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Section 1 : Un manquement à des devoirs juridiques avant la production du dommage

I. – La reconnaissance d'un devoir général de prudence ou de diligence de la victime par le juge administratif

1. Le recours à la technique du standard

200. Inspirés du droit romain, les civilistes ont longtemps appelé ce standard le « bon père de

famille », avant de privilégier désormais la « personne raisonnable »140. Il importe de prime abord de le définir (a). Si ce standard de comparaison n’est pas toujours explicitement mis en exergue par le juge administratif, il ne fait pourtant aucun doute. Le juge y fait mention de différentes manières (b).

a) Définition du standard

201. Issu de l'œuvre de GÉNY141 et développé dans les années 1920, le standard est une notion qui est encore fréquemment utilisée, si bien qu'il est devenu une véritable technique juridictionnelle. S'il n'a jamais été contesté que le juge judiciaire y a recours, notamment en droit de la responsabilité civile à travers le « bon père de famille » et désormais la « personne raisonnable », Roger LATOURNERIE a par exemple considéré que le standard était étranger au droit public142. Pourtant, le recours à cette technique par le juge administratif « correspond à la démarche la plus élémentaire

de l'esprit qui, pour apprécier telle attitude qu'on lui soumet a naturellement tendance à comparer avec ce qui lui paraît être le comportement commun »143. C'est, du reste, la première ébauche réelle de définition du standard, telle que l'a proposée l'école de Lyon, avec notamment LAMBERT, en reprenant l'analyse de POUND. Selon le doyen de Harvard, le standard est en effet présenté comme « une mesure moyenne de conduite sociale correcte »144. Le professeur Yves GAUDEMET retient une

140 Loi n°2014-873 du 4 août 2014, pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes. 141 F. GÉNY, Science et techniques en droit privé positif, op. cit..

142 R. LATOURNERIE, « Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d’État », in Livre jubilaire du Conseil d’État, Sirey, 1952, p. 177.

143 Y. GAUDEMET, Les méthodes du juge administratif, L.G.D.J. - Lextenso Éd., coll. « Anthologie du droit », 2014, p. 48. L'utilisation de la technique du standard par le juge administratif a d'autant plus été démontrée par Stéphane RIALS dans sa thèse Le juge administratif français et la technique du standard, op. cit..

définition équivalente en considérant les standards « comme des pôles de références construits

autour d'un comportement moyen »145.

202. Stéphane RIALS retient également la même acception, même s'il apporte des précisions importantes. Contestant les définitions classiques du standard par les approches soit matérielle, soit organique ou encore formelle146, il estime que l'acception du standard doit être recherchée par la combinaison de différentes conceptions fonctionnelles avec les approches classiques reconsidérées. Identifiant trois définitions fonctionnelles147, Stéphane RIALS démontre leur concours à la triple nécessité de la clarté de la notion de standard, laquelle permet au juge de rendre acceptable ses décisions de justice dans le silence des textes en faisant œuvre de persuasion148. Si les approches fonctionnelles ne permettent pas de donner une définition précise du standard, elles constituent toutefois « un instrument qui permet de reconsidérer d'un œil neuf les définitions

traditionnelles »149.

203. Combinées avec les approches classiques reconsidérées, elles révèlent une acception précise de la notion de standard. La conception fonctionnelle - matérielle permet de mettre en exergue le standard par l'idée de normalité150. À ce titre, le standard est un « pur instrument de mesure des

comportements et des situations en termes de normalité »151. Il est un étalon. La mention de la normalité est importante car, comme l'explique Stéphane RIALS, considérer le standard comme un simple instrument de mesure est insuffisant à un double égard. La règle juridique se définit de la sorte. Elle « guide la main qui trace le trait et permet de mesurer celui-ci »152. Mais si « toute

qualification implique la mesure […] toute qualification n'implique pas la mise en œuvre d'un standard »153.

145 Y. GAUDEMET, Les méthodes du juge administratif, op. cit., p. 47.

146 Sur les définitions, v. S. RIALS, Le juge administratif et la technique du standard. Essai sur le traitement

juridictionnel de l'idée de normalité, op. cit., p. 15 - 49.

147 Sur les définitions, v. ibid, p. 55 -60. Il distingue en effet le standard comme technique de délégation ou de réservation du pouvoir, comme technique rhétorique et comme technique de régularisation du droit.

148 S. RIALS, Le juge administratif et la technique du standard. Essai sur le traitement juridictionnel de l'idée de

normalité, op. cit., p. 61, pt. 71.

149 Ibid, p. 50, pt. 52.

150 Sachant que celle-ci est ambiguë. La jurisprudence n'a pas pris clairement position entre la conception descriptive, qui consiste, selon S. RIALS, ibid, p. 76, pt. 81, à ramener « le standard à la pure et simple idée de moyenne des

conduites tenues effectivement par les justiciables » et l'approche dogmatique selon laquelle ce qui se fait n'est pas

forcément ce qui doit se faire.

151 S. RIALS, Le juge administratif et la technique du standard. Essai sur le traitement juridictionnel de l'idée de

normalité, op. cit.,p. 72.

152 Ibid, p. 73, pt. 77.

204. Or, le standard a vocation à être associé à des concepts variés qui doivent être nommés standards. « Par exemple, le standard de prudence pour une activité donnée est la mesure de la

prudence normalement requise pour cette activité »154. De la sorte, distinguant deux types de standards inclusifs, il considère la faute et l'imprudence, la négligence, l'inattention et la diligence comme tels. Plus précisément, elles sont constituées « par des termes dont le contenu est plus riche. [Elles] sont étalonné[e]s en terme de normalité, mais qui n'ont pas vocation eux-mêmes à devenir

des étalons à multiples applications »155.

205. Par ailleurs, la conception fonctionnelle associée aux approches organique et formelle permet de rendre compte du rôle et de la méthode du juge dans l'élaboration du standard. En effet, le juge semble être véritablement à l'initiative des standards. Stéphane RIALS démontre à cet égard que les standards textuels sont souvent de simples codifications de standards jurisprudentiels, d'une part, et que le juge n'hésite pas à transformer les prescriptions textuelles en standards formels, d'autre part156.

206. En confrontant cette analyse succincte du standard avec la méthode juridictionnelle d'appréciation du manquement au devoir général de prudence ou de diligence, nous pouvons considérer que le juge se réfère indéniablement à des standards qui sont étalonnés en terme de normalité. Les différentes manifestations du devoir général de prudence ou de diligence que nous avons identifiées le révèlent157. Pour apprécier le comportement normal, manifesté par ces différents standards, nous allons voir que le juge administratif se réfère à un type général et abstrait d'acteur de comportement, lequel aurait eu l'attitude normale dans une situation précise. C'est la raison pour laquelle nous utilisons le terme « standard » pour qualifier cette personne raisonnable ou normale. Plus précisément, le juge administratif se réfère à un standard général et abstrait du sujet de droit normal par l'intermédiaire de standards qui permettent de déterminer le comportement normal attendu, à l'instar de la prudence ou de la diligence, …

154 S. RIALS, Le juge administratif et la technique du standard. Essai sur le traitement juridictionnel de l'idée de

normalité, op. cit., p. 73, pt. 77.

155 Ibid, p. 78, pt. 82. Par opposition, les autres standards inclusifs, dits primaires, sont constitués « par des termes qui sont de purs instruments de mesure, de purs étalons, eux-mêmes étalonnés en termes de normalité. Comme purs instruments de mesure, ils sont susceptibles, dans la jurisprudence, de recevoir des affectations variées, très proches en cela des standards substituables », ibid, p. 77-78, pt. 82.

156 Ibid, p. 109 - 120.

b) Des références diverses au standard

207. S'il a donc recours à la technique du standard en identifiant la personne raisonnable, le juge administratif s'y réfère de manière diverse dans ses décisions de justice. En effet, l'étude de la jurisprudence administrative met en lumière une utilisation des standards explicite (α) et implicite (β). Cette référence au standard est d'autant plus remarquable dans la mesure où elle met parfaitement en exergue la dimension subjective de la méthode d'appréciation in abstracto.

α) Référence explicite au standard

208. Le juge administratif se réfère explicitement à un standard, certes de manière résiduelle. Par exemple, il a reconnu le standard du professionnel idéal en appréciant le comportement de la victime « en sa qualité de professionnel »158 ou en considérant celle-ci comme un professionnel159. Il a également consacré le standard du conducteur idéal en imposant un « devoir de prudence qui

s'impose à tout conducteur »160 ou en considérant que l'octroi d'un permis de conduire « ne dispense

pas chaque conducteur de s'assurer qu'il est bien en mesure de respecter les obligations » qui sont

les siennes161. De même, il a découvert le standard du « piéton normalement attentif »162 ou enfin le standard du sportif idéal en se référant à un « surfeur expérimenté »163, à « tout pilote

expérimenté »164 ou à un cycliste en compétition165. Ce dernier exemple a ceci de remarquable qu'il démontre qu'une qualité générale, à l'instar de celle de sportif, peut se décliner en différentes manifestations : surfeur, pilote, cycliste, … Si, en tant que sportif, un acteur de comportement se doit d'autant plus de faire preuve de prudence ou de diligence par rapport à un autre qui n'est pas sportif, le degré de prudence ou de diligence n'est pas identique selon le sport pratiqué.

158 Par ex., v. C.A.A., Nantes, 21 juillet 2014, M. A. c./ Commune de Saint-Michel-en-Grève, n°12NT02416 : « qu'en

outre, l'intéressé, qui exerçait au demeurant la profession de vétérinaire, se livrait régulièrement à l'équitation sur cette plage et, ainsi, connaissait les lieux ». Nous soulignons ; C.E., 7 mai 2007, Société immobilière de la banque de Bilbao et de Viscaya d'Ilbarritz, n°282311, précité : « en sa qualité de professionnelle de l'immobilier » ; C.E.,

16 novembre 1998, M. Sille, n°175142 : « en sa qualité de professionnel de l'immobilier ».

Contra, v. C.A.A., Douai, 2 février 2012, n°10DA01448, à propos des victimes qui « n'ont pas la qualité de professionnel du bâtiment ».

159 Par ex., v. C.A.A., Marseille, 19 septembre 2013, DA, n°11MA01891 : « Considérant que M.A..., électricien

professionnel, […]. Nous soulignons ; C.A.A., Paris, 10 juin 2010, Caisse des écoles de Choisy-le-roi et commune de Choisy-le-roi, n°08PA03350, précité : « Considérant que la Société Surcouf est un professionnel averti, ayant l'usage des pratiques de la commande publique […] ». Nous soulignons.

160 C.A.A., Paris, 24 septembre 1996, G.M.F., n°94PA01895, précité. 161 C.E., 13 juillet 2016, Société Avanssur IARD, n°387496, précité.

162 C.A.A., Lyon, 21 avril 2011, Commune de Crolles, n°10LY00464, précité.

163 C.E., 22 novembre 2019, n°422655 ; J.C.P. A., févr. 2020, n°5, 2035, comm. H. PAULIAT. 164 C.A.A., Lyon, 27 septembre 2012, Caisse suisse de compensation, n°11LY00943, précité.

165 C.E., 11 mai 1977, M. Beauvieux, n°02224, Rec., p. 213, précité : « Considérant que loin de le dispenser de faire

preuve d'attention, le fait pour le sieur Beauvieux de participer à une course cycliste l'obligeait au contraire à accorder une attention particulière aux difficultés propres au parcours ».

209. La référence explicite à la qualité personnelle de la victime ne peut ainsi révéler qu'une dimension subjective du standard. S'il est évident que le juge administratif se réfère à un modèle abstrait de victime prudente ou diligente, il adapte celui-ci aux circonstances de l'espèce. Il va de soi qu'une victime profane ne peut être comparée dans les mêmes termes avec une victime professionnelle ou sportive. Les qualités de professionnel et de sportif supposent des aptitudes qui ne sauraient être exigées à l'encontre d'un profane166.

β) Référence implicite au standard

210. Si le juge administratif ne met pas en exergue le standard avec évidence, le recours ne saurait toutefois être nié. Deux indices permettent en effet de relever le standard dans la jurisprudence administrative.

211. En premier lieu, l'identification d'un écart de conduite de la victime. De fait, le juge administratif considère que la victime « ne pouvait ignorer les risques », qu’elle n'a pas agi comme elle aurait dû167, alors qu'il était possible d'agir168 ou qu'elle était en mesure169 d'agir, ou encore que les circonstances auraient dû l'inciter à ne pas agir de la sorte170, qu'il lui appartenait d'agir d'une certaine manière171, qu'elle a manqué de maîtrise172, … La comparaison du comportement de la victime avec celui de la personne raisonnable ne laisse ainsi aucune place au doute. Certes, le juge administratif précise rarement de manière positive le devoir attendu. Mais la mise en exergue de l'écart de conduite de la victime permet d'identifier en négatif le devoir de comportement exigé et, partant, le comportement raisonnable.

212. En second lieu, la référence au standard est révélée par la prise en compte des circonstances concrètes de l'espèce. En effet, si par la consécration du devoir attendu et la reconnaissance de l'écart de conduite de la victime le juge administratif se fonde sur un standard général et abstrait, encore faut-il précisément identifier le type de standard. Or, dès lors qu'il soulève la qualité personnelle de la victime et qu'il prend en compte les circonstances de temps et de lieu, le juge administratif place le standard dans le même contexte que celui dans lequel se trouve la victime.

166 Sur la prise en compte de circonstances, v. infra nos développements aux pt. 220 - 230.

167 Par ex., v. les arrêts précités C.E., 2 octobre 2002, Ministre de l'Équipement …, n°232720 ; C.E., 21 novembre 2001, Département des Vosges, n°182791 ; C.A.A., Bordeaux, 8 avril 1993, Mme. Desfougère, n°91BX00268. 168 C.A.A., Lyon, 21 avril 2011, Commune de Crolles, n°10LY00464, précité.

169 C.A.A., Bordeaux, 19 novembre 1991, M. Gonzales, n°89BX01946, précité. 170 C.A.A., Paris, 10 octobre 2001, Ludot, n°00PA02124, précité.

171 C.A.A., Nancy, 12 décembre 1991, Ministre de l'Équipement c./ Époux Delobette, n°89NC01363, précité. 172 C.A.A., Paris, 10 octobre 2001, Ludot, n°00PA02124, précité.

Aussi, en précisant que celle-ci est un professionnel173, un propriétaire174, un pétitionnaire175, …, le juge administratif érige de la sorte un standard général.

213. Toutefois, il ne rattache pas précisément à ces qualités le devoir de comportement attendu. Il est en effet différent, en termes de motivation, de reconnaître le devoir et/ou l'écart de conduite en se fondant précisément sur la qualité de la victime, d'un côté, et en évoquant simplement cette qualité, de l'autre. Lorsqu'il se réfère explicitement au standard du conducteur idéal par exemple, le juge estime que tout conducteur doit faire preuve de prudence. À défaut de mention explicite en revanche, il peut simplement considérer que la victime conductrice a manqué de prudence sans préciser expressément qu'il incombe à tout conducteur d'agir prudemment. Toutefois, il va de soi que le juge érige de la sorte le standard du conducteur idéal. Toujours est-il qu'il ne le mentionne pas explicitement.

214. Aussi, en se référant à un standard explicite ou implicite, le juge administratif ne procède pas à une appréciation purement abstraite. Il compare en effet le comportement de la victime avec celui du standard général et abstrait placé dans les mêmes circonstances (2).

2. La comparaison avec un standard placé dans les mêmes circonstances que celles de la