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3. Les limites de la volonté

3.2 Un troisième ordre de gouvernement ?

La subordination des municipalités à l’autorité des provinces, reflétée par le droit canadien, a été contestée dans le cadre des négociations « mégaconstitutionnelles » qui se sont déroulées au Canada durant une grande partie de la seconde moitié du vingtième siècle. Comme l’explique Russell (1993), les débats politiques advenus au cours cette période de l’histoire politique canadienne se distinguent des discussions constitutionnelles normales de deux façons complémentaires. Premièrement, ces débats visent à produire un accord définissant « l’identité » et les « principes fondamentaux » d’un corps politique. Ainsi, les négociations ne portent pas simplement sur le bienfondé de réformes visant à adapter certaines normes constitutionnelles aux réalités contemporaines. Deuxièmement, puisque ces débats remettent en question le sentiment que les citoyens ont de leur propre identité politique, ils occupent une place prépondérante dans la vie publique, marginalisant ainsi la plupart des autres problèmes soulevés par la vie collective.

Au cours de ces débats, les représentants des municipalités canadiennes ont notamment revendiqué l’enchâssement constitutionnel du droit des municipalités à l’autonomie gouvernementale. L’adoption d’une telle mesure garantirait l’inclusion des corporations municipales canadiennes dans les débats à propos des politiques publiques susceptibles d’affecter les collectivités locales, ou encore à leur attribuer des pouvoirs définis par la Constitution. Le contexte dans lequel les représentants des municipalités ont formulé leurs demandes invite à comprendre leur initiative comme une démarche visant à faire reconnaître les collectivités locales comme des parties constitutives de la société politique canadienne.

Ces mêmes événements historiques laissent entrevoir un décalage entre la constitution de jure et la constitution de facto. Tandis que les juges ne perçoivent l’existence que de deux paliers de gouvernement au Canada, lorsque le partage des pouvoirs entre les municipalités et

les provinces est contesté, les citoyens et leurs élites politiques en reconnaîtraient plutôt trois. La participation des municipalités aux débats mégaconstitutionnels vient donc remettre en question l’hégémonie présumée de la conception juridique de la municipalité. Un bref rappel des principales revendications formulées par les municipalités au cours de ces décennies, de même que les réactions qu’elles ont suscitées, révèle ainsi que l’identité des municipalités canadiennes ne se réduit pas strictement à la définition formulée par le droit constitutionnel. Dans le contexte des relations intergouvernementales, les élus municipaux ont bel et bien été considérés comme les représentants d’un troisième ordre de gouvernement.

En 1970, un comité spécial conjoint du Sénat et de la Chambre des communes amorçait une consultation publique visant à recueillir l’avis des citoyens à propos de leur constitution. Le comité s’est déplacé dans quarante-sept villes. Près de mille-cinq-cents témoins ont pu s’exprimer à ce sujet lors de rencontres publiques auxquelles plus de treize mille personnes ont assisté. Au terme de l’exercice, en 1972, le sénateur Gildas Molgat et le député Mark MacGuigan, qui coprésidaient le comité, concluaient dans le rapport final que « le peuple souhaitait désormais une nouvelle constitution » (cité par Russell 1993, 93).

La FCM a présenté un mémoire lors des audiences du comité. L’organisation proposait notamment la formalisation des relations tripartites qu’entretenaient les municipalités, les provinces et le gouvernement fédéral. La FCM convenait alors que les municipalités constituaient bel et bien des entités assujetties à l’autorité des législatures provinciales, comme le stipule la Constitution. Elles ne contestaient pas ce statut. Cependant, elles souhaitaient être consultées dans le cadre de l’élaboration des politiques publiques d’envergure provinciales ou nationales, dont l’implantation requérait habituellement leur contribution, sous une forme ou une autre. Elles suggéraient ainsi d’enchâsser dans la constitution les règles encadrant la tenue des conférences fédérales-provinciales-municipales. Dès lors, elles « auraient désormais le droit d’être consultées et de se faire entendre, droit qui serait officiellement reconnu et non plus laissé au bon vouloir des provinces […] » (FCM 1971, 11, cité par Dewig, Young et Tolley 2006, 8).

Ces revendications ont été formulées à un moment où le gouvernement fédéral s’imposait lui aussi comme un intervenant incontournable dans les affaires de gestion des

collectivités locales64. Des amendements apportés à la Loi nationale sur le logement au cours des années cinquante et soixante l’autorisaient effectivement à financer, par l’intermédiaire de la SCHL, jusqu’à cinquante pour cent des coûts engendrés par des projets de développement. Les sommes investies subventionnaient entre autres l’élaboration de plans d’aménagement, l’acquisition de propriété immobilière ou la production de biens et de services municipaux. Ces modifications législatives permettaient également au gouvernement fédéral de consentir des prêts aux provinces et aux municipalités qui couvriraient jusqu’aux deux tiers des frais engagés par la réalisation des projets.

Les modalités de financement du développement urbain accordaient un pouvoir important aux provinces. En effet, la participation directe des municipalités au programme de la SCHL était conditionnelle à l’adoption d’une loi provinciale les autorisant formellement à y présenter des demandes, puisque le logement relevait de l’autorité de la législature. Cette disposition constitutionnelle s’ajoutait d’ailleurs aux autres mécanismes d’encadrement des pouvoirs municipaux dont s’étaient dotés les gouvernements provinciaux au cours des décennies précédentes. Elle leur permettait ainsi d’exercer un contrôle important sur le développement du territoire provincial dans son ensemble, en s’interposant entre les municipalités et l’agence fédérale.

L’échec de la Charte de Victoria a reporté de près d’une décennie tout projet d’amendement à la loi constitutionnelle du Canada (Russell 2004a, 92). En dépit de ce revers, le gouvernement fédéral s’est toutefois efforcé de répondre, autant que faire se peut, aux demandes des municipalités, en créant un ministère d’État dédié exclusivement aux affaires urbaines (Graham et Feldman 1979 ; Oberlander et Fallick 1987 ; Spicer 2011). Le mandat confié au titulaire de ce poste consistait tout d’abord à superviser les activités de la SCHL. Il était ensuite chargé de planifier et de coordonner les différentes politiques fédérales qui affectaient la vie des collectivités locales du pays. Finalement, il s’était vu attribuer la tâche

64 Pour un aperçu global des interventions fédérales dans la sphère du logement et du développement urbain au

d’établir un système de coopération trilatéral entre le gouvernement fédéral, les provinces et les municipalités, qui faciliterait l’harmonisation des objectifs poursuivis par ces trois paliers.

Si les provinces ont délégué des représentants aux rencontres tripartites organisées par le ministre d’État à partir de 1972, elles ont toujours considéré l’initiative fédérale avec appréhension. D’un côté, cette démarche semblait faciliter l’intervention du fédéral dans les champs de compétence que leur réservait la Constitution. De l’autre, la démarche reconnaissait les municipalités comme des ordres de gouvernement de facto. À terme, elle risquait de réduire les pouvoirs exclusifs que la constitution de jure accordait aux législatures provinciales en matière d’institutions municipales (Andrew 1995 ; Feldman et Graham 1979 ; Oberlander et Fallick 1987 ; Spicer 2011). Les réserves provinciales à l’égard de la coopération tripartite se sont manifestées au moment de la publication du rapport d’un groupe de travail sur les finances publiques au Canada. Ce groupe avait été créé conjointement par les trois paliers de gouvernement, dans le cadre du système de collaboration piloté par le ministère d’État aux Affaires urbaines. Le document concluait que les pouvoirs fiscaux actuellement consentis par les provinces aux municipalités ne leur permettaient pas de bien remplir leurs fonctions65. Choqués par ce reproche, qui les engageait également à revoir en profondeur la fiscalité municipale, les gouvernements provinciaux ont alors cessé de participer à ce système de coopération. Le durcissement des relations intergouvernementales a finalement conduit au renforcement du pouvoir des gouvernements provinciaux dans le secteur du développement urbain, dans la mesure où ils s’imposaient désormais comme les seuls interlocuteurs du gouvernement fédéral dans ce secteur d’intervention. Une telle position leur permettait ainsi désormais de déterminer les enjeux qu’ils jugeaient prioritaires dans leurs sphères de compétence respectives. Ces difficultés ont finalement conduit à l’abolition du ministère d’État en 1979.

Les revers de la coopération fédérale-provinciale-municipale initiée durant les années soixante-dix ont cependant incité la Fédération à poursuivre sa campagne en faveur de

65 Ce rapport est à l’origine d’un document intitulé Puppets on a Shoestring (1976), dans lequel la Fédération

canadienne des maires et des municipalités dénonce la position de subordination dans laquelle les maintenaient les modalités de financement de leurs activités.

la reconnaissance constitutionnelle des municipalités en tant que palier de gouvernement. Suite à la victoire électorale du Parti québécois en 1976, le gouvernement fédéral créait le Groupe de travail sur l’unité canadienne, dirigé par Jean-Luc Pepin et John Robarts, et dont le principal mandat était de consulter de nouveau les Canadiens à propos d’éventuelles réformes constitutionnelles (Russell 2004a, 100). Dans le mémoire qu’elle présentait à l’occasion de ces audiences, la Fédération réaffirmait la position qu’elle avait défendue au cours de la décennie. Selon ses membres, la nouvelle constitution canadienne devait garantir l’autonomie des municipalités canadiennes (FCMM 1977, cité par Dewig, Young et Tolley 2006, 11).

Durant les audiences d’un autre comité spécial conjoint du Sénat et de la Chambre des communes, créé afin de proposer des solutions à une crise constitutionnelle qui s’était amplifiée, cette fois présidé par le sénateur Harry Hays et le député Serge Joyal, la Fédération réclamait maintenant que la nouvelle Constitution attribue aux municipalités une autorité exclusive dans les affaires d’intérêt local (FCMM 1980 ; cité par Dewig, Young et Tolley 2006, 11). Selon elle, parmi les sphères de compétence qui devaient relever de la compétence municipale, formellement instituée par la nouvelle constitution, se trouvaient le logement, la santé publique, le soutien au revenu, la qualité de l’air, les services d’eau, d’égout et de traitement des eaux usées, la police, la prévention des incendies, la protection de l’environnement et les loisirs. La FCM soutenait encore une fois que cette demande pouvait se concrétiser en accordant aux municipalités un statut officiel dans le cadre des rencontres des premiers ministres. Elle souhaitait également constitutionnaliser leur pouvoir de lever des impôts sur le revenu.

Malgré l’ouverture exprimée par le gouvernement fédéral envers les demandes des municipalités, aucun changement en ce sens ne sera apporté à la loi constitutionnelle66. Quelques années après le rapatriement, Jacques L’Heureux (1985) affirmait que la création constitutionnelle d’un palier municipal s’avérait peu envisageable dans un avenir rapproché, puisque les provinces n’accepteraient tout simplement jamais de leur céder les pouvoirs que

66 Lors de sa présentation au Comité spécial, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau déclarait à ce propos que :

« le gouvernement fédéral estime qu’il serait souhaitable d’examiner la question de savoir si la nouvelle Constitution ne devrait pas reconnaître expressément l’existence et la raison d’être du troisième palier de gouvernement ». (Canada, 1980, cité dans Canada, 2006, 12)

réclamaient les organes du gouvernement local. Comme le concluait explicitement le juriste dans son analyse portant sur le partage des pouvoirs entre les trois paliers de gouvernement au Canada :

« à notre avis, il est irréaliste de penser actuellement que les municipalités puissent être protégées dans la Constitution fédérale. En effet, une telle modification à la Constitution constituerait une modification au partage des pouvoirs et requerrait des résolutions favorables adoptées par la majorité des membres du Sénat, de la Chambre des communes et des assemblées législatives d’au moins les deux tiers des provinces représentant au moins 50 % de toutes les provinces. Or il est impossible que les assemblées législatives d’une telle majorité consentent à cette perte de pouvoir. » (L’Heureux 1985, 229)

Les municipalités sont demeurées en marge des débats entourant l’Accord du lac Meech (Oberlander 1987). Or, lors du Forum des citoyens sur l’avenir du Canada tenu dans la foulée du refus de l’entente en 1990, la question de leur statut au sein d’une nouvelle constitution s’est de nouveau imposée dans les débats. Metro Toronto y a effectivement présenté un mémoire, dans lequel la corporation régionale défendait la nécessité d’attribuer un statut constitutionnel aux gouvernements locaux des principaux centres urbains du pays (Dewig, Young et Tolley 2006, 15). D’après elle, les municipalités implantées dans les grandes régions métropolitaines comme Toronto, Montréal et Vancouver devaient se voir attribuer des pouvoirs leur permettant de financer et d’administrer adéquatement les biens et services essentiels au développement social et économique de ces collectivités locales. La position défendue par les représentants de la corporation torontoise a été relayée par la FCM dans le cadre des audiences du Comité mixte spécial sur le renouvellement du Canada. Encore une fois, les provinces et le gouvernement fédéral ont préféré ignorer ces demandes.

Suite à l’échec des référendums sur l’Accord de Charlottetown en 1992 et sur la sécession du Québec en 1995, les délibérations « mégaconstitutionnelles » étaient de retour au point mort dans la fédération (Russell 2004). Si ces débats n’ont pas abouti aux changements escomptés par les municipalités canadiennes, leur déroulement, ainsi que les développements institutionnels auxquels ils ont donné lieu en parallèle, démontrent que les municipalités ont été reconnues, dans les faits, comme des organisations politiques possédant une identité particulière, différente de celle des provinces et du gouvernement fédéral. En approchant la

constitution canadienne de la perspective des pratiques délibératives qui ont mené à l’adoption de cet accord historique, comme le suggère par exemple James Tully (1995), on constate immédiatement que l’identité d’un corps politique ou d’un groupe n’est pas nécessairement réductible à la définition de son statut qui se trouve dans cette version de la constitution écrite67. Pour le dire dans des termes chers aux juristes et aux politologues, l’identité de facto d’un groupe ne correspond pas toujours exactement à son identité de jure.

La conduite des négociations « mégaconstitutionnelles » suggère en ce sens que les municipalités étaient effectivement considérées par leurs interlocuteurs comme des ordres de gouvernement indépendants. Or le raidissement des relations fédérales-provinciales au fil de ces événements serait finalement venu interrompre le processus de constitutionnalisation de l’autonomie locale engagé au tournant des années soixante-dix. Le défaut de statut constitutionnel défini ne signifie donc pas que les municipalités sont systématiquement considérées, dans les faits, comme des organisations tout à fait intégrées aux « bureaucraties provinciales », comme le pense Warren Magnusson par exemple. Pour le dire dans les mots du philosophe Bernard Williams, ce fait annonce plutôt que les municipalités ont simplement « perdu », pour l’instant, la bataille de la reconnaissance constitutionnelle68. Cet événement n’efface pas pour autant la réalité propre aux débats constitutionnels, lors desquels les élus municipaux sont reconnus comme les représentants d’un « troisième ordre de gouvernement », comme l’écrit L’Heureux (1985, 205).

67 D’après Tully (1995), l’identité politique d’un groupe s’acquiert grâce à la pratique qui consiste à prendre part

à des délibérations publiques dont le principal objectif consiste à formuler des normes de reconnaissance mutuelle entre les groupes rassemblés dans une même société politique. Selon lui, la participation à de tels dialogues constitue un bien en elle-même, qui sous-tend la citoyenneté démocratique, éventuellement formalisée dans des règles constitutionnelles. Or l’octroi de droits à des groupes spécifiques au sein d’une constitution présuppose une telle activité dialogique, dans la mesure où elle permet aux interlocuteurs de se reconnaître comme des entités différentes. Même s’ils n’obtiennent pas gain de cause au terme d’un débat dans lequel ils revendiquent des droits, ces interlocuteurs ont minimalement été reconnus par les autres comme des agents autonomes, c’est-à-dire capables de prendre part aux débats à propos des règles de gouvernance (consulter notamment Tully, 2008).

68 « A very important reason for thinking in the terms of the political is that a political decision – the conclusion

of a political deliberation which brings all sorts of consideration, considerations of principle along with others, to one focus of decision – is that such a decision does not itself announce that the other party was morally wrong or, indeed, wrong at all. What it immediately announces is that they have lost » (Williams, 2005, 13).