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2. Des agences administratives ?

2.4 Une autonomie accrue ?

Le développement du système municipal rend compte de l’ascendant des législatures provinciales sur les municipalités. Comme le mentionne l’introduction de la thèse, leur pouvoir exclusif dans ce domaine a d’ailleurs été confirmé par les tribunaux, dans des jugements défavorables aux municipalités qui ont contesté le droit des provinces développer et de mettre en œuvre de telles politiques sans leur aval. Néanmoins, certaines analyses relatent l’amorce d’un virage vers l’attribution d’une plus grande autonomie aux municipalités (Graham, Phillips et al. 1998, 176-177 ; Levi et Valverde 2006 ; Young 2009, 490). Ce changement apparaît notamment sous la forme de nouvelles législations municipales, votées durant les années quatre- vingt-dix, qui semblent s’inscrire en rupture avec la doctrine restrictive des pouvoirs prescrits, au profit d’une approche plus permissive.

L’origine de ce changement peut être retrouvée dans le rapport présenté en 1977 par l’ancien premier ministre de l’Ontario John Robarts, qui portait sur le fonctionnement de la structure de gouvernement métropolitain en place à Toronto (Graham, Phillips et al. 1988, 176). Dans son document, l’ancien élu recommande la réduction du contrôle qu’exerçait la province sur ses municipalités en leur octroyant des pouvoirs et des responsabilités plus étendus, plutôt que de dicter dans les lois provinciales les actions précises qu’elles peuvent ou qu’elles doivent poser dans tel ou tel champ d’intervention. Ces conclusions ont été ignorées par le gouvernement provincial en place à l’époque. Or, comme le souligne Katherine A. Graham et ses

48 Comme le mentionne d’ailleurs Andrew Sancton : « Socio-economic elites in Canada have traditionally

expected their provincial and municipal governments to look after the well-being of their cities. To the extent that municipalites do not perform as required, they expect the provincial government to intervene, either by doing the job themselves or by forcing the municipalities to behave differently, sometimes by creating new and powerful regional institutions ». (2001, 553)

collaborateurs, les propos de Robarts semblent avoir pavé la voie vers la rédaction de nouvelles lois municipales durant la dernière décennie du vingtième siècle. En 1994, une nouvelle Loi sur les gouvernements locaux entrait en vigueur en Alberta49. Cette mesure définissait tout d’abord les municipalités dans des termes qui rappellent les premières lois municipales canadiennes, c’est-à-dire des corps politiques dont le mandat consiste à procurer un « bon gouvernement », ainsi que « des services, des infrastructures et toute autre chose » que le conseil juge « nécessaires » ou « désirables » pour la municipalité, et finalement à développer des communautés « sécuritaires » et « viables50 ». Ensuite, plutôt que de prescrire les multiples pouvoirs que les municipalités pouvaient exercer et les modalités très précises en vertu desquelles elles devaient exécuter leurs fonctions, la législation albertaine délimitait différentes « sphères juridictionnelles » (spheres of jurisdiction). Le gouvernement provincial déléguait donc aux corporations municipales une autorité générale, à l’aide de laquelle elles pourraient désormais réguler les activités qui se déroulent dans ces secteurs d’intervention51. Edward C. Lesage et Melville L. McMillan notent ainsi que la loi reconnaît implicitement les municipalités comme des « ordres de gouvernement » (2008, 396). Cela dit, ils poursuivent leur description de la législation albertaine en rappelant qu’elle fixe également plusieurs limites aux pouvoirs que peuvent exercer les municipalités52. Par exemple, ces dernières ne sont pas autorisées à réglementer l’exploitation minière ou pétrolière, à acquérir de la propriété située à l’extérieur des frontières de la municipalité, ni à contrôler les compagnies incorporées, de même que la vente et l’usage des armes à feu. De plus, elle détermine les normes en vertu desquelles les municipalités peuvent être créées, ainsi que les règles qui encadrent le fonctionnement des conseils municipaux, la participation du public à la gestion des affaires locales, l’administration

49 Comme l’indiquent Lesage et McMillan au sujet de la loi de 1994, « this legislation is of note in that it

recognizes municipal government as an order of government without especially saying so ». (2009, 396)

50 « s. 3 The purposes of a municipality are : (a) to provide good government; (b) to provide services facilities and

other things, that in the opinion of the council, are necessacy for all or part of the municipality, and; (c) to develop safe and viable communities ». (Alberta Municipal Government Act s. 3)

51 La loi définit les neuf « sphères » suivantes : 1) la sécurité, la santé et le bien-être de la population, de même

que la protection de la population et de la propriété ; 2) la population, les activités et les choses situées dans l’espace public, ou dans un espace accessible au public ; 3) les nuisances ; 4) le transport et les systèmes de transport ; 5) le commerce, les activités commerciales et les personnes engagées dans le commerce ; 6) les services offerts par la municipalité, ou au nom de la municipalité ; 7) les biens et les infrastructures publiques (utilities) ; 8) les animaux sauvages et domestiques, et les activités qui s’y rapportent ; 9) l’application des règlements municipaux. (Alberta Municipal Government Act, s. 6).

des finances, l’évaluation foncière et l’application des règles de zonage. Pour les auteurs de la Loi, remarquent Lesage et McMillan, toutes ces dispositions devaient être clairement définies, parce que cette dernière se présentait sous les traits d’une constitution sur laquelle les municipalités de la province étaient fondées (2008, 396). Ces mesures s’avéraient indispensables afin de préserver l’intérêt du public et de l’éduquer en matière de gouvernance municipale. Le maintien de ces dispositions dans la Loi fait dire à Lesage que malgré l’avènement des « sphères juridictionnelles », la règle de Dillon se portait toujours très bien au Canada (2003, 77).

Au cours de la décennie suivante, plusieurs provinces et territoires ont emboîté le pas à l’Alberta. La Colombie-Britannique, la Nouvelle-Écosse, la Saskatchewan, le Québec, le Yukon et l’Ontario ont tous apporté des changements analogues à leurs lois municipales. À l’image de l’Alberta, si les nouvelles législations déterminent des sphères d’intervention à l’intérieur desquelles les municipalités disposent de pouvoirs élargis, elles comprennent toutes plusieurs exceptions, qui viennent finalement limiter la portée de ces transformations. Faisant écho à la conclusion de Lesage, Levi et Valverde observent dans leur étude des réformes apportées par la législature ontarienne à sa Loi municipale que de tels changements n’ont pas tout à fait entraîné l’abandon de l’approche des pouvoirs prescrits53. Au contraire, les nouvelles moutures apparaissent davantage sous l’aspect d’amalgames mélangeant des « logiques légales » différentes, voire opposées. D’un côté, elles cèdent aux municipalités des pouvoirs réglementaires accrus, alors que de l’autre, elles continuent de s’immiscer dans la gestion quotidienne de leurs propres affaires.

53 Dans leur article, Levi et Valverde recensent une série de dispositions légales visant précisément à limiter la

capacité d’intervention ou de régulation des municipalités dans les sphères à l’intérieur desquelles la Loi ontarienne de 2001 doit pourtant accorder des pouvoirs plus étendus (2006, 429-439). Ils notent entre autres que la loi ne définit ni la protection de la santé, de la sécurité et du bien-être des citoyens, ni la régulation des nuisances, ni la protection de l’environnement, comme des « sphères ». Ces trois champs d’intervention figurent plutôt comme des sections de la Loi, qui prescrivent des modalités particulières d’exercice des pouvoirs municipaux. En plus des exceptions comparables à celles prévues par la Loi albertaine, elle oblige aussi les municipalités à justifier précisément les frais demandés aux citoyens et aux entreprises lorsqu’elles délivrent des permis, en leur interdisant d’accroître leurs revenus de cette façon, en plus de limiter leur pouvoir d’imposer des amendes à certaines activités spécifiques et d’énoncer une série de prescriptions relatives à la réglementation des nuisances.

La coexistence de ces deux logiques au sein des lois municipales rénovées est d’ailleurs perceptible dans les jugements des tribunaux rendus dans le cadre des litiges qui ont opposé les gouvernements locaux aux paliers supérieurs de gouvernement ou aux entreprises privées. Les jugements East York c. Ontario 1997, ou Westmount c. Québec (2001), confirment les pouvoirs exclusifs des provinces en matière d’institutions municipales. Ces dernières peuvent ainsi s’immiscer comme elles l’entendent dans la gestion des affaires municipales, en réglementant le fonctionnement des corporations locales ou régionales jusque dans leurs moindres détails. Simultanément, d’autres décisions sont venues conférer à l’approche des « sphères juridictionnelles » une certaine assise légale, qui se traduit par une reconnaissance limitée du principe de l’autonomie locale par les cours canadiennes. Une telle avancée doit d’abord être attribuée au raisonnement développé par la juge L’Heureux-Dubé de la Cour suprême du Canada, dans Spraytech c. Hudson (2000)54. Ce jugement confirmait effectivement le droit de la petite municipalité de la banlieue montréalaise d’interdire l’usage d’un pesticide commercialisé par le plaignant, même s’il ne figurait pas sur la liste des substances proscrites par les autorités réglementaires provinciale et fédérale. S’exprimant au nom de la Cour, la juge expliquait que l’interdiction générale d’utiliser des pesticides aurait certainement été déclarée ultra vires. Or, l’ajout d’un produit à la liste des substances proscrites relevait dans ce cas-ci de l’application du principe de précaution. Dès lors, le règlement ne contredisait pas les objectifs poursuivis par les lois provinciales et fédérales, mais cherchait plutôt à les compléter, de façon à protéger la santé et le bien-être des habitants de la municipalité. Elle renchérissait en affirmant que la Cour reconnaissait :

« […] que les tribunaux doivent respecter la responsabilité qu’ont les conseillers municipaux élus de servir leurs électeurs et de prendre garde de substituer à l’opinion de ces conseils leur propre avis quant à ce qui est dans le meilleur intérêt des citoyens. À moins qu’il ne soit clairement démontré qu’une municipalité a excédé ses pouvoirs en prenant une décision donnée, les tribunaux ne devraient pas conclure qu’il en est ainsi. […] Quelles que soient les règles d’interprétation appliquées, elles ne doivent pas servir à usurper le rôle légitime de représentants de la collectivité que jouent les conseils municipaux ». (Spraytech

c. Hudson 2000)

54 Pour une analyse détaillée de l’interprétation du principe de subsidiarité par la Cour suprême du Canada durant

L’influence du raisonnement présenté par la Cour suprême dans Spraytech s’est fait sentir quelques années plus tard, dans une décision où elle devait interpréter les dispositions de la Loi sur les gouvernements locaux de l’Alberta55. En raison de la portée générale des « sphères juridictionnelles » qu’elle traçait, la nouvelle législation ne spécifiait plus que les municipalités étaient investies de pouvoirs les autorisant à réguler l’industrie du taxi. Des entrepreneurs en ont alors profité pour contester le moratoire imposé par la Ville de Calgary à l’octroi de permis de taxi à des entreprises qui n’en possédaient pas déjà. Les plaignants alléguaient que ce règlement municipal devait être déclaré ultra vires par le tribunal. Alors que le juge de première instance confirmait la légalité du système de régulation des permis de taxi en vertu de la Loi sur les gouvernements locaux, le tribunal d’appel affirmait au contraire qu’il dérogeait au principe des pouvoirs prescrits. La cause a été portée devant la Cour suprême par la municipalité. Dans son jugement, le plus haut tribunal du pays reconnaissait que la loi albertaine visait à étendre les pouvoirs des municipalités dans les sphères qu’elle définissait, plutôt qu’à les restreindre. Dès lors, en l’absence d’interdictions énoncées dans les lois qui gouvernent leurs activités, les municipalités pouvaient librement exercer leurs pouvoirs réglementaires dans les sphères qui leur étaient assignées.

Ces jugements confirment que les tribunaux ne considèrent pas systématiquement les municipalités comme des agences intégrées à l’appareil bureaucratique dirigé par les cabinets provinciaux, contrairement à ce qu’allèguent des penseurs politiques ou des juristes dans des analyses aux fortes tonalités critiques. Ces décisions les dépeignent plutôt sous les traits de corps politiques dotés d’un statut « quasi constitutionnel » (Cameron 1980 ; Feldman et Graham 1979 ; Graham, Phillips et al. 1998, 173) ; ces corps politiques démocratiquement élus disposent effectivement d’une autonomie leur permettant d’édicter et d’appliquer leurs propres règlements dans certaines « sphères juridictionnelles », à l’intérieur des frontières du territoire placé sous leur responsabilité. Cependant, cette autonomie n’est jamais envisagée par les tribunaux comme un principe au fondement de la constitution canadienne. Elle est reconnue par

55 United Taxi Drivers of Southern Alberta c. Calgary fait l’objet d’une analyse plus détaillée par Lesage (2005)

la Cour suprême puisqu’elle interprète des lois provinciales qui y consentent. À ce jour, ces mêmes lois n’ont pas abandonné complètement l’approche des pouvoirs prescrits. Ces dispositions permettent donc toujours aux provinces d’exercer un contrôle important sur les actions des municipalités. De surcroît, les réformes des systèmes de gouvernement métropolitain survenues durant la seconde moitié du vingtième siècle rappellent qu’en dépit de ces signes de changements, les municipalités demeurent des corps politiques assujettis à l’autorité des législatures provinciales lorsqu’il s’agit d’apporter des modifications à leur structure institutionnelle ou à l’étendue leurs frontières. La transformation des rapports entre les municipalités et les provinces, tels qu’ils se sont développés au cours du vingtième siècle, démontre ainsi que l’esprit des nombreuses lois qui encadrent l’exercice du pouvoir municipal peut changer avec le temps. Elles sont parfois plus permissives, parfois plus restrictives. Or, ces contingences ne sauraient faire ombrage à la persistance d’une pratique qui paraît avoir résisté à l’ensemble de ces réformes : la délégation de pouvoirs à des corporations locales dont les dirigeants sont élus par les habitants du territoire dans lequel elles sont instituées.