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Section 1 : La délicate prise en compte de l'intention comme critère et indice de détermination du fait générateur de la victime

I. Le suicide défini comme l'action de se tuer de façon voulue, préméditée

455. Depuis que le suicide est étudié par les théologiens, les psychologues, les sociologues et les scientifiques, l'intention est un critère pour définir le geste suicidaire (A). Cependant, certains théologiens, notamment catholiques, estimaient que le suicide supposait davantage qu'une intention de se donner la mort. Le suicide devait en effet manifester une intention coupable afin de pouvoir procéder à un jugement de valeur à l'encontre de son auteur. Se suicider ou tenter de se suicider était ainsi constitutif d'une faute (B).

A. – L'intention, un critère de définition du suicide

456. Défini par les théologiens et les scientifiques comme le fait de se donner volontairement la mort, l'intention étant ainsi érigée en critère essentiel, le suicide n'a pas toujours été caractérisé par l'intention de son auteur. Son étymologie ne met pas en exergue l'intention593. De plus, dès

591 V. infra nos développements aux pt. 453 - 471.

592 Pour les réf., v. infra nos développements aux pt. 475 - 482.

593 Issu étymologiquement du même terme que l' « homicide », le suicide vient du pronom latin sui qui signifie « de soi-même » et de cide, de caedere qui renvoient à « frapper, tuer ».

l'apparition du mot en France en 1762 par l'Académie française, puis en 1792, le suicide est défini par les grands dictionnaires et encyclopédies comme le fait pour une personne de se tuer elle-même594. Une telle acception ignore l'intention de l'auteur. Or, la conception allemande, avec le terme « Selbstmord » qui a été utilisé dès le XVIIè siècle, consiste à appréhender le suicide comme l'action de se tuer de façon voulue, préméditée. C'est justement dans l'optique de distinguer le suicide de l'homicide et du sacrifice, d'une part, et d'un acte d'imprudence ou commis par excès de démence, d'autre part, que la définition du suicide comme le fait de se donner la mort de façon volontaire s'est développée en France.

457. Toujours est-il que si elle est devenue un critère nécessaire dans les conceptions théologiques et scientifiques anciennes (1), l'intention ne l'est plus que par principe dans les conceptions contemporaines (2).

1. L'intention comme un critère nécessaire dans les conceptions théologiques et scientifiques anciennes

458. Depuis que le suicide est expressément reconnu, théologiens et scientifiques ont proposé diverses définitions en prenant en considération le comportement objectif de l'individu et son intention. En 1954, un auteur écrivait à cet égard que le « problème du suicide gagnerait à être

traité selon une terminologie uniforme » en s'entendant sur le sens des mots595. Il reprochait en effet les nombreuses controverses, notamment chez les théologiens catholiques, qui revenaient à distinguer ou à confondre le suicide avec la mort volontaire, d'une part, et avec le sacrifice, d'autre part. La majorité des théologiens consacrait même une distinction entre le suicide direct et le suicide indirect.

459. Ces controverses reposaient en réalité sur des données différentes. En effet, la définition du suicide dépendait soit du comportement objectif de l'individu et de son attitude volontaire, soit de la seule intention de l'individu. Dans son ouvrage sur le suicide, DURKHEIM consacre la première approche. De fait, il définit le geste suicidaire comme « tout cas de mort qui résulte directement ou

indirectement d'un acte positif ou négatif accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat »596. De la sorte, le geste suicidaire suppose l'acte de se tuer et la volonté de la victime de rechercher et d'atteindre sa propre mort.

594 Par ex., v. Dictionnaire de l'Académie Française, le Littré, le Dictionnaire général de la langue française ou encore le Larousse.

595 M. VAN VYVE, « La notion de suicide », Revue Philosophique de Louvain, 1954, 3è série, t. 52, n°36, p. 593. 596 É. DURKHEIM, Le suicide, 1897, rééd. P.U.F., coll. « Quadrige », 2002, p. 5.

460. Or, cette conception a été critiquée car, si elle peut être valable sur le plan théorique, elle souffre de difficultés pratiques. En effet, il est possible de se donner la mort de différentes manières, si bien qu'il est complexe de déterminer quels actes entraînent de soi la mort597. Un auteur distingue à cet égard quatre manifestations de se donner la mort598 : se tuer directement ou se suicider, se tuer indirectement, s'exposer au danger de perdre la vie, raccourcir sa vie ou hâter sa mort. Il est de fait différent de se donner la mort en se plaçant, par imprudence ou non, dans une situation dangereuse et de se donner la mort en ayant un comportement dont la seule finalité est le décès.

461. Ces difficultés pratiques ont alors incité d'autres auteurs à définir le suicide par la seule intention de l'individu. Le suicide consiste à se donner la mort en ayant volontairement recherché celle-ci pour elle-même. Cette conception est en parfaite adéquation avec la définition juridique de l'intention, c'est-à-dire une action volontaire qui tend à atteindre une finalité, sachant que, pour le suicide, celle-ci est la mort.

462. S'il paraît évident que le suicide s'entende comme le fait de se donner la mort en ayant volontairement recherché celle-ci pour elle-même, certains considèrent pourtant que le fait de se donner la mort serait un moyen pour atteindre une autre finalité. Or, en définissant le suicide de la sorte, celui-ci semble davantage correspondre au sacrifice599. Ce dernier se manifeste en effet par le fait de se donner volontairement la mort ou de l'accepter volontairement pour obtenir un bien qui vaut la préservation de la vie600.

463. Finalement, peu importe les acceptions anciennes du suicide, l'intention de l'individu était toujours prise en compte pour définir le suicide. Le constat est relativement différent avec les conceptions scientifiques contemporaines (2).

2. L'intention comme un critère de principe dans les conceptions scientifiques contemporaines

464. L'intention est consacrée dans le domaine scientifique actuel. Elle constitue « un élément

essentiel de la définition du suicide »601. En effet, un groupe de travail dirigé par le professeur

597 Pour des développements sur ces critiques, v. M. VAN VYVE, « La notion de suicide », loc. cit., p. 610. 598 L. BENDER, Gij zult niet doden, 1938, t. III, cité par M. VAN VYVE, « La notion de suicide », loc. cit.. 599 M. VAN VYVE, « La notion de suicide », loc. cit., p. 611.

600 Ibid, p. 617.

601 A. IONITA et P. COURTET, « Vers une clinique des conduites juridique », in P. COURTET (dir.), Suicides et tentatives

COURTET propose une définition scientifique des conduites suicidaires602. Il résulte de ses travaux que le suicide est caractérisé comme :

« la mort auto-infligée avec une évidence (implicite ou explicite) de l'intention de

mourir […]. Les quatre aspects partagés par toutes les définitions sont : a) la mort ; b) l'agent de l'acte (auto-infligé/fait par soi-même contre soi-même) ; c) l'intention de mourir afin d'obtenir un autre état ; d) la conscience du résultat même s'il est obtenu de façon passive/indirecte »603, sachant que l'intention « est décrite comme le désir ou la

volonté consciente de quitter (ou de s'échapper de la vie que l'on connaît), ou comme l'intensité du désir du patient d'en finir avec sa vie »604.

465. Toutefois, certaines études médicales mettent en évidence la notion d'impulsion605. Dans le domaine médical, le suicide impulsif se distingue du suicide planifié. Si le second postule une intention évidente de l'individu, le premier ne la suppose pas au premier abord. Or, l'impulsion n'est pas antinomique de l'intention. La disposition d'un objet, comme une arme par exemple, par un individu peut effectivement précipiter la conduite suicidaire, d'autant plus que « le suicide se

conçoit en termes de séquences, de processus. Il est le fruit d'une succession d'événements qui rendent plus fragile l'individu »606.

466. Enfin, certains auteurs rejettent, à l'instar de Philippe COURTET lui-même, l'intention comme un critère de définition du suicide. Un individu qui se suicide ou qui tente de se suicider se trouve dans une impasse. De la sorte, il ne saurait disposer d'un consentement libre et éclairé. Son geste n'est en réalité que le fruit d'un processus irrésistible:

« estimer qu'en présence d'une intention, inhérente à la nature même du suicide, il y a

un acte découlant d'une volonté libre et éclairée, est une aberration. Il décrit, sur la base de données neurologiques, le processus suicidaire comme étant exactement le contraire d'un choix, d'un consentement libre et éclairé »607.

602 P. COURTET (dir.), Suicides et tentatives de suicides, op. cit..

603 A. IONITA et P. COURTET, « Vers une clinique des conduites juridique », loc. cit., p. 24. Nous soulignons. 604 Id, p. 24.

605 D'après le professeur P. COURTET, cité par S. JOLY, « L'appréciation de l'intention dans le geste suicidaire lié au travail », R.D.S.S., 2017, p. 360 - 362. Si l'impulsion a également été consacrée par le juge comme nous le verrons, il est intéressant de constater un décalage entre les deux approches.

606 S. JOLY, « L'appréciation de l'intention dans le geste suicidaire lié au travail », loc. cit., p. 361.

B. – La nécessité d'une intention coupable pour qualifier le suicide de faute ?

467. Le jugement de valeur pour caractériser le geste suicidaire est un élément de débat chez les théologiens et, dans une moindre mesure, parmi les scientifiques. Maurice VAN VYVE, qui s'est intéressé à la notion de suicide, tente de régler ces controverses par la question de savoir si toute mort voulue directement est un suicide608.

468. D'emblée, la réponse à cette question paraît aisée. En effet, une telle mort peut être, en-dehors du suicide, un homicide ou un sacrifice. Or, étudiant les différentes approches des théologiens, Maurice VAN VYVE explique que toute mort voulue directement est un suicide selon qu'est retenue une intention coupable. Il constate deux conceptions principales.

En premier lieu, certains auteurs retiennent une acception large qui correspond à l'étymologie du terme suicide. Le jugement de valeur sur le geste suicidaire est indifférent. Le suicide renvoie à la destruction de soi.

En second lieu, d'autres auteurs consacrent au contraire une définition restreinte qui consiste à porter un jugement de valeur en reconnaissant une intention coupable. Le suicide est alors considéré comme une action mauvaise et il se distingue ainsi de la mort voulue directement.

469. Pour Maurice VAN VYVE, la réponse à la question dépend en réalité de l'abstraction du jugement de valeur sur le geste suicidaire. Si aucun jugement de valeur n’est opéré, le suicide est synonyme de mort volontaire. En revanche, procéder à un jugement de valeur revient à distinguer le suicide de la mort volontaire. Maurice VAN VYVE estime alors que, bien que défini de manière équivalente à celle de la mort volontaire, en tant que la mort est voulue c'est-à-dire recherchée à titre de fin ou de moyen, le suicide s'en distingue au sens où il suppose une intention coupable. Est constitutif d'un suicide le geste d'un individu qui consiste à se donner volontairement la mort, alors qu'il s'est reconnu le devoir de rester en vie609.

470. Ces différentes acceptions sont particulièrement complexes et problématiques. En effet, assimiler le suicide à la mort volontaire ne saurait être totalement admis car il est nécessaire de distinguer le suicide et l'homicide. Si la mort est le résultat recherché par les deux comportements, celui-ci n'affecte pas le même individu : soi-même pour le suicide et autrui pour l'homicide. Le suicide et l'homicide ne sauraient être placés sur le même plan moral, certes, mais également juridique.

608 M. VAN VYVE, « La notion de suicide », loc. cit., p. 613 et s.. 609 Ibid, p. 617.

471. Le droit est d'ailleurs imperméable à la dimension morale du suicide. S'il est vrai que, sous l'empire de la morale et de la religion, le suicide a fait l'objet d'une répression pénale610, le droit ne consacre plus, à partir du début du XIXè siècle, une telle sanction du geste suicidaire. Toujours est-il que se suicider peut emporter des conséquences juridiques en droit privé et en droit administratif. En effet, le suicide peut faire obstacle à l'attribution d'indemnité d'assurances-décès611 et à la qualification en accident de travail ou en accident de service et en maladie professionnelle612. Or, la reconnaissance du suicide ne semble pas manifester un jugement de valeur ni un fait générateur en tant que tel. L'appréciation du suicide par le juge administratif met d'autant moins en exergue l'intention et la qualification en faute (II).

II. – L'absence de référence à l'intention et de qualification en fait générateur par le