendre « coutume » dans le sens politico‐éthique de la pensée confucéenne qui s’inspire de l’exemple édifiant des souverains d’autrefois. Il s’agit donc de la propagation de la vertu du souverain éclairé sur les générations ultérieures. Le sens de fūryū renvoie originellement au processus de transmission, mais il se déplace ensuite pour désigner les coutumes héritées elles‐mêmes, puis le groupe ou l’individu (ce n’est alors plus forcément le souverain) qui les diffuse. Devient fūryū, l’homme dont la vertu rayonne au‐delà de sa propre finitude. D’une valeur éthique, le sens s’élargit au domaine de l’esthétique : de l’élégance ou la grâce (avec parfois une connotation sensuelle voire érotique) au raffinement ou bon goût artistique. Finalement, fūryū s’extériorise et touche aussi bien les phénomènes naturels que les produits manufacturés.
Le terme se teinte d’une connotation particulière au sein d’une certaine culture lettrée sous les dynasties Wei 魏 et Jin 晋 (220‐420) où s’observe un réveil de la littérature lié à une large diffusion de ce courant de pensée appelé xuanxue 玄学 (étude du mystère). Guerres incessantes et troubles sociaux ébranlent les valeurs confucéennes bien établies et éveillent un sens aigu de l’incertitude et de l’impermanence, mais ouvrent aussi la voie à une nouvelle liberté intellectuelle. Dans cette perspective, beaucoup de lettrés cherchent à réinterroger l’existence à partir des textes fondateurs du taoïsme (notamment le Laozi 老子 et le Zhuangzi 荘子) ou réinterprètent le confucianisme orthodoxe des Han à la lumière de celle‐ci.
C’est dans ce climat que le mode de vie noble et vertueux auquel renvoie fengliu se trouve associé à un idéal d’inspiration taoïste qui fait l’apologie d’une vie affranchie des contraintes sociales. Il implique un désengagement des affaires politiques, le retour à la nature (retraite à la campagne ou vie d’errance) et un refus des conventions qui se manifeste parfois par des comportements excentriques. Ces idées trouvent une expression littéraire immédiate à l’époque des dynasties Wei et Jin, en particulier dans la poésie des « Sept Sages de la forêt de bambous » (Zhulin qixian 竹林七賢) ou de Tao Qian 陶潛 (365‐427).
Les Sept Sages, prétend‐t‐on, se rassemblaient dans un bosquet de bambou en dehors de la capitale Luoyang pour banqueter et tenir des « causeries pures » (qingtan 清談),
genre de conversation à la fois spirituelles et savantes non dénuées d’une certaine portée philosophique. Bien que le groupe ait rassemblé des personnalités assez diverses228 et que son historicité même soit remise en doute, il est certain qu’ils en sont venus à incarner ce mode de vie libre, mélange d’excentricité et d’anticonformisme, qui a fortement influencé la littérature et l’iconographie postérieures.
Quant à Tao Qian, il a été considéré, depuis le VIe siècle, comme le poète le plus reclus, et sa vie et son œuvre ont été associé à l’idéal taoïste du retour à la nature, suivant l’idée qu’elle est le berceau de l’homme et que celui‐ci doit retrouver la spontanéité, le naturel de son état originel. Mais il se fait de la retraite une idée tout à fait nouvelle. La Chine possède une longue tradition érémitique. Les figures légendaires de Bo Yi et Shu Qi remontent à la dynastie Zhou (1046‐256 A.C.). Leur retraite est motivée par un fort sens moral qui prévaudra ensuite chez les confucéens, teinté d’une coloration politique : il faut se retirer pour éviter de servir un souverain indigne. Puis, les taoïstes et les bouddhistes lui ont donné un sens nouveau : c’est un pas vers l’illumination spirituelle, qu’elle prenne la forme d’une quête de l’immortalité ou de la libération des désirs (nirvana). Mais Tao Qian voit dans la vie rustique une possibilité de réalisation personnelle autre que dans la voie politique. Si elle contient des éléments de pauvreté et d’humilité pour incarner l’idée de simplicité et mettre en avant par contraste la richesse spirituelle, ce sont des qualités esthétiques plutôt que des privations ascétiques. Tao Qian incarne ainsi un érémitisme esthétique, qui unifie la vie et l’art ou plutôt transforme la vie en expérience esthétique, et qui sera très apprécié par les poètes des dynasties Tang 唐 (618‐907) et Song 宋 (960‐1127).
Enfin, si le fengliu des dynasties Wei et Jin célèbre les plaisirs de la vie (la bonne chaire, la musique, la compagnie des femmes), il sous‐tend toujours une impulsion vers la liberté individuelle. Ce n’est que plus tard (Dynasties du Sud, 420‐589), avec la fuite de l’aristocratie vers le sud et la tenue de sortes de salons artistiques, que fengliu se teinte d’une sensualité liée aux plaisirs mondains, voire d’érotisme.
Au terme de son analyse des occurrences de fengliu sur un corpus de textes s’étalant entre le IIIe et le IXe siècles, Richard Lynn résume l’accumulation de nouvelles acceptions du terme au fil du temps selon le schéma suivant : 1. sens littéral d’« écoulement du vent » 2. métaphore du caractère imprévisible de l’existence humaine 3. us et coutumes populaires 228 Les deux personnages les plus connus du cercle sont Ruan Ji 阮籍 (210‐263) et Ji Kang 漫康 (223‐262). La pensée du premier s’inspire vraisemblablement du taoïsme pour choquer la bienséance et réanimer de véritables sentiments moraux ; sa poésie a une dimension introspective qui révèle l’angoisse d’un homme face à son temps cherchant la consolation dans l’évasion. La philosophie du second est moins pessimiste et semble entièrement vouée à la poursuite de l’immortalité taoïste.
4. traditions littéraires et esthétiques populaires 5. style littéraire individuel
6. comportement noble et cultivé
7. comportement élégant et asocial inspiré du Laozi, du Zhuangzi et du bouddhisme 8. style de vie excentrique et élégant
9. style de vie et expression littéraire des esthètes excentriques et élégants (7‐9 ont des sens très proches) 10. appréciation et expression élevée d’une sensibilité esthético‐sensuelle, qui dégénérera, dans les périodes ultérieures, vers le libertinage, l’érotisme parfois vulgaire De son côté, Okazaki Yoshie, définit globalement le sens fondamental de fengliu, avant son importation au Japon, comme ce qui possède une « valeur spirituelle ou culturelle hors du commun » 優れたる精神文化的価値229. 3.2 Fūryū dans le courant de la tradition esthétique japonaise Les premières occurrences des caractères 風流 dans les sources japonaises apparaissent dans l’anthologie poétique Man’yōshū 万葉集 (Recueil des dix mille feuilles, 759) ou le recueil de contes bouddhiques Nihon ryōiki 日本霊異記 (Relation des choses miraculeuses et étranges du Japon, 822). La tradition philologique attribue diverses lectures à ces caractères (miyabi, misao, taware, asobi, omoshiroshi…) et, bien qu’il n’existe aucune preuve concluante, il semble que miyabi et misao reflètent le plus fidèlement l’idée que pouvaient se faire les japonais de Nara ou Heian du mot 風流. Il est par ailleurs fort probable qu’avant l’importation de l’écriture chinoise une sensibilité proche du fūryū chinois exprimée par les mots miyabi ou misao existait déjà au Japon, du moins à l’état latent, car aucun exemple n’est attesté.
Miyabi et misao représentent chacun l’une des deux grandes acceptions de fūryū, selon que l’importance porte sur son aspect esthétique ou éthique. Miyabi qualifie le raffinement culturel de la capitale (et en particulier de la Cour impériale) opposé à la vulgarité provinciale (hinabi ou satobi). Sur ce point l’étymologie est éclairante puisque miya désigne la Cour impériale et par extension, miyako, le lieu (‐ko) où se trouve la Cour, c’est‐à‐dire la capitale ; hina ou sato, la province. En outre, le terme est parfois associé à la beauté sensuelle ou l’intelligence des relations amoureuses. C’est l’acception prédominante dans le Man’yōshū. Typiquement ce poème envoyé par une femme à Ōtomo no Tanushi qui avait réputation de « courtoisie achevée » (風流秀絶) : Miyabio to ware wa kikeru o yado kasazu ware o kaeseri oso no miyabio 遊士跡 吾者聞流乎 屋
戸不借 吾乎還利 於曾能風流士 « J’avais ouï dire – qu’étiez homme courtois – or me refusant – votre toit m’avez chassée – ah la belle courtoisie »230.
On trouve un exemple notoire de misao dans le Nihon ryōiki (Livre I, conte 13) où l’on voit une humble femme monter au ciel grâce à la « pureté », la « noblesse » (misao 風流) de son mode de vie. Cette noblesse de caractère ou droiture morale se rapproche de l’acception éthique de fūryū typique dans la Chine avant les Tang. Bien que le terme ne soit pas forcément coupé de toute connotation esthétique, celle‐ci reste secondaire : ce qui est misao est beau parce que moralement juste. Dans l’ensemble, cette dernière acception est plutôt rare et tend à disparaître. Le fūryū japonais se caractérise ainsi par la prédominance de sa dimension esthétique.
Durant la période Heian, les nombreuses occurrences de fūryū apparaissent surtout dans les ouvrages rédigés en chinois, ce qui démontre que le terme n’a pas encore vraiment pénétré la langue indigène. Trois nouvelles tendances dans l’utilisation du mot fūryū semblent s’esquisser dans le prolongement du miyabi de Nara. La première acception renvoie à la culture poétique, essentiellement chinoise dans un premier temps, mais également japonaise par la suite. La deuxième qualifie la beauté d’un paysage (naturel ou artificiel). Il s’agit dans ce cas d’exalter la permanence des valeurs naturelles ou culturelles, qui s’oppose aux vicissitudes politiques. Cette acception est parfois teintée d’un sentiment de religiosité. La troisième désigne la beauté plastique : vers la fin de Heian, l’originalité, voire l’excentricité, dans la conception est grandement appréciée des « hommes de goût » (fūryūsha 風 流 者 ). Le champ d’application de fūryū est donc assez vaste puisqu’il peut qualifier aussi bien le caractère, l’apparence ou l’attitude d’une personne qu’une construction, un meuble ou un ustensile ; l’exercice de l’art poétique que la contemplation d’un paysage. Mais l’idée de raffinement aristocratique prévaut dans tous les cas. Fūryū participe de cet effort général des aristocrates pour esthétiser chaque domaine de leur vie, de faire de leur vie même un raffinement esthétique.
Le Moyen Âge marque la fin de l’hégémonie de la culture aristocratique. La géographie du pouvoir se redessine et de nouveaux pôles culturels apparaissent en dehors de la noblesse, comme celui lié au shogounat ou, plus tard, à la bourgeoisie. En fonction du milieu ou de l’époque, le sens de fūryū absorbe l’idéal esthétique propre à chaque groupe : comme il avait été « contaminé » par l’idée de miyabi (raffinement aristocratique) à l’époque classique, fūryū se rapprochera tour à tour du basara (faste)
230 Livre II, poème 126 (Man.yôshû, traduit, commenté et présenté par René Sieffert, vol. I, 1997, pp. 144‐
145). Outre « courtoisie », on retiendra parmi les autres occurrences des caractères 風流 (huit en tout), les traductions « grâce » et « goût et esprit ».
des guerriers, du wabi (sobriété) des maîtres de thé ou du kōshoku (érotisme) de la littérature bourgeoise. Deux grandes tendances se dessinent dans la multitude des usages, selon que l’on exalte plutôt l’aspect matériel et sensuel de fūryū ou sa dimension spirituelle et détachée. Ce ne sont là bien évidemment que les manifestations les plus extrêmes de deux aspects de fūryū, qui ne sont pas forcément exclusifs, comme le démontreront les exemples de Saikaku ou d’Ikkyū.
Vers la fin Heian, à mesure que le pouvoir de la Cour décline, la culture aristocratique entre dans une période de décadence. Les goûts esthétiques se teintent de « vulgarité » provinciale. Par exemple, les danses populaires comme le dengaku 田 楽 , souvent accompagnées de chants licencieux, gagnent la faveur des nobles. Dans ces danses festives, on considérait d’abord comme fūryū le faste des parures et des costumes, puis les danses elles‐mêmes et enfin la musique d’accompagnement. Luxe et sensualité envahissent ainsi le miyabi classique. Ce faste sensuel de la fin Heian gagne la faveur de la nouvelle classe au pouvoir, celle des guerriers, qui montrent un goût prononcé pour le luxe ostentatoire et l’excentricité (basara)231, tels ces vassaux de Sasaki Dōyo dans le
Taiheiki 太平記 (Chronique de la Longue Paix, ~1370, ch. XXI) qui « usent d’un grand luxe dans leur mise » (basara ni fūryū o tsukushite ばさらに風流を尽して). Les danses et musiques du Moyen Âge connues précisément sous le nom de furyū 風流232, puis les arts du spectacle (nō, kabuki…), l’univers bourgeois du monde flottant et sa littérature participent de cette même esthétique.
Les romans d’Ihara Saikaku 井原西鶴 (1642‐1693), en particulier ceux du genre libertin (kōshoku‐bon 好色本), illustrent bien la transformation de l’idée de fūryū en une valeur
231 Pierre F. SOUYRI rappelle que « le terme apparaît au Japon à la fin de l’époque de Kamakura [...] pour
désigner des conduites jugées étranges ou des comportements voyants, souvent fondés sur une forme de provocation violente. Il renvoie à une société en proie à une crise profonde de ses valeurs dans laquelle certains personnages – guerriers mais aussi hommes et femmes issus des couches populaires – cherchent à se distinguer par des attitudes en rupture de ban de type anti conformiste » (« Être basara dans le Japon médiéval. Anticonformisme et culture japonaise ‘traditionnelle’ », in Cipango III (1994) pp. 159‐170), et ajoute que « le terme a disparu du vocabulaire japonais à la fin du XIVe siècle », mais qu’il a été largement
repris par les historiens contemporains, et qu’il « reste néanmoins intraduisible, parce qu’il évoque aussi [...] une certaine forme d’assurance, de force tranquille dans l’affirmation d’un anti conformisme » (v. aussi
ID., Le monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, pp. 161‐162).
232 À ne pas confondre avec l’esthétique fūryū. Dans ce cas, la première voyelle est courte (furyū) et le
terme renvoie spécifiquement à divers types d’arts performatifs du Moyen Âge qui partagent tous un goût pour le costume clinquant : processions religieuses et festives (sairei no furyū 祭礼の風流), représentations théâtrales et chants en kanbun sur des thèmes chinois accompagnés de danses lors de banquets (ennen no
furyū 延年の風流), farces avec masques et costumes luxueux (kyōgen furyū 狂言風流) ou encore danses
populaires en costume accompagnées de musique dans la lignée du dengaku (minzoku geinō no furyū 民族芸 能の風流).
bourgeoise liée à la culture du demi‐monde. Les occurrences ne sont pas forcément nombreuses : quelques unes rappellent le miyabi classique, d’autres, plus représentatives de l’univers de cet écrivain, évoquent la beauté sensuelle des gens du spectacle, surtout quand ils jouent de l’ambigüité sexuelle (hommes déguisés en femme ou l’inverse, ce qui est moins commun). Quelques rares « femmes fūryū » 風流 女 traversent ses œuvres, mais elles ne sont pas caractérisées aussi précisément que leurs contreparties masculines : fūryū renvoie vraisemblablement à une certaine sensualité, une certaine distinction. Les caractères 風流男 (« homme fūryū ») sont lus de trois manières différentes (elles peuvent varier d’une occurrence à l’autre même si elle désignent une seule et unique personne), particulièrement éclairantes sur l’extension sémantique que subit la notion : dateo (dandy), yasao (galant) ou tawareo (libertin). Okazaki233 relève quatre portraits de ce genre de personnage, tirés de deux livres : Nanshoku ōkagami 男色大鏡 (Grand miroir de l’amour mâle, 1687)234 et Kindai yasa inja 近代 艶隠者 (Ermites galants de nos jours, 1686)235.
Le premier, Jūrōemon, est un bel homme, sensible mais non dénué de courage et d’esprit chevaleresque (kyōkaku 侠客) quand il intervient pour protéger des importuns le jeune et bel acteur talentueux Hatsudayū. Après deux ans de relations intimes, Jūrōemon, qui avait peu à peu délaissé sa femme, finit par se brouiller avec sa famille et disparaît, laissant Hatsudayū dépité, qui deviendra moine par désespoir. (Nanshoku ōkagami, livre 5)
Le deuxième est un homme ayant une certaine position, qui a écrit une biographie de son amant, un jeune onnagata prénommé Sennojō. Mais il disparaît subitement pour vivre au jour le jour, comme un « sage moderne » (imakenjin 今賢人), en vendant des pierres à feu qu’il ramasse chaque matin. Sennojō, ayant entendu qu’il avait abandonné le monde pour vivre caché parmi les mendiants, part à sa recherche, le retrouve, mais le sage s’enfuit encore, importuné par son insistance, pour disparaître à jamais. Sennojō fait alors ériger dans un bosquet de bambou un tas de pierres à feu et demande à un moine de réciter des prières en sa mémoire comme s’il était mort. (ibid.)
233 OKAZAKI Yoshie, Fūryū no shisō…, vol. I, pp. 306‐311.
234 Traduction française : IHARA Saikaku, Le Grand miroir de l’amour mâle, trad. par Gérard SIARY et Mieko
NAKAJIMA‐SIARY, 2 tomes, Arles, Picquier, 1999 et 2000.
235 L’attribution de ce livre à Saikaku est aujourd’hui contestée. Le texte est préfacé par Saikaku, mais
l’auteur est un certain Sairoken Kyōsen 西鷺軒橋泉. À cause de la ressemblance des deux pseudonymes (Sairo 西鷺 et Saikaku 西鶴 signifient respectivement « aigrette de l’Ouest » et « héron de l’Ouest »), on a longtemps cru qu’il s’agissait du même personnage, mais Sairoken est en réalité un moine zen de la secte Ōbaku, qui fut vraisemblablement disciple de Saikaku pendant un certain temps, et qui lui aurait laissé le manuscrit de Kindai yasainja avant de partir en pèlerinage. Saikaku se serait alors occupé de sa publication, ajoutant préface et illustrations.
Le troisième est un jeune homme qui s’échappe le soir à l’insu de ses parents pour fréquenter les quartiers de plaisir, mais il souffre de retour chez lui de remords de conscience. Il rencontre un jour un fūjin 風人, c’est‐à‐dire un fūryūjin au sens poétique et détaché du terme, qui lui enseigne à se libérer l’esprit et jouir de l’instant (c’est l’essence de ce qu’il appelle fūshin 風心, l’« esprit fūryū »). Éclairé, le jeune homme cède sa place de futur chef de famille à son petit frère et se retire dans un village perdu. À la mort du père, il refuse sa part de l’héritage et finit sa vie à vendre des fleurs de saison. (Kindai yasa inja, livre 1 histoire 3)
Le dernier personnage apparaît dans un banquet organisé par un homme aisé accompagné de nombreuses servantes pour contempler les cerisiers tardifs de Saga. C’est un bel homme d’âge mûr, mais accoutré d’habits simples et usés comme un pèlerin. Bien qu’il aime boire et chanter, il refuse l’invitation du nanti sous prétexte que celui‐ci aime trop le luxe. Il se dit homme libre, qui ne cherche ni la réclusion ni la gloire, mais sait jouir de ce que la vie lui apporte (femmes, bonne chaire, richesse y compris). (ibid., livre 3 histoire 2)
Saikaku semble bien dessiner là un nouveau stéréotype de l’homme fūryū. C’est d’abord un personnage remarquable pour sa beauté et qui fait preuve d’une certaine expertise dans la voie de l’amour. Il est doté d’une forte charge sensuelle qui sera exacerbée dans les romans libertins et érotiques plus tardifs. Mais il a ceci de remarquable qu’il finit toujours par sublimer son amour pour découvrir une autre dimension du fūryū dans une vie simple mais libérée des contraintes sociales. Cette forme de transcendance rappelle l’érémitisme esthétique chinois que l’on retrouvera chez Bashō par exemple, mais si ce fūryū‐là entretient un lien étroit avec les arts et lettres, la poésie en particulier (le fūjin du troisième épisode et peut‐être le quatrième personnage se situent clairement dans cette lignée), l’art du fūryūjin de Saikaku reste la voie de l’amour. Derrière ce rapprochement des deux grandes tendances de fūryū, son