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Section 2 : Un manquement à un devoir juridique après la production du dommage

1. Une consécration latente en droit positif français

329. Les civilistes regrettent que le droit civil français de la responsabilité soit l'exception en ne consacrant pas le devoir de la victime de ne pas aggraver son dommage. L'étude du droit positif manifeste ce rejet (a). En effet, aucun texte juridique ne prescrit ce devoir. De plus, le juge judiciaire de même que dans une moindre mesure le juge administratif rejettent explicitement le devoir de ne pas aggraver le dommage corporel399. Si toutefois les projets de réforme sur le droit des obligations et de la prescription et sur la responsabilité civile préconisent de le reconnaître officiellement, ils ne font mention d'aucune exigence à l’égard la victime (b).

398 C.A.A., Marseille, 14 mai 2012, M. D., n°08MA00671 ; obs. M. LOPA DUFRÉNOT, A.J.D.A., 2012, p. 1509 - 1511 ; C.E., 3 décembre 2010, M. Gandia, n° 334622. Pour des développements, v. infra.

a) Aucune consécration formelle en droit positif

330. Aucun texte juridique dans les droits privé et administratif de la responsabilité civile ne consacre ou n'exclut ce devoir de la victime400. Quelques exemples peuvent toutefois être trouvés en-dehors du droit de la responsabilité civile.

331. En droit des assurances, en premier lieu, le Conseil d’État a déduit de l’article L. 121-17 du

code des assurances que l’assuré victime d’un sinistre a l’obligation de remettre en état son bien en

utilisant l’indemnisation versée à ce titre par l’assureur401. Disposant de moyens financiers, l’assuré victime se doit alors d’agir pour éviter que son dommage ne s’aggrave. Il faut toutefois préciser que, dans cet arrêt, la haute juridiction administrative considère que « la méconnaissance de cette

obligation, qui ne concerne que la relation entre l'assureur et son assuré, est dépourvue d'incidence sur la recevabilité comme sur le bien-fondé de l'action subrogatoire de l'assureur à l'encontre du tiers responsable du dommage, régie par l'article L. 121-12 [du code des assurances] ».

332. En droit de la sécurité sociale, en second lieu, le pouvoir réglementaire avait tenté de consacrer un devoir d’observance des patients - assurés sociaux en subordonnant le remboursement du dispositif pour l’apnée du sommeil à l’observance de ce dernier402. Les études relatives à l’observance mettent en exergue la corrélation entre l’inobservance d’un traitement médical et l’aggravation de l’état de santé, de même que l’aggravation du déficit de la Sécurité sociale403. Or, les arrêtés prescrivant ce devoir ont été annulés pour un vice de compétence. Seule la loi pourrait consacrer pareil devoir404.

400 Commentant l'arrêt C.A.A., Marseille, 14 mai 2012, M. D., n°08MA00671, précité, M. LOPA DUFRÉNOT, « La victime d'un dommage corporel a-t-elle l'obligation de réduire l'étendue de son préjudice ou d'éviter son aggravation ? », loc. cit., n'y fait pas référence.

401 C.E., 10 février 2017, MAF, n°397630 ; A.J.D.A., 2017, p. 1030 : « que si l'assuré est tenu, en application des

dispositions de l'article L. 121-17 du code des assurances précitées, d'utiliser l'indemnité versée par l'assureur en réparation d'un dommage causé à un immeuble bâti pour procéder à la remise en état effective de cet immeuble ou pour la remise en état de son terrain d'assiette ».

402 Arrêtés du 9 janvier 2013 et du 22 octobre 2013 portant modification des modalités d'inscription et de prise en

charge du dispositif médical à pression positive continue pour le traitement de l'apnée du sommeil et prestations associées au chapitre 1er du titre 1er de la liste des produits et prestations remboursables prévue à l'article L. 165-1 du code de la sécurité sociale. À noter que ce projet avait d’ores et déjà été proposé par l’arrêté du 23 décembre

1998, modifiant le titre 1er du tarif interministériel des prestations sanitaires et relatif aux dispositifs médicaux pour traitement de l'insuffisance respiratoire et de l'apnée du sommeil et aux prestations associées. Or, les carences de la

technologie de l'époque n'en permettaient pas la mise en œuvre. Il n'a donc jamais été appliqué.

403 Par ex., v. A. LOPEZ et C. COMPAGNON, Pertinence et efficacité des outils de politique publique visant à favoriser

l'observance, op. cit., p. 25 - 29 ; G. DUHAMEL, « Les enjeux de l'observance », in LAUDE A. et TABUTEAU D. (dir.),

De l'observance à la gouvernance de sa santé, P.U.F., coll. « Droit et santé », 2007, p. 24 ; P.-L. BRAS, « Déficit de l'assurance maladie : dérembourser ou prélever ? », loc. cit., p. 644 - 655.

404 D’abord suspendu par l’ordonnance du C.E., 14 février 2014, Union nationale des associations de santé à domicile

et autres, n°374699, l’arrêté du 22 octobre se substituant à celui du 9 janvier a été annulé en excès de pouvoir dans

333. En droit de la responsabilité civile, le juge judiciaire rejette catégoriquement le devoir de la victime de ne pas aggraver son dommage corporel. Si le juge administratif l'a également rejeté de manière formelle dans plusieurs décisions de justice, il l'a cependant admis en reconnaissant un fait générateur de la victime de nature à exonérer partiellement la personne publique de sa responsabilité.

334. Rejet catégorique par le juge judiciaire. Dans deux arrêts du 19 juin 2003, la Cour de

cassation a expressément considéré que, si « l'auteur d'un accident doit en réparer toutes les

conséquences dommageables […] la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable »405. Si elle s'est référée à « l'intérêt du responsable », emportant la critique de la doctrine406, la haute juridiction judiciaire ne voulait en aucun cas signifier que la victime aurait dû, dans l'éventualité dudit devoir, ne pas aggraver son dommage par faveur pour le responsable. De fait, la Cour de cassation, qui a confirmé la non consécration du devoir407, a finalement fondé son rejet sur le principe de la réparation intégrale, d'une part, et sur le principe du respect de l'intégrité corporelle408, d'autre part. Il est à cet égard remarquable de constater que les juges du quai de l'Horloge ont mis un terme à la jurisprudence antérieure409 qui distinguait selon le type de soins, à l'instar de leur nécessité ou de leur dangerosité410.

335. Rejet résiduel par le juge administratif. S'il est moins rigoureux dans la motivation de ses

décisions de justice, ne se référant guère aux principes de la réparation intégrale et du respect de l'intégrité corporelle, le juge administratif a également rejeté ce devoir de la victime de ne pas aggraver son dommage corporel.

et 374353. Il est intéressant de noter que, dans deux ordonnances de référé en 2013, C.E., ord., 9 septembre 2013,

Société R Santé, n°370444 et C.E., ord., 2 mai 2013, Union nationale des associations de santé à domicile et autres, n°367341 le Conseil d’État avait rejeté la suspension d'un tel arrêté. Le juge des référés avait été saisi par

une associations de patients et par un prestataire en charge d’installer le dispositif de l’apnée du sommeil.

405 Cass., 2è civ., 19 juin 2003, Bull. civ. II, 2003, n°203 (deux arrêts) ; J.C.P. G., 2004, I, 101, note G. VINEY ; R.T.D.

civ., 2003, p. 716 - 719, obs. P. JOURDAIN. Nous soulignons.

406 Le responsable est tenu de réparer l'intégralité des préjudices subis par la victime. De la sorte, si la victime se devait de ne pas aggraver son dommage ou les conséquences dommageables, ce ne serait pas par faveur du responsable mais, plus précisément, pour des considérations économiques et pour une logique de responsabilisation de la victime.

407 Cass., 2è civ., 26 mars 2015, n°14-16011 ; Resp. civ. et assur., 2015, comm. 172, 2è esp. qui reprend stricto sensu la formulation de l'attendu des arrêts de 2003 dans un attendu de principe : « la victime n'est pas tenue de limiter son

préjudice dans l'intérêt du responsable ». Cass., 2è civ., 25 octobre 2012, n°11-25511 ; D., 2013, p. 415 - 420, note A. GUÉGAN-LÉCUYER ; Cass., 2è civ., 28 mars 2013, n°12-15373 ; Resp. civ. et assur., 2013, comm. 189 et 190 (dans les mêmes termes).

408 Cass., 1re civ., 15 janvier 2015, n° 13-20180 ; Resp. civ. et assur., 2015, comm. 134, S. HOCQUET-BERG ; J.C.P. G., 2015, 436, J. HOUSSIER ; D., 2015, p. 1075 - 1079, note T. GISCLARD ; Cass., 1re civ., 3 mai 2006, Bull. civ. I, 2006, n° 214 ; R.T.D. civ., 2006, p. 562 - 564, obs. P. JOURDAIN ; Cass., 2è civ., 19 mars 1997, n°93-10914 ; Bull. civ. II, 1997, n° 86 ; R.T.D. civ., 1997, p. 675 - 676, obs. P. JOURDAIN ; Cass. 2è civ., 19 juin 2003, n°01-13289, précité. 409 Par ex., v. Cass., crim., 30 octobre 1974 ; D., 1975, p. 178 - 179, note R. SAVATIER.

336. Dans un arrêt du 3 décembre 2010, le Conseil d'État a en effet cassé l'arrêt d'appel au motif que la cour avait imputé à la victime l'aggravation de son état de santé au refus d'une intervention chirurgicale411. Pour justifier l'absence de fait générateur de la victime comme cause d'aggravation du dommage, le Conseil d'État a considéré que l'intervention réparatrice, à laquelle la victime aurait pu recourir, « n'aurait pas été rendue nécessaire si une faute n'avait pas été commise par le centre

hospitalier ». Dans cet arrêt, le Conseil d'État ne rejette le devoir de la victime de ne pas aggraver

son dommage corporel que de manière négative. Le fait générateur de la victime aggravant le dommage de celle-ci est en fait occulté par le fait que le dommage n'aurait pas été causé et n'aurait pas été aggravé si le centre hospitalier n'avait commis aucune faute au préalable.

337. Or, dans un arrêt du 14 mai 2012, la cour administrative d'appel de Marseille rejette expressément ce devoir412. En effet, elle affirme :

« que la victime d'un dommage corporel qui a la possibilité de réduire l'étendue de son

préjudice ou d'en éviter l'aggravation n'y est toutefois, en dehors des cas où la loi le prévoirait, pas tenue ; que son abstention, qui ne saurait dès lors être considérée comme fautive, ne peut faire obstacle à la réparation intégrale de ce dommage, ni à celle de l'aggravation susceptible de naître d'une telle abstention »413.

338. Plus récemment, le Conseil d'État est venu confirmer cette position en considérant que la victime n'est pas tenue de suivre un traitement qui rend possible la guérison de son état414. Une abstention de la victime ne peut dès lors être qualifiée de fait générateur de nature à exonérer la personne publique de sa responsabilité. Toutefois, la haute juridiction administrative précise que le refus de suivre un traitement justifie seulement que l'indemnisation soit limitée aux préjudices déjà subis à la date du jugement. Les préjudices futurs, éventuellement liés à l'aggravation de l'état de santé de la victime qui ne sont pas encore certains, ne peuvent logiquement faire l'objet d'une

411 C.E., 3 décembre 2010, M. Gandia, n° 334622, précité. 412 C.A.A., Marseille, 14 mai 2012, M. D., n°08MA00671, précité. 413 Id. Nous soulignons.

414 C.E., 18 juillet 2018, n°409390 : « que la circonstance qu'une intervention réparatrice demeure possible ne fait pas

obstacle à l'indemnisation, dès lors que l'intéressé n'est pas tenu de subir une telle intervention, mais justifie seulement qu'elle soit limitée aux préjudices déjà subis à la date du jugement, à l'exclusion des préjudices futurs, qui ne peuvent pas être regardés comme certains à cette date et pourront seulement, le cas échéant, faire l'objet de demandes ultérieures ». Nous soulignons ; C.E., 25 octobre 2017, n°400950 : « qu'en revanche, l'existence de traitements rendant possible une guérison fait obstacle à l'indemnisation des préjudices futurs, qui ne peuvent être regardés comme certains […]. Considérant que la cour s'est bornée à rejeter la demande d'indemnisation qui lui était présentée pour les préjudices à venir sans exclure une réparation de ces préjudices une fois que ceux-ci auront le cas échéant été subis et présenteront alors un caractère certain ; qu'il appartient dans ce cas à la victime de solliciter une indemnisation pour chaque nouvelle période ouvrant droit à réparation, sans que ce droit puisse être diminué du fait que l'intéressée, comme elle en a exprimé l'intention, aura refusé de suivre les traitements lui offrant une chance de guérison ».

indemnisation. Il appartient alors à la victime d'exercer une action en réparation dès qu'elle pourra démontrer la certitude de ses préjudices.

b) Une consécration imprécise dans les projets de réforme

339. Préconisé par les spécialistes de droit civil de par l'inspiration des systèmes juridiques étrangers, le devoir de la victime de ne pas aggraver son dommage est une des thématiques récurrentes dans tous les différents projets de réforme sur le droit des obligations et de la prescription et sur la responsabilité civile.

340. Si les civilistes considèrent que ce devoir de la victime est expressément consacré par ces projets, la lecture de chacun d'eux permet de relativiser ce constat. En effet, aucun ne fait mention de l'idée d'une obligation, d'un devoir ou même d'une exigence. Le projet CATALA et la proposition de loi BÉTEILLE se réfèrent à la « possibilité » de la victime de réduire l'étendue du préjudice ou du dommage ou à la « possibilité » d'en éviter l'aggravation415. Les projets TERRÉ et de la Chancellerie estiment que le juge « pourra » réduire les dommages-intérêts lorsque la victime n'aura pas pris les mesures pour limiter le préjudice ou pour éviter de l'aggraver416.

341. S'il ne consacrent donc pas explicitement la réduction de l'étendue du dommage ou l'évitement de l'aggravation du dommage comme un devoir, les différents projets de réforme reconnaissent qu'une abstention de la victime a pour conséquence la réduction des dommages-intérêts. À ce titre, la victime est incitée à prendre des mesures pour ne pas aggraver son dommage.

342. Dans les systèmes juridiques étrangers, il est admis que la victime soit tenue de ne pas aggraver son dommage en se comportant de manière prudente ou diligente (2).

2. Le devoir de ne pas aggraver le dommage rattaché au devoir général de prudence ou