DEPUIS L ’O CCIDENT
2. K ŌDA R OHAN ET LE MONDE DES LETTRES AUTOUR DE 1890
2.5 Posture paradoxale de l’homme fūryū
On complétera ce portrait, par quelques faits biographiques précis mais révélateurs de l’image qu’il cherche à donner de lui‐même.
Après avoir vendu le manuscrit de son premier roman aux éditions Kinkōdō pour la coquette somme de vingt yens, Rohan va fêter l’événement avec les deux amis qui lui servirent d’intermédiaire, puis, échauffés par la boisson, ils partent en voyage vers les montagnes centrales du Japon. Laissant ses compagnons en cours de route, Rohan poursuivra seul son périple jusqu’à Ōsaka, avant de retourner vers la capitale où il arrive un mois après son départ, sans un sou en poche, « extrêmement fier de la subtilité avec laquelle [il a] géré [son] budget » 自ら経済の妙を得たるに誇ること甚し 208.
Lors d’une assemblée du Bungakukai 文学会, qui réunissait les plus grands noms du monde des lettres209, Rohan se présente ivre avec un volume de Hokujoro kidan 北女閭奇
208 Ce voyage du Nouvel 1889 est raconté dans Suikyōki 酔興記 (Ivre d’allégresse, in Chintō sansui 枕頭山水 Paysages de chevet, Hakubunkan, 1893).
209 La Bungaku kenkyū kai 文学研究会 (Société pour l’étude de la littérature), abrégé ensuite en
Bungakukai, fut créée en 1888, par Tokutomi Sohō (éditeur en chef de Kokumin no tomo), Morita Shiken et Asahina Chisen. Elle rassemblait d’abord plutôt des penseurs et critiques de la littérature proches du Minʹyūsha : Yoda Gakkai, Takahashi Gorō, Yano Ryūkei, Uchida Shūhei, Kume Kanbun, Takegoshi Yosaburō, Shiga Shigetaka, Suga Ryōhō… Et parmi les nouveaux romanciers : Tshubouchi Shōyō,
談 (Histoire singulière dans les quartiers de plaisir du nord) coincé de manière ostentatoire entre les pans de son kimono, alors qu’en ce temps‐là, on débattait ardemment sur la question de l’abolition de la prostitution210.
Le troisième épisode a déjà été évoqué. Après avoir hésité un temps à poser son pinceau pour prendre la robe monacale, Rohan décide de poursuivre sa carrière d’écrivain et entérine sa décision en se rasant le crâne. Jusqu’en 1895 environ, il arborera fièrement cet attribut qui lui vaudra le surnom de « Bonze de Yanaka » 谷中の 和尚, donné par ses amis du Negishi.
Ces exemples illustrent le tempérament extrême du jeune Rohan. Il en ressort que c’est un personnage qui paraît soigner son excentricité ; excentricité qui se caractérise dans ces cas précis par le déni de l’argent, le goût pour le vin et les femmes ou l’attachement à un « look » monacal. Ces éléments sont autant d’indices révélateurs de la posture adoptée par Kōda Rohan dans le monde des lettres, qui relèvent de l’imaginaire associé à la notion de fūryū. L’étymologie de ce terme sera détaillée dans le chapitre suivant ; il suffit ici de rappeler qu’une de ses acceptions courantes renvoie à un idéal esthétique de la transcendance, qui valorise le désengagement social et l’émancipation des contraintes matérielles, pour comprendre le paradoxe profond qui sous‐tend la posture de cet écrivain positionné, quoiqu’il en veuille, au cœur de l’une des plus grandes capitales du monde lancée à pleine vapeur dans la course à la modernisation.
Ainsi, cette apparente désinvolture, cet air dégagé, qu’il cherche à se donner ne cache que trop mal le fait que le jeune Rohan est un écrivain fondamentalement instable, car son puissant désir de transcendance n’est jamais, ne peut jamais être, pleinement assumé.
D’abord parce qu’il doit gérer des contraintes économiques : écrire pour vivre. Il entre donc au Yomiuri shinbun le 24 décembre 1889 (il produisait déjà des textes pour le journal depuis le mois d’août) en même temps qu’Ozaki Kōyō. Ces deux étoiles montantes du bundan avaient été engagées pour rehausser, sous la direction de Tsubouchi Shōyō, la piètre réputation du supplément littéraire. Bien que Rohan Futabatei Shimei et Yamada Bimyō. Ils se réunissaient une fois par mois. Peu à peu, le nombre des participants augmenta (Kōda Rohan, Sudō Nansui, Ishibashi Ningetsu, Ozaki Kōyō, Uchida Roan, Mori Kainan, Miyazaki Koshoshi, Nakanishi Baika, Awashima Kangetsu, Inoue Michiyasu…) ; les romanciers étaient devenus plus nombreux. Les réunions prirent la tournure de banquets festifs et la Société se dispersa en 1890. (ITŌ Sei 伊藤整, Nihon bundan‐shi 日本文壇史 (Histoire des milieux littéraires au Japon), 18 vol., Kōdansha bungeibunko, 1994‐19972, vol. 2, pp. 69‐70 et 206‐209)
210 L’épisode est rapporté par Tsubouchi Shōyō dans son journal (Shōyō nikki – Meiji nijūsannen no kan 逍
遥日記 明治二十三年の巻 (Journal de Shōyō – Cahier de 1890), in Société Shōyō (逍遥協会 Shōyō kyōkai) (éd.), Tsubouchi Shōyō kenkyū shiryō 坪内逍遙研究資料 (Documents pour l’étude de Tsubouchi Shōyō), Zaidan hōjin Shōyō kyōkai, 1971, vol. 3, entrée du 11 janvier 1890). Je n’ai pu identifier l’ouvrage en question.
bénéficie d’un statut avantageux — il reçoit un demi‐salaire (qui se monte vraisemblablement à vingt‐cinq yens), mais jouit d’une certaine indépendance (il n’est pas tenu à se rendre tous les jours au bureau) — cette date marque son début en tant qu’écrivain professionnel. Il recevait certes auparavant une rétribution pour ses manuscrits, mais en devenant feuilletoniste, il est mensualisé. En contrepartie, il doit désormais livrer régulièrement des textes. Or cette contrainte semble lui peser car il multiplie les échecs : il abandonne Yuki funpun 雪紛々 (Flocons de neige, 25 décembre), Suikyōki 酔郷記 (Paradis d’ivresse, 15 janvier), Miren みれん (Regrets, 31 janvier), puis Hige otoko ひげ男 (Le Barbu, 19 juillet). On peut percevoir ici un décalage dans la pratique de l’écriture entre l’écrivain dilettante, tel qu’il se plaît à s’afficher, et le feuilletoniste professionnel ; un décalage auquel il peine à s’adapter. Son passage à Kokkai à la fin 1890 annonce une période plus faste. Il y publiera quelques récits en feuilleton qui seront reçus avec enthousiasme (alors qu’il n’avait produit aucune œuvre notoire dans les colonnes du Yomiuri) : Tsujijōruri 辻浄瑠璃 (Le Conteur de rue) et sa suite Nemimi‐deppō 寝耳鉄砲 (Détonation surprenante), Isanatori いさなとり (Le Chasseur de baleines), ainsi que la nouvelle considérée comme son chef d’œuvre, Gojūnotō 五重塔 (La Pagode à cinq étages). Mais Fūryū Mijinzō 風流微塵蔵 (Le Grenier des poussières subtiles), interrompu en 1895, marque le retour de ses doutes en matière de création romanesque. Il portera alors, par exemple, un regard désabusé sur lui‐même dans un drame, Yūfuku shijin 有福詩人 (Le Poète fortuné, janvier 1894), où il se met en scène comme un poète médiocre, forcé de se plier aux goûts de son époque pour publier tous les jours dans son journal. Sa réorientation vers des activités éditoriales après la dissolution de Kokkai traduit sa difficulté à assumer son statut de romancier professionnel.
Deuxième moment où l’on peut lire l’expression la plus directe et la plus intense de son aspiration à la transcendance est cette année 1890, celle de l’« ébranlement spirituel », qui prend la tournure d’une interrogation singulière : faut‐il contempler le monde en moine ou l’écrire en romancier ?
À la fin de l’année 1891, Rohan évoque le combat spirituel qu’il a livré ces dernières années : 一二年来ひそかに念お もふところありて、日を重ね月を重ぬるに随ひ其念やうやく切なれども未だ果す ことを得ず。蓋し我が意の欲するところに我が身を投せんとすれば或は父母の悦ばざらむことを恐 れ、或は我が身の我が意に長く服して燃指失明も敢て辞せずといふが如くなる能はざらむことを恐 れ、また我が身の欲するところに我が意を枉げ屈せんとすれば恨悶に堪へ難く、地獄溪に潜み霧積 山に隠れては外より来るの縁を謝し中に懐けるの思を錬りしに、畢竟一にも益なく二にも益なく、 上山の路を下山にも辿り発時の迷を帰時にも持し J’ai une idée qui sommeille en mon for intérieur depuis un ou deux ans. À mesure que les jours et les mois se succèdent, elle se fait de plus en plus ardente, mais je n’ai pas encore pu la réaliser. Sans doute parce que si je mettais mon corps au service de ma volonté, je craindrais soit de mécontenter
mes parents, soit que mon corps ne puisse obéir longtemps à ma volonté sans devenir asthénique ou aveugle. Et si je pliais ma volonté aux désirs de mon corps, il me serait difficile de résister aux tourments. Je me suis terré à Jigoku‐dani, je me suis caché dans le mont Kirizumi a pour couper
toute influence venant de l’extérieur et ressasser mes pensées intimes. Mais en définitive, cela n’a pas eu le moindre effet. Je suis redescendu par le même chemin que j’étais monté ; j’éprouvai les mêmes doutes à mon retour qu’à mon départ.211 _____ a Respectivement en juillet et octobre 1890. La nature exacte de ses tourments est obscure. Mais on peut supposer qu’une partie du problème est liée à un éventuel désir d’embrasser la vie monacale. Au paroxysme de la crise, peu après son retour de Jigoku‐dani, il publie une dizaine de poèmes, dont deux waka qui suggèrent l’existence d’un dilemme de ce genre. Ils s’intitulent respectivement Teihatsu o hossu 欲剃髪 (Je veux me raser les cheveux) et Futeihatsu o hossu 欲不剃髪 (Je ne veux pas me raser les cheveux)212 : いざ行むとてもうき世を立出て何しら雲の山のあなたに Allons‐y ! pensai‐je en quittant ce bas monde – au‐delà de la montagne sous les nuages blancs 山里にひとり寝るとも幾度か世に迷ふらむ夢もつたなし Dormant seul dans un hameau de montagne, combien de fois ne caresserai‐je le rêve futile d’aller errer dans le monde ? Rohan avait toujours été fortement attiré par la vie contemplative : il s’était familiarisé depuis longtemps avec le canon bouddhique, s’était intimement lié avec un moine zen durant son séjour en Hokkaidō et, peu après son retour à Tōkyō, il était si souvent plongé dans la lecture de soutras que son père avait cru un instant qu’il deviendrait moine.
Si l’on poursuit la lecture du texte cité plus haut, on apprend en quoi pouvait consister ses retraites dans les montagnes à travers lesquelles il cherchait à retrouver une certaine paix intérieure. En effet, après avoir rappelé l’échec de Jigoku‐dani et du mont Kirizumi, il dit s’être habitué aux hauts et bas de son cœur, mais que récemment, il avait été pris à nouveau par l’envie de purifier son esprit de toute impureté. Il évoque alors sa méthode usuelle baptisée « exténuation de la pensée » (rōshihō 労 思 法 ), vraisemblablement une invention de son cru. Il part en cachette de sa famille pour n’être dérangé par personne, à Hakone cette fois‐ci, où il passe ses journées à moitié en écrivant, à moitié en lisant des poèmes anciens, sans interruption jusqu’au soir quand il boit goulûment avant de sombrer dans un état semi‐comateux jusqu’au matin et de réitérer l’opération pendant une semaine jusqu’à ce que son cœur retrouve son calme. Il faut avouer que la méthode évoque davantage la mise en scène qu’une véritable ascèse monacale, quoiqu’elle n’eut sans doute pas déplu à certains adeptes du zen.
211 Recueil d’essais intitulé Aigoseisha kaiwa 靄護精舎快話 (Histoires plaisantes d’Aigoseisha), texte 35, in Kokkai 国会, 22 octobre 1891 (RZ XXIV 121).
Sans atteindre forcément ce point extrême, il semble qu’il partageait en général son temps de « retraite » entre la lecture, l’écriture, la contemplation de la nature et la pratique du zazen.
Au mois d’août 1890, peu après avoir composé ses deux waka sur la « tonsure », Rohan entame l’étude du Soutra du Cœur de la Sagesse suprême (Hannya shingyō 般若心経)213 qui, presque paradoxalement, le mènera à la certitude que la vie monacale n’offre pas une solution viable à ses doutes existentiels. Il rédige un commentaire du soutra214 dont l’essence serait concentrée dans ces vingt‐quatre caractères :
色不異空、空不異色、色即是空、空即是色、受想行識亦復如是
Les formes ne diffèrent pas du vide, le vide ne diffère pas des formes. Les formes sont vides, le vide est forme. Ainsi des sensations, des perceptions, des formations karmiques et de la conscience. Rohan décrit shiki 色 comme le corps charnel et palpable, que l’on habille et nourrit. L’homme lui voue un attachement sans mesure. Pourtant, ce corps est éphémère comme de l’eau momentanément figée en glace, explique‐t‐il. La glace est caractérisée par sa dureté, mais cette propriété est provisoire, car elle est due à l’action du froid. Dès que le vent doux du printemps souffle, sa dureté n’existe plus : elle est vide (kū 空). Le corps de l’homme est éphémère comme la glace et toutes ses souffrances proviennent de ce qu’il y est trop attaché.
Les pratiques ascétiques bouddhiques visent précisément la prise de conscience du caractère éphémère de l’enveloppe charnelle qui est source de toutes souffrances. Mais Rohan voit dans cette pratique une arme à double tranchant :
為永春水が作の書中にある男女の恋などはあたまより終りまで、此般若の宝剣にて斬らば、正宗に て雁皮紙を斬るよりもろかるべし。さりとて無暗に此般若の利剣をふりまはす時は、親の恩を忘れ 朋友の情をみだり、夫婦の愛を無茶苦茶にして無法三昧となるべし。
Trancher les amours des livres de Tamenaga Shunsui a avec le précieux sabre de la Sagesse
suprême, est encore plus aisé que de couper une feuille de daphné avec une lame de Masamune b.
Toutefois, si l’on brandit à tort et à travers cette lame affilée de la Sagesse suprême, on oublie notre dette envers nos parents, trahit l’affection de nos amis, détruit l’amour de notre conjoint ; c’est le comble de la déraison. (RZ XXIV 92)
_____
a 為永春水 (1790‐1843), écrivain de ninjōbon.
b 正宗, célèbre forgeur de sabres qui vécut à la fin du XIIIe siècle.
213 C’est sans doute le texte le plus populaire du bouddhisme. Condensé de deux cents soixante
caractères, il résume l’essence (le « cœur ») du corpus de textes fondateurs de la doctrine du Grand Véhicule connu sous le nom de Hannya‐kyō 般若経 (Soutra de la Sagesse suprême) ou Hannya haramita‐kyō 般 若波羅多経 (Soutra de la Perfection de la Sagesse suprême). La notion de vide (kū 空) y occupe une place centrale.
214 Hannya shingyō dainigichū 般若心経第二義注 (Commentaire secondaire au « Soutra du cœur de la sagesse suprême »). Une partie de l’introduction est publiée le 30 août dans le Yomiuri shinbun 読売新聞. (RZ XL 79‐ 103)
Il serait donc aisé de se défaire des désirs, mais Rohan ne peut pas admettre que ce détachement conduise à un manque d’humanité. Le détachement n’illustre que la première partie de la proposition : 本文にも色不異空として色を破したるあとは、空不異色としてまた空を破してあり。 Le texte dit « les formes ne diffèrent pas du vide », mais après avoir détruit les formes, il continue « le vide ne diffère pas des formes » : il faut également détruire le vide. (RZ XXIV 93) Rohan condamne donc la solution du détachement ascétique. 恰も湯に入りて出て来てもやはりもとの人なれど、垢は落ちて清きが如し。平凡へ ぼ禅宗の素人大抵湯 に入りて其まゝいつまでも湯の中にてさはぎちらし、湯気にあがりて眼をまはし、都々一歌ひなが ら無茶苦茶となるごとし。湯気にあがりたるは垢づきたるより猶悪し。此湯気にあがりたる人たち は鳥を見て犬と思ひ、水を呑んで湯と心得、親をすてゝ執着せぬと威張り、女房を罵りて天魔めと 叱り国王の臣ではないなぞと余所眼には笑止な振舞、悲しむに堪へたり。是等は経もよまざるたゞ の人に劣ること、恰も湯気にあがりたる人は垢ついたる人より悪きごとし。我も一年ばかりは湯気 にあがりて、人跡なき深山の笹小屋に徹夜の坐禅など役だゝぬ業を悦び、酒の肴に楞厳経を読むな ど白痴を尽したれど、幸にして浮世の冷水に脳天をひやし、今更おもへば空しく威張りたること一 ツも役にたゝず、色不異空だけ見て空不異色に眼をとめざりし故なり。色不異空なれば、つまり親 は親友達は友達、それぞれ柳はみどり花は紅なるが故、我れ犬に生れたらむには四ッ這なるべし。 人に生れて今日人の道を行はねばならず、泣くも道理、笑ふも道理、矢張り常の人の如く茶も喫し