DEPUIS L ’O CCIDENT
5. L IMITES DU CONCEPT DE FŪRYŪ
5.1 Représentation de l’ambition artistique dans les récits d’artisans
Parmi les œuvres qui assirent la réputation de Rohan, plusieurs relèvent d’une réflexion sur la création artistique et la position de l’artiste/artisan dans la société. La critique académique les désigne généralement par le terme meishō‐mono 名匠もの (Histoires de maîtres artisans)330. Au cœur de ce corpus, trois récits : Fūryū‐butsu 風流仏 (Le Bouddha d’Amour, 1890), Ikkōken 一口剣 (Le Sabre, 1890) et Gojūnotō 五重塔 (La Pagode à cinq étages, 1891). Auxquels il est parfois adjoint Tsujijōruri 辻浄瑠璃 (Le Conteur de
330 Par exemple YAMADA Yūsaku 山田有策, « Rohan to ʺmeishō monoʺ » 露伴と「名匠もの」 (Rohan et
les « histoires de maîtres artisans »), in Kōyō, Rohan, Ichiyō 紅葉・露伴・一葉, n. monographique de
Kaishaku to kanshō 解釈と鑑賞 LXIII‐5 (1978), pp. 23‐27 ou KATANUMA Seiji 潟沼誠二, « ʺMeishō monoʺ
ron » 「名匠もの」論 (Les « histoires de maîtres artisans »), in Kōda Rohan kenkyū josetsu ‐ shoki sakuhin o
kaidoku suru 幸田露伴研究序説-初期作品を解読する (Introduction à l’étude de Kōda Rohan – Lire ses premières oeuvres), 1989, pp. 180‐195.
rue, 1891) et sa suite Nemimi‐deppō 寝 耳 鉄 砲 (Détonation surprenante, 1891). Plus tardivement, on peut également relever dans cette veine : Fūryūma 風流魔 (Le Démon de l’Amour, 1898) et Wankyū monogatari 椀久物語 (Histoire de Kyūbei le potier, 1899‐1900). Tous prennent pour protagoniste des artisans (sculpteur de statues bouddhiques, forgeur de sabre, charpentier, forgeron, orfèvre, potier), c’est‐à‐dire des personnes douées d’un certain savoir faire technique qui s’exerce dans des domaines extérieurs aux pratiques valorisées dans le système confucéen : poésie, musique, et plus tard, peinture. Avant d’en dire plus, en voici un bref résumé.
Fūryūbutsu (Le Bouddha d’Amour)331 relate l’histoire d’un jeune maître de sculpture
bouddhique prénommé Shuun qui était parti pour un voyage d’étude à travers le Japon après son apprentissage. Lors d’une halte dans le village de Suhara, il fait la rencontre d’O‐Tatsu, une jeune vendeuse de fleurs saumurées. Le soir, l’aubergiste lui conte l’histoire tragique de cette orpheline : un père disparu pendant la guerre, une mère décédée avant son dixième anniversaire, et depuis, elle est élevée par un oncle débauché et tyrannique. Shuun est vivement ému par ce récit et ne cessera d’être hanté par la figure de cette fille. Ainsi, le jour où l’oncle est sur le point de vendre sa nièce, il intervient magistralement et obtient sa libération. À mesure qu’il fait la connaissance d’O‐Tatsu, Shuun se trouve tiraillé entre le désir de poursuivre son pèlerinage artistique et son amour naissant. Alors qu’il se résout à opter pour le mariage, le père disparu d’O‐Tatsu, devenu entre‐temps un vicomte richissime, réapparaît subitement et fait enlever sa fille pour lui trouver un meilleur parti. Sur les conseils de l’aubergiste qui tente de lui faire oublier la femme, Shuun commence à graver une image de son amour. Il exécute une première gravure d’O‐Tatsu sous les traits de la déesse Kannon, mais il constate que son œuvre est inférieure à la femme qu’il rencontre la nuit en rêve. Et c’est un nu d’O‐Tatsu qu’il finit par réaliser : ainsi naît le « Bouddha d’Amour ». À peine a‐t‐il le temps de contempler son chef‐d’œuvre, qu’il apprend la nouvelle du mariage d’O‐Tatsu avec un aristocrate. Fou de rage, il tente de détruire sa gravure, mais à cet instant même, elle se met à bouger et l’emporte au ciel. Dans l’épilogue, le Bouddha d’Amour apparaît à tout les hommes qui croient en lui sous les traits d’une femme idéale.
331 Publié le 23 septembre 1889 dans le cinquième volume de la collection Shincho hyakushu 新著百種 (Cent nouvelles publications) aux éditions Yoshioka shosekiten 吉岡書籍店. C’est la nouvelle qui propulsa
Rohan au sommet du monde littéraire : elle fût largement acclamée par ses contemporains, notamment pour le style novateur et l’originalité du récit. On en trouvera la traduction intégrale en annexe ; voir également la traduction anglaise de KURITA Kyoko et James LIPSON (« The Icon of Liberty »), in J. Thomas
RIMER, Van C. GESEL (éd.), The Columbia Anthology of Modern Japanese Literature, New York, 2005, pp. 105‐ 152 et allemande de Diana DONATH (« Die aus Liebe erschaffene Buddhafigur »), in KŌDA Rohan 幸田露伴,
Ikkōken (Le Sabre)332 met en scène un forgeron prénommé Shōzō. Avant de terminer son
apprentissage, il tombe amoureux d’O‐Ran et s’enfuit avec elle pour vivre à la campagne. Il gagne sa vie pauvrement en fabriquant des outils. Mais un soir, ivre, il laisse éclater sa frustration et se vante d’être un excellent forgeur de lame. Le seigneur domanial a vent de cette histoire et lui commande un sabre. Quand Shōzō avoue à sa femme qu’il est tout à fait incapable d’honorer sa commande, elle s’enfuit avec l’avance versée par le seigneur et le laisse dans le désarroi. Encouragé par le chef du village, il finit après trois ans d’acharnement par achever le sabre. Le seigneur est ébloui par sa beauté, mais doute de son efficacité. Et la nouvelle s’achève sur ces lignes : 正蔵我を忘れ勃然と御椽の上に躍り上りて仁王立に突立ちはだかり、便々たる腹を丁とたゝきて。 切れ、是れを、たしかに二つになつて見せむ。
Shōzō s’oublia complètement, sauta d’un bond sur le bord de la véranda, se dressa comme une statue de Niō, frappa son ventre rebondi et dit : « Coupez‐le ! Vous verrez qu’il se fendra en deux ! » (RZ V 46)
Dans Gojūnotō (La Pagode à cinq étages)333, c’est un charpentier simplet, Jūbei dit le
« balourd », qui va se lancer dans la réalisation d’une œuvre exceptionnelle. Quand la communauté d’un quartier d’Edo décide de construire une pagode pour son temple avec l’argent des donations, tout le monde s’attend à voir l’abbé Rōen confier la tâche à Genta, le maître de Jūbei, qui jouit d’une grande estime. Mais Jūbei pense tenir l’occasion unique de montrer à tous la mesure de son talent et, bafouant toutes les règles de la bienséance, il demande à ce que la réalisation de la pagode lui soit entièrement confiée. S’en suivent de longs palabres où Genta, pour ne pas froisser l’abbé, tente de se montrer conciliant. Mais Jūbei refuse tout compromis : c’est lui et lui seul qui construira l’édifice, sinon rien. Genta ne peut que se plier. Pendant les travaux, Jūbei doit constamment faire ses preuves en tant que contremaître, mais il finit par se faire accepter. L’édifice à peine achevé est assailli par une tempête d’une force inimaginable menée par un démon céleste. De peur qu’il ne s’écroule, les moines font mander l’artisan. Déçu par ce manque de confiance, Jūbei se déclare prêt à mourir avec panache si une seule tuile venait à être arrachée. Il monte au sommet de sa pagode et : 一期の大事死生の岐路ち ま たと八万四千の身の毛竪よ だたせ牙咬定か み しめて眼を睜み はり、いざ其時はと手にして来し 六分鑿の柄忘るゝばかり引握ひ つ ゝ かむでぞ、天命を静かに待つ 332 Publié le 13 août 1890 dans la revue Kokumin no tomo 国民之友 (RZ V 21‐46). Bien que cette nouvelle
soit aujourd’hui largement dépréciée, elle connut un vif succès lors de sa parution. Sa genèse porte en outre la trace des doutes concernant la création littéraire que Rohan commence à concevoir vers cette époque : il aurait réduit son manuscrit d’un tiers du volume original.
333 Roman publié en série dans le journal Kokkai 国会 entre le 7 novembre 1891 et le 18 mars 1892, puis
après une brève interruption, les derniers chapitres paraissent du 12 au 19 avril de la même année. C’est aujourd’hui le roman le plus connu de Rohan. Voir la traduction anglaise de Chieko IRIE MULHERN (« The Five‐Storied Pagoda »), in KŌDA Rohan 幸田露伴, Pagoda, Skull & Samurai, Rutland/Tōkyō, 1985.
À ce moment crucial qui sépare la vie et la mort, tous poils hérissés, les dents serrées et les yeux grands ouverts, agrippant dans son poing un burin qu’il avait amené au cas où, il attendit patiemment le jugement du ciel… (RZ V 270)
L’œuvre se révèle parfaite et l’abbé peut l’inaugurer le lendemain en grande pompe, déposant l’énigmatique plaquette : « Construit par le citoyen d’Edo Jūbei – Réalisé par Genta de Kawagoe » 江都の住人十兵衛之を造り川越源太郎之を成す.
Tsujijōruri (Le Conteur de rue)334 relate l’histoire d’un forgeron de Kyōto, Nishimura Torakichi, ruiné à cause de son amour immodéré pour le vin, les femmes et le jōruri335.
Contraint de quitter sa ville natale et d’abandonner sa vieille mère et sa fille, il part pour Edo, où il devient conteur de rue. Un jour, il est découvert par un seigneur retiré qui l’accueille dans sa demeure. Fort de sa nouvelle situation, il peut finalement faire venir sa famille à la capitale.
Dans la suite Nemimi‐deppō (Détonation surprenante)336, Nishimura (qui a pris le nom de Dōya) a désormais accès, grâce à son protecteur, aux sphères les plus influentes de la société ; il est alors chargé de fabriquer des canons pour le seigneur Shimazu. Il s’acquitte si bien de la tâche qu’il devient rapidement très riche. Il jouit pleinement de sa fortune ; les femmes se disputent ses faveurs. Pour savourer complètement son triomphe, il se rend à Kyōto pour se vanter de son succès auprès de ses anciens compagnons artisans. Seul son vieux maître lui réserve un accueil froid.
Fūryūma (Le Démon de l’Amour)337 se présente sous la forme d’un récit épistolaire. Il
relate l’amour tragique d’un orfèvre. Artisan doué, Andō Heishichi tombe un jour amoureux d’O‐Hama, la fille de son revendeur. Elle fabrique en secret des copies en résine de chefs‐d’œuvre en vente dans le magasin de son père, et grâce à ces modèles, Heishichi devient un maître de son art. Mais un jour, Gotō Kanenori, l’héritier de la famille d’orfèvres la plus célèbre du Japon, demande O‐Hama en mariage. Le père finit par céder à cette proposition avantageuse et, pendant que Heishichi hésite à prendre la fuite avec son amante, celle‐ci est enlevée par son futur mari. Un revendeur rival cherche à profiter de la situation et attise le ressentiment de Heishichi envers Kanenori pour stimuler sa création artistique. Mais Heishichi reste prostré toute la journée devant les copies des chefs‐d’œuvre de la famille Gotō, incapable de créer. Il finit par
334 Publié dans Kokkai 国会 du 1er au 26 février 1891 (RZ V 47‐98).
335 Textes récités par un chanteur, accompagnés au shamisen, et joués avec des marionnettes. Un des arts
dramatiques majeurs de la période d’Edo dont Chikamatsu Monzaemon fut peut‐être le plus illustre représentant.
336 Publié dans Kokkai du 10 mars au 26 avril 1891 (RZ V 99‐182).
337 Publié dans la revue Shin‐shōsetsu 新小説 d’août à décembre 1898 sous le titre Chōchūsho 帳中書 (Lettre derrière le rideau) (RZ V 445‐473). Voir le détail de la genèse plus loin, p. 220.
attraper une maladie aux yeux. Quand O‐Hama, qui s’est entre‐temps enfuie de chez son mari le retrouve, il est devenu complètement aveugle. Ils se suicident alors dans l’espoir que leur amour se réalise dans leur prochaine vie.
Wankyū monogatari (Histoire de Kyūbei le potier)338 relate l’histoire d’un potier de Kyōto,
Kyūbei, qui cherche à obtenir les faveurs d’une courtisane, Matsuyama, après avoir appris que son père est un recouvreur de dettes pour une guilde de potiers de Kyūshū qui garde précieusement le secret d’un émail à l’or. Il finit par convaincre le père de lui révéler le secret et parvient à créer des porcelaines qui surpassent celles de Kyūshū. Mais quand le père est exécuté pour trahison, Kyūbei devient fou. Il recouvrera cependant peu à peu ses esprits et finira par se marier avec Matsuyama.
Ce sont des textes très riches, qui invitent à de multiples réflexions, peut‐être parce qu’ils entrent dans un jeu de résonances avec le contexte historique, qui voit une transformation profonde de la conception de l’art et une valorisation de la production artisanale, ou avec les propres ambitions artistiques de l’auteur. Trois plans bien distincts, certes, mais qui nécessitent quelques précisions préalables pour comprendre mon propos.
Les trois textes fondateurs du genre, Fūryūbutsu, Ikkōken et Gojūnotō, partagent une structure narrative similaire, qui peut se réduire, schématiquement, à ceci : un artisan de classe modeste, talentueux et ambitieux, mais un peu en marge de la société, trouve un salut dans la création artistique. Rohan campe ses personnages dans un climat de pauvreté. La femme de Jūbei plante remarquablement le décor dans un épanchement aux relents misérabilistes : 世の栄え富める人々は初霜月の更 衣うつりかへも何の苦慮く る し みなく、紬に糸織に自己お のが好きずきの衣き ぬ着て寒さに 向ふ貧者の心配も知らず、やれ炉開きぢや、やれ口切ぢや、それに間に合ふやう是非とも取り急い で茶室成就し あ げよ待合の庇廂ひ さ し繕へよ、夜半のむら時雨も一服やりながらで無うては面白く窓撲つ音を聞 き難しとの贅沢いふて、木枯凄じく鐘の音氷るやうなつて来る辛き冬をば愉快こ ゝ ろ よいものかなんぞに心 得らるれど、其茶室の床板と こ い た削りに鉋礪とぐ手の冷えわたり、其庇廂ひ さ しの大和がき結ひに吹きさらされて 疝癪も起すことある職人風情は、何ど れほどの悪い業を前の世に為し置きて、同じ時候に他とは違ひ悩 め 困くるしませらるるものぞや
338 Publié dans la revue Bungei kurabu 文芸倶楽部 dans les numéros de janvier 1899 et 1900 (RZ V 475‐ 541). L’histoire s’inspire d’un épisode plusieurs fois traité dans la tradition littéraire et dramatique (par
Saikaku notamment). La trame de base est la suivante : Kyūbei parvient à faire faire par un artisan de Kyōto des porcelaines avec des dessins en couleur superbes grâce au secret de glaçage à l’émail doré que lui a révélé secrètement un artisan de Bizen. Découvert, celui‐ci est puni de mort par son clan, et Kyūbei devient fou en entendant la nouvelle.
Ceux qui atteignent fortune et prospérité en ce monde n’ont aucune peine à changer d’habit quand survient le premier gel. Ils ne savent rien du souci des pauvres gens quand l’hiver approche et revêtent leurs pongés de soie préférés tout en annonçant en grande pompe : « Ah, Ouvrons le foyer d’hiver ! Ah, enlevons le couvercle de la jarre à thé nouveau ! Dépêchez‐vous ! Réparez l’avant‐toit et achevez la salle de thé à temps ! Impossible d’apprécier le son des averses nocturnes sur les fenêtres sans un bon bol de thé. » Croient‐ils qu’un hiver terrible quand la bise glaciale semble même faire geler le son des cloches est une chose réjouissante ? Alors que le pauvre artisan se gèle les mains en aiguisant son rabot pour niveler les planches de leur salle de thé, qu’il dresse au vent leur palissade, pris parfois de convulsions. Combien a‐t‐il dû accumuler de mauvais karma dans ses vies antérieures pour souffrir de la saison même dont se réjouissent d’autres ? (RZ V 190) Pauvreté qui s’appréhende dans une perspective de lutte des classes et engendre une intense frustration, que laisse éclater Shuun dans ce monologue : さても浮世や、猛き虎も樹の上の猿には侮られて位置の懸隔を恨むらん、吾肩書に官爵あらば、あ の田原の額に畳の跡深々と付さし、恐惶謹言させて子爵には一目置た挨拶させ差詰聟殿と大切がら れべきを、四民同等の今日とて地下ぢ げと雲上の等差ち が ひ口惜し
Dans ce monde, le tigre féroce est raillé du singe juché sur l’arbre et peste contre la distance qui sépare leurs positions. Si j’avais une fonction au gouvernement et un titre de noblesse, j’obligerais ce Tawara [le serviteur du vicomte] à me parler avec déférence et à se prosterner à mes pieds jusqu’à ce que les tatamis laissent une trace profonde sur son front. Je forcerais le vicomte à saluer avec respect et à traiter avec égards son futur gendre. C’est vraiment rageant qu’il existe encore aujourd’hui une telle différence entre la haute société et les gens de basse extraction alors qu’on prône l’égalité des classes. (RZ I 59‐60)
Frustration également de ne pas pouvoir donner la pleine mesure de leur talent. Car ces artistes sont dotés d’une ambition démesurée. Gonflé d’orgueil, et inspiré par l’alcool, Shōzō déclame :
かう見えても此の正蔵は当時天下に第一と云はるゝ武蔵守正光殿が教を受け、かたじけなくも天あ まの 麻比止都禰ま ひ と つ ねの 命みことの流れを汲んで、(中略)恐らく日本六十余州の刀鍛工か ぢ、見渡した処我が上に立 たせべきものも無し、(中略)一心こめて打つて上ぐるならば師匠が作にも劣らざるのみかは、虎